Voilà, la politique et l'économique, autre thème central des Carrefours du Labyrinthe de Cornélius Castoriadis. Le troisième (et central) concerne notamment l'histoire des sciences, ce n'est pas moins intéressant mais moins nouveau pour moi puisque cela a fait l'objet de plusieurs volumes de La méthode d'Edgar Morin notamment, dont la réflexion est très proche de celle de Castoriadis. Toujours la même idée : celle que la pensée héritée recouvre et nie la société comme création d'elle-même avec pour conséquence l'impossibilité de penser un projet politique révolutionnaire cohérent. Castoriadis part donc de l'échec de Marx, doit remonter jusqu'aux racines aristotéliciennes de la pensée occidentale, en démontrer la Sagesse initiale (qui n'est pas la marque de fabrique de ses lointains successeurs) et les apories insurmontées (l'incapacité de penser l'institution imaginaire de la société dans le cadre de la logique aristotélicienne). Ce travail permet d'ouvrir le champ des possibles tout en en rendant plus difficile l'accès, car c'est aux racines (radix) qu'il faut s'attaquer, faute de quoi l'ordre que l'on prétend bousculer ne fera que se reproduire : c'est là le signe de la radicalité de la pensée de Castoriadis.
Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous
Ici, Castoriadis reprend la recherche par Marx du « secret » de l’expression de la valeur, qui pense l’avoir trouvé « en vérité » alors qu’Aristote aurait « hésité et renoncé », empêché selon Marx par une « borne historique ». Marx a-t-il raison et a-t-il réussi ? Pour Aristote, l’échange implique l’égalité, qui elle-même implique la commensurabilité. Or, selon lui, il est « impossible en vérité » que des choses dissemblables (une maison et cinq lits) soient commensurables. Marx, en revanche, estime qu’il y a une substance commune qui est le travail humain et qui fonde le rapport d’égalité « en vérité ». Ce serait donc que la société grecque – le travail des esclaves (la borne historique) – empêchait Aristote de voir ce rapport.
Mais, montre Castoriadis, Marx, s’il en donne une version plus élaborée, reproduit le raisonnement de l’économie classique et n’en surmonte pas les apories. Il ramène lui aussi l’altérité des hommes à une simple différence quantitative par le biais d’une substance : le Travail Simple, Abstrait et Socialement Nécessaire. Marx n’étant pas un auteur plat, mais un grand auteur, une antinomie profonde se laisse percer dans sa pensée. En effet, aucune signification de « socialement nécessaire » n’est tenable ; on ne saurait non plus distinguer le travail simple du travail complexe ; ni même réduire le travail effectif à du travail abstrait (que signifierait l’expression : les nerfs et les muscles sont la forme d’apparition du social ?). Ainsi, ce Travail supposé chez Marx tout modifier et se modifier lui-même constamment (moteur de l’Histoire) est pourtant pensé comme Substance/Essence (mots qui font sens dans la philosophie allemande), donc inaltérable. Pris dans cette antinomie, Marx oscille :
- Le capitalisme transforme effectivement les hommes et leurs travaux, hétérogènes, en du Même homogène et mesurable. C’est lui qui fait être pour la première fois le Travail Simple Abstrait
- Il fait enfin apparaître ce qui était là depuis toujours mais caché
- Il donne l’apparence du Même à ce qui est essentiellement hétérogène
- Le capitalisme transforme effectivement les hommes et leurs travaux, hétérogènes, en du Même homogène et mesurable. C’est lui qui fait être pour la première fois le Travail Simple Abstrait
- Il fait enfin apparaître ce qui était là depuis toujours mais caché
- Il donne l’apparence du Même à ce qui est essentiellement hétérogène
Marx en arrive à la conclusion que dans le futur « royaume de la liberté », il y aura un « royaume de la nécessité » qui lui servira de fondement et qui sera la détermination de la valeur. Castoriadis renvoie alors le « reproche » adressé par Marx à Aristote : si Aristote n’a rien vu, c’est parce qu’il n’y avait rien à voir puisque c’est le capitalisme qui institue une (pseudo) homogénéité des individus et de leurs travaux. C’est donc Marx qui est « enchaîné à « l’état particulier » de la société où il vit. »
Castoriadis revient donc à Aristote qui estime que les individus et leurs travaux sont « tout autres et inégaux ». Ils doivent donc être « égalisés » pour qu’il y ait échange et par là société. Cette égalisation est donc l’œuvre de la loi, de l’arbitraire du nomos mais ne saurait rendre « en vérité » les individus égaux : ils le sont « suffisamment quant à l’usage/besoin. » Et cette expression, pour Castoriadis, symbolise la Sagesse d’Aristote, celle qui manquera à Hegel (à Marx).
Aristote « découvre » l’économie sans pourtant s’y intéresser : son propos est la politique et la visée de celle-ci est « ce qui est Beau/bien et juste » mais « à l’égard de la loi seulement, et non à l’égard de la nature. » C’est l’opposition fondamentale nomos/physis. Tous les penseurs radicaux mettent en avant l’arbitraire du nomos contre la physis, ce que l’on retrouve depuis Démocrite dans un courant qu’une philosophie mutilante (dernier exemple : Heidegger) a voulu voir liquidé par Platon et Aristote. Mais justement, loin de la liquider, Aristote reprend cette question : le bien humain suprême est-il nomô ou physei ? Il n’y répond pas, c’est vrai, mais parce qu’il se rend compte de l’aporie à laquelle elle mène.
Il tente néanmoins de penser la politique, la justice : le juste est le légal, dit-il. Alors, la justice est « vertu parfaite » mais la vertu est déterminée par la loi de la cité. Y aurait-il une cité qui serait la meilleure par nature ? « Oui » semble répondre Aristote, bien gêné cependant pour la décrire. Quid de l’égalité ? Elle est « partie » de la justice : une justice partielle traite de l’égal, et par l’égal. Aristote doit alors distinguer justice distributive et justice corrective.
La distributive règle le partage (donner en excluant) qui s’oppose au participable (donner sans exclure). C’est la justice totale qui assure l’accès de chacun au participable (la langue, etc.) et sépare partageable et participable en les instituant : c’est là l’institution première de la société. La justice totale est la politique. Mais ensuite, comment partager le partageable ? Cette attribution est arbitraire, quelconque et on peut la discuter : le nier, c’est nier l’existence de la société et de la politique explique Castoriadis. La question est donc : « quoi à qui selon quels critères ? » Saint-Simon repris par Marx : « à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »
Qu’est-ce qui est préférable, ou plus juste ? C’est là l’enjeu de la discussion de la répartition initiale. Peut-il y avoir rationalité, logos de cette question ? Avec Héraclite, on peut voir le logos comme l’égalité : logos commun, appartenant à tous. Mais cette égalité n’est pas arithmétique, elle est géométrique : proportionnalité de deux rapports. Marx le répètera : l’égalité arithmétique est inégalité comme cela se comprend facilement (il n’est pas égal de donner autant de nourriture à un enfant et à un adulte). Ce faisant, on en revient à la question de la justification de la base de proportionnalité, donc de la mesure des individus et des objets. Marx dit : c’est le Travail. Mais il faudrait déjà, alors, qu’il y ait eu répartition (« celle qui conduit à l’échange de produits de travaux indépendants »). Point aveugle chez Marx.
Aristote explique qu’il faut au préalable la fixation d’une axia (Proto-valeur chez Castoriadis) : pourquoi telle valeur est-elle valeur ? Il y a bel et bien besoin d’un critère auquel se référer pour partager, critère qui établit le juste et l’injuste dans le nomos. Une société commence donc toujours par poser une Proto-valeur à partir de laquelle la paideia (dressage social des individus) agit. Mais Aristote estime qu’il n’y a pas de réponse à la question de la justification de l’axia, qu’il la définisse successivement comme chreia (besoin/usage/utilité) et comme vertu.
Quant à la justice corrective, elle traite des transactions volontaires (contrats) ou non (délits). Ici, l’égalité est arithmétique, sauf pour la première transaction (« l’échange comme constitutif de la société »). Elle traite en effet dans l’universel abstrait : le vol, l’adultère… Cependant, la loi doit s’adapter « aux choses agies », ce qui signifie qu’elle est toujours défaillante, arithmétiquement égale donc inégale (Platon, Marx) et c’est le juge qui doit accomplir la visée du législateur. Aristote appelle cela l’équité, « la justice la meilleure ». Or, cela renverse ce qu’il dit de la justice corrective, nous explique Castoriadis, et alors se dévoile sa radicalité : les transactions au sens usuel sont simplement des modes de la transaction (allagé) constitutive de la société. Castoriadis : « la société présuppose la commensurabilité mais [celle-ci] n’est pas et ne peut pas être « naturelle », elle n’est pas donnée physei. » Elle est donc convention arbitraire du nomos. La société est création d’elle-même. Certes Aristote ne dit pas cela, mais au moins dit-il que la société implique l’altérité des individus. Dès lors, l’échange présuppose la proportionnalité :
maçon / cordonnier ?= maison / x chaussures
Comment comparer ? Avec les coûts de production, d’après l’économie politique moderne. Mais eux-mêmes sont « assemblages hétéroclites d’objets hétérogènes » donc non comparables. Se souvenir d’Aristote : on peut comparer « suffisamment quant au besoin », cela par la monnaie (nomisma… de nomos), sans pour autant qu’on égalise « en vérité » (ce que pense, à tort, Marx). Toutefois, Aristote et Marx, « devant le fait naturel et social de la non-égalité, se sentent saisis par l’exigence de la dépasser, en posant l’égalité, l’un, comme fin de la justice, l’autre, comme fin de la (pré- ?)histoire. »
Dans sa recherche de solution, Marx ne peut rien faire du caractère historique (qu’il n’ignore pas) des besoins humains (la paideia, la justice totale), et le voilà conduit vers une fiction incohérente plutôt qu’un projet politique historique. Pour Aristote, et la pensée grecque, et la pensée occidentale, la limite est cette impossibilité de dire : « soit que tout nomos est physei, soit qu’il n’y a pas de physis du nomos. » Afin de comprendre le social-historique, il y a donc besoin d’une autre logique pour affronter la division ultime physis/nomos.
En effet, l’axia ne peut être antérieure à la constitution de la société qu’elle fonde pourtant : c’est donc qu’elle ne la fonde pas « en vérité », mais qu’elle fonde par la paideia… Cette aporie se retrouve dans Le Capital. La question de l’institution dépasse donc la « théorie » et marque la limite de la pensée héritée.
« Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons libres et égaux dans une société juste et autonome. » alors même qu’on ne pourrait définir ces termes. Rien n’empêche donc de vouloir autre chose, d’instituer la société sur d’autres valeurs. C’est en ce sens, et non à cause d’une prétendue égalité naturelle des hommes, ni de raisonnements théoriques, que Castoriadis soutient l’égalité de revenus pour tous comme institution d’une société autonome, pour détruire la motivation économique, la hiérarchie qu’aucun raisonnement théorique ne saurait justifier.