Voilà, Siné Hebdo est dans les kiosques. Ce journal saura-t-il tenir ses promesses ? "Pendant que la droite bulldozère, la gauche, pas le PS, la vraie (situationnistes, trotskystes, anarchistes, altermondialistes, et tous les marginaux de mon coeur) se déchire et s'injurie, offrant ainsi un boulevard aux salopards de prédateurs" écrit Siné dans son édito. Son journal espère remédier à cette situation. Mais sur la même page, martin est amère : "Tu veux encore lutter contre ça, Siné ? A quatre-vingts balais, éditer un nouveau journal ? Mais pour quoi faire ? En cinquante ans, on a eu toi, Bosc, Reiser, Hara-Kiri, Charlie Hebdo (le vrai, pas celui de l'éditorialiste de Saint-Germain-des-Prés), Desproges, les Guignols, Groland. Les mentalités ont-elles évolué ? Oui. En pire." Les prochains numéros donneront rapidement des éléments de réponse. Mais force est de constater que la gauche est en totale débâcle. La fin des idéologies et l'avènement de la "nouvelle philosophie" lui ont réglé son compte et n'occupent plus l'espace médiatique que des moralisateurs tout attachés à la défense de l'ordre établi : liquidation de mai 68, disqualification de la gauche assimilée à de l'islamo-gauchisme antisémite, défense systématique des intérêts des USA, etc. Résultat : nous sommes accablés de réalisme bienpensant (non-pensant).
Donc, si jamais on a besoin d'une petite bouffée d'oxygène, un petit flash-back s'impose. Après-guerre, les intellectuels se divisent notamment entre gaullistes (Aron, Malraux), compagnons de route du PCF (Sartre, Aragon) et ceux qui, de gauche, dénonçaient le totalitarisme soviétique tels Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Cornélius Castoriadis et le groupe de Socialisme ou Barbarie, notamment. De ceux-là, j'ai déjà parlé à plusieurs reprises.
Aujourd'hui, c'est au tour de Guy Debord. 1967 : il publie La société du spectacle, après 10 ans de situationnisme. 1968 lui donne raison. Seulement, 68, la solidarité spontanée, l'anarchisme et le situationnisme sont vaincus par le régime. Et l'imposture de la pensée anti-68 (depuis le célèbre livre de Ferry et Renaut, La pensée 68) consiste à voir mai 68 comme la préparation de l'individualisme nihiliste contemporain. Castoriadis, Morin et Lefort (Mai 68, La brèche) montrent bien que c'est là un terrible contresens : est pris pour "pensée 68" le structuralisme pré-68 (mort de l'Homme, mort du sujet, mort de la politique), celui-là même rendu obsolète par 68, et dont les tenants, après 68, tentent de nuancer leurs positions et/ou de prendre leurs distances. Bref, mai 68 a échoué, et Debord adapte son livre au cinéma en 1973.
Ayant pu le voir, je vais en parler rapidement. La marchandise, présentée par la société comme triviale et se comprenant en soi-même, est au contraire, d'après Debord, très complexe, subtile, et impregnée de sens métaphysique. Tout cela est recouvert par l'avènement avec la révolution industrielle de l'économie politique, à la fois "science dominante et science de la domination". Le capitalisme a tout unifié, mais unifie les choses en tant qu'elles sont séparées. Il unifie tout, jusques et y compris sa contradiction officielle : l'insatisfaction elle-même devient une marchandise. Baudrillard dans La société de consommation en vient également à ce genre de conclusion que la société s'équilibre entre la consommation et sa contestation. Critiquer le système revient à en assurer la pérennité en quelque sorte. La tâche critique en est sérieusement compliquée.
Pour revenir au capitalisme qui unifie ce qui est séparé... Les révolutions bourgeoises du XVIIe siècle ont institué un temps officiel irréversible (Kant expliquait déjà que la Révolution Française et la décapitation de Louis XVI marquait la sortie d'un temps cyclique et l'entrée dans un temps linéaire). Ce temps irréversible s'oppose donc à l'ancien temps agraire, cyclique. Mais, le temps irréversible a beau être le temps officiel, il n'en est pas devenu pour autant le temps vécu, le temps du quotidien, celui des masses. Le temps quotidien est resté cyclique, rythmé par les phases de travail, de repos, de vacances tant attendues. Les usagers de ce temps n'ont pas le pouvoir de décision. Donc, finalement, la société n'a pas l'usage du temps irréversible : s'il y a eu une histoire aux XVIIe et XVIIIe siècles, il n'y a plus d'histoire, puisque plus de décision. Le temps irréversible unifié n'est que celui de la comparaison des marchandises, pour le profit des classes dirigeantes, et l'aliénation des travailleurs. On se souvient que Sarkozy prétendait que "l'homme africain (sic) n'est pas assez entré dans l'histoire", le bougre ! Eh bien "l'homme occidental" croit y être entré lui, alors que c'est faux, et rien n'indique que ce ne soit plus glorieux.
Le stalinisme n'a fait que montrer la bureaucratie comme continuation de la domination de l'économie politique par quoi "toute la société devient démente". Alors, un projet révolutionnaire doit avoir à l'esprit qu'on ne saurait combattre l'aliénation sous une forme aliénée, et donc que la théorie révolutionnaire est l'ennemie de l'idéologie révolutionnaire. La théorie ne pourrait qu'amener à conforter le système et la Réaction. Puisque le monde est déjà filmé, il faut le transformer. Castoriadis : pour rester révolutionnaire, il faut abandonner le marxisme. Morin : la révolution doit être permanente. Conclusion de Debord : il faut être prêt à une dizaine de Mai-68, à nombre de défaites, de guerres civiles, pour venir à bout de la société de spectacle. Cher payé... Quelle énergie reste-t-il dans notre société devenue post-industrielle depuis ?
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