L’homme qui pense est un nain, l’homme qui rêve est un géant - Hölderlin
Je tiens au point d’interrogation du titre parce qu’il me paraît bien imprudent de prétendre dépeindre une évolution de 40 ans à partir de deux films, tout autant que de réduire Mai 68 à Zabriskie point ou notre temps à Into the wild. Rien d’affirmatif donc, rien de généralisateur non plus, ou plutôt, garder à l’esprit que les généralisations que je fais ici ne sont pas pertinentes et n’échappent pas aux lieux communs, à la mythologie Mai 68 ou encore à la dépression que suscite notre époque. Les éditeurs s’en donnent à cœur joie et c’est une avalanche de publications sur Mai 68 qui nous tombe dessus. A ma connaissance, La brèche, écrit par Claude Lefort, Edgar Morin et Cornelius Castoriadis, n’a pas vu sa réédition programmée : c’est dommage. Je me contenterai pour le moment du Journal de Californie de Morin, et, le moment venu, de ce que pouvaient dire de 68, à l’époque, Raymond Aron d’un côté, les situationnistes, notamment, de l’autre.
Pour l’heure, c’est du côté du cinéma que je me tourne. Into the wild, de Sean Penn, est l’un des gros succès de ce début d’année et les compliments fusent. Un étudiant, brillant, lecteur de Thoreau et Tolstoï, décide de quitter la société pour finalement vivre en communion avec la nature en Alaska. La fuite n’est certes pas un genre nouveau, et c’était le thème de Zabriskie point de Michelangelo Antonioni en 1970. Contrairement à Into the wild, il semble que Zabriskie point n’ait rencontré ni le succès public ni le succès critique, à l’époque, mais il est ressorti en salles en ce début d’année.
Après avoir vu Into the wild, j’étais très partagé. D’un côté, je me sens très concerné par thème de la fuite et la sympathie pour un personnage qui a le courage (et la naïveté) de ses convictions me poussaient à prendre la leçon de plein fouet, et ce même si pour ce qui est de la critique radicale des sociétés humaines et l’idéal de sagesse autarcique naturelle, le chef-d’œuvre (pour le coup, ce n’est pas usurpé) de Kim Ki-Duk (Printemps, été, automne, hiver… et printemps) avait placé la barre bien plus haut. Seulement, le malaise ressenti devant Into the wild en masquait les points positifs. J’avais l’impression de voir avec ce film tout ce que je déteste : grandiloquence de plans faisant craindre à tout moment l’arrivée de la voix de Céline Dion, spectateur pris par la main, sentimentalisme avec le point de vue de la famille, citations toutes faites, etc. Je serais méchant en surnommant ce film L’antisocial pour les nuls, mais enfin, c’est un peu ce que je ressentais. Peu importe, ça reste un film intéressant et je comprends qu’il puisse être passionnant pour certains. Ce n’est pas mon problème. Mais quand Zabriskie point est ressorti, j’ai voulu saisir cette opportunité de comparaison. Que tous les défauts d’Into the wild n’y figurent pas en fait un film choc, pour moi. Que les philosophies, si je me permets cet abus de langage, des deux films – des deux époques – diffèrent sensiblement, c’est là ce qui m’intéresse.
Zabriskie point s’ouvre pourtant par les images d’une caméra filmant les facs françaises en lutte contre le CPE … Non, pardon, je me suis trompé d’époque. Ah ! Eternel retour… Bref. Examinons les différences.
Pourquoi Mark et Daria, héros de Zabriskie point, s’enfuient-ils dans le désert ? C’est à la fois évident et absolument incertain. C’est évident parce que la société qu’ils quittent leur est insupportable, ils ont besoin d’air. C’est totalement incertain parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils y cherchent, je veux dire : ne le savent pas, au fond. Ils ne comprennent pas ce qu’ils font, mais ils le font. La place du rationnel là-dedans est pour le moins limitée. Mark en est porteur encore plus que Daria, d’ailleurs. En revanche, Christopher, dans Into the wild, a lui une idée bien plus précise en tête, ce n’est pas, précisément, un coup de tête, il est au contraire bien préparé, décidé, et déterminé à aller au bout, convaincu par ses lectures, notamment. Sachant que les 3 sont « rebelles », ce renversement dans l’approche est intéressant : alors que la société donnait encore une ligne de conduite, une direction, une logique rationnelle, poussant les étudiants marginaux à rejeter tout cela et agir plus instinctivement, c’est aujourd’hui le contraire puisque dans une société privée de repères, de certitudes, de confiance en l’avenir, le fuyard lui est déterminé, a tracé son chemin à l’avance, et va au bout de sa logique, consciemment et rationnellement. Ça n’empêche pas qu’il connaîtra le même sort que Mark.
Pas tout à fait, d’ailleurs, et c’est un autre point essentiel. Mark est tué par les forces de l’ordre, alors que Christopher est tué par… la nature. Là où, chez Antonioni, la rage contre la société n’en sort que grandie, c’est le contraire chez Penn. Christopher, peut-être, s’est mis à lire Dostoïevski trop tard (on le voit lire Crime et châtiment en cours de route) et aurait du lire Goethe : il aurait alors remarqué que la nature elle-même est cruelle et qu’il n’y a rien qui ne détruise le reste et finisse par se détruire soi-même… ce dont il se rend compte une fois en Alaska, mais trop tard. Cela étant, ça ne rend pas vain son aventure : même s’il se rend compte d’erreurs qu’il a commises, il ne regrette pas et n’a pas à regretter. Mais c’est l’effroi qui prend place alors : quand bien même on parviendrait à se libérer des déterminations sociales, la souffrance et la cruauté restent les mêmes, il n’y a pas d’échappatoire. Il en va tout autrement dans Zabriskie point. Ici, l’ennemi reste : la société. Ici, l’individu garde une arme contre : le fantasme et l’imagination. Cette arme, Antonioni nous en livre les deux visages : créatrice quand Daria et Mark font figure de nouveaux Adam et Eve ; destructrice (et avec quelle violence !) quand Daria fait voler en éclats la société et ses multiples objets. Allez, poussons le bouchon : Zabriskie point contre Into the wild, c’est Don Quichotte contre Sancho Panza. Et je convoque également Arizona Dream d’Emir Kusturica : le poisson ne pense pas, il sait.
Il ne s’agit pas de diviniser Zabriskie point et de laminer Into the wild, de regretter 68 et de pleurer sur 2008. Il s’agit de se ressaisir de cette puissance imaginative, car c’est sur ce terrain que les révoltes radicales, ultra-violentes et poétiques (au sens courant comme au sens de création-poïesis) peuvent se mener. Agir, agir en technicien, agir en connaissance de (liens de) cause (à effet), agir rationnellement et en vue d’un but préétabli… c’est certes un idéal (curieusement) de l’époque, mais c’est faire preuve d’hémiplégie. C’est oublier la question humaine, c’est oublier l’imagination radicale, c’est oublier la nature de l’autonomie individuelle. Sans tomber dans le gouffre opposé, n’est-il pas possible de reconnecter les deux pôles ? N’est-ce pas en ne parvenant pas à connecter ces deux versants que 68 a échoué ? L’imagination au pouvoir … est-ce possible ? Soyons réalistes, demandons l’impossible ?
Je tiens au point d’interrogation du titre parce qu’il me paraît bien imprudent de prétendre dépeindre une évolution de 40 ans à partir de deux films, tout autant que de réduire Mai 68 à Zabriskie point ou notre temps à Into the wild. Rien d’affirmatif donc, rien de généralisateur non plus, ou plutôt, garder à l’esprit que les généralisations que je fais ici ne sont pas pertinentes et n’échappent pas aux lieux communs, à la mythologie Mai 68 ou encore à la dépression que suscite notre époque. Les éditeurs s’en donnent à cœur joie et c’est une avalanche de publications sur Mai 68 qui nous tombe dessus. A ma connaissance, La brèche, écrit par Claude Lefort, Edgar Morin et Cornelius Castoriadis, n’a pas vu sa réédition programmée : c’est dommage. Je me contenterai pour le moment du Journal de Californie de Morin, et, le moment venu, de ce que pouvaient dire de 68, à l’époque, Raymond Aron d’un côté, les situationnistes, notamment, de l’autre.
Pour l’heure, c’est du côté du cinéma que je me tourne. Into the wild, de Sean Penn, est l’un des gros succès de ce début d’année et les compliments fusent. Un étudiant, brillant, lecteur de Thoreau et Tolstoï, décide de quitter la société pour finalement vivre en communion avec la nature en Alaska. La fuite n’est certes pas un genre nouveau, et c’était le thème de Zabriskie point de Michelangelo Antonioni en 1970. Contrairement à Into the wild, il semble que Zabriskie point n’ait rencontré ni le succès public ni le succès critique, à l’époque, mais il est ressorti en salles en ce début d’année.
Après avoir vu Into the wild, j’étais très partagé. D’un côté, je me sens très concerné par thème de la fuite et la sympathie pour un personnage qui a le courage (et la naïveté) de ses convictions me poussaient à prendre la leçon de plein fouet, et ce même si pour ce qui est de la critique radicale des sociétés humaines et l’idéal de sagesse autarcique naturelle, le chef-d’œuvre (pour le coup, ce n’est pas usurpé) de Kim Ki-Duk (Printemps, été, automne, hiver… et printemps) avait placé la barre bien plus haut. Seulement, le malaise ressenti devant Into the wild en masquait les points positifs. J’avais l’impression de voir avec ce film tout ce que je déteste : grandiloquence de plans faisant craindre à tout moment l’arrivée de la voix de Céline Dion, spectateur pris par la main, sentimentalisme avec le point de vue de la famille, citations toutes faites, etc. Je serais méchant en surnommant ce film L’antisocial pour les nuls, mais enfin, c’est un peu ce que je ressentais. Peu importe, ça reste un film intéressant et je comprends qu’il puisse être passionnant pour certains. Ce n’est pas mon problème. Mais quand Zabriskie point est ressorti, j’ai voulu saisir cette opportunité de comparaison. Que tous les défauts d’Into the wild n’y figurent pas en fait un film choc, pour moi. Que les philosophies, si je me permets cet abus de langage, des deux films – des deux époques – diffèrent sensiblement, c’est là ce qui m’intéresse.
Zabriskie point s’ouvre pourtant par les images d’une caméra filmant les facs françaises en lutte contre le CPE … Non, pardon, je me suis trompé d’époque. Ah ! Eternel retour… Bref. Examinons les différences.
Pourquoi Mark et Daria, héros de Zabriskie point, s’enfuient-ils dans le désert ? C’est à la fois évident et absolument incertain. C’est évident parce que la société qu’ils quittent leur est insupportable, ils ont besoin d’air. C’est totalement incertain parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils y cherchent, je veux dire : ne le savent pas, au fond. Ils ne comprennent pas ce qu’ils font, mais ils le font. La place du rationnel là-dedans est pour le moins limitée. Mark en est porteur encore plus que Daria, d’ailleurs. En revanche, Christopher, dans Into the wild, a lui une idée bien plus précise en tête, ce n’est pas, précisément, un coup de tête, il est au contraire bien préparé, décidé, et déterminé à aller au bout, convaincu par ses lectures, notamment. Sachant que les 3 sont « rebelles », ce renversement dans l’approche est intéressant : alors que la société donnait encore une ligne de conduite, une direction, une logique rationnelle, poussant les étudiants marginaux à rejeter tout cela et agir plus instinctivement, c’est aujourd’hui le contraire puisque dans une société privée de repères, de certitudes, de confiance en l’avenir, le fuyard lui est déterminé, a tracé son chemin à l’avance, et va au bout de sa logique, consciemment et rationnellement. Ça n’empêche pas qu’il connaîtra le même sort que Mark.
Pas tout à fait, d’ailleurs, et c’est un autre point essentiel. Mark est tué par les forces de l’ordre, alors que Christopher est tué par… la nature. Là où, chez Antonioni, la rage contre la société n’en sort que grandie, c’est le contraire chez Penn. Christopher, peut-être, s’est mis à lire Dostoïevski trop tard (on le voit lire Crime et châtiment en cours de route) et aurait du lire Goethe : il aurait alors remarqué que la nature elle-même est cruelle et qu’il n’y a rien qui ne détruise le reste et finisse par se détruire soi-même… ce dont il se rend compte une fois en Alaska, mais trop tard. Cela étant, ça ne rend pas vain son aventure : même s’il se rend compte d’erreurs qu’il a commises, il ne regrette pas et n’a pas à regretter. Mais c’est l’effroi qui prend place alors : quand bien même on parviendrait à se libérer des déterminations sociales, la souffrance et la cruauté restent les mêmes, il n’y a pas d’échappatoire. Il en va tout autrement dans Zabriskie point. Ici, l’ennemi reste : la société. Ici, l’individu garde une arme contre : le fantasme et l’imagination. Cette arme, Antonioni nous en livre les deux visages : créatrice quand Daria et Mark font figure de nouveaux Adam et Eve ; destructrice (et avec quelle violence !) quand Daria fait voler en éclats la société et ses multiples objets. Allez, poussons le bouchon : Zabriskie point contre Into the wild, c’est Don Quichotte contre Sancho Panza. Et je convoque également Arizona Dream d’Emir Kusturica : le poisson ne pense pas, il sait.
Il ne s’agit pas de diviniser Zabriskie point et de laminer Into the wild, de regretter 68 et de pleurer sur 2008. Il s’agit de se ressaisir de cette puissance imaginative, car c’est sur ce terrain que les révoltes radicales, ultra-violentes et poétiques (au sens courant comme au sens de création-poïesis) peuvent se mener. Agir, agir en technicien, agir en connaissance de (liens de) cause (à effet), agir rationnellement et en vue d’un but préétabli… c’est certes un idéal (curieusement) de l’époque, mais c’est faire preuve d’hémiplégie. C’est oublier la question humaine, c’est oublier l’imagination radicale, c’est oublier la nature de l’autonomie individuelle. Sans tomber dans le gouffre opposé, n’est-il pas possible de reconnecter les deux pôles ? N’est-ce pas en ne parvenant pas à connecter ces deux versants que 68 a échoué ? L’imagination au pouvoir … est-ce possible ? Soyons réalistes, demandons l’impossible ?
Ca y est, j'ai enfin vu Zabriskie Point - depuis le temps.
RépondreSupprimerJe suis tout à fait d'accord avec ton article, sur tous les points, donc je n'aurai pas grand chose d'intéressant à écrire à ce propos. Mais il me semblait indispensable de te le dire, sapristi!
C'est l'aspect rationalisé de la révolte du protagoniste d'Into the Wild qui m'avait profondément agacé - surtout quand nombre d'(anciens) amis, après avoir vu le film, se sont dit "ah ouais ce serait bien, quand même, de faire pareil..." - et qui lui enlève la part sincère, du moins naïve, des personnages de Zabriskie. Car leur périple, de par sa spontanéité, sa contingence absolue, est inimitable (si on tente de faire pareil, on devient comme les touristes caricaturaux qui collectionnent les vignettes-trophées des USA), et, du coup, rend le propos du film plus fort.
Je veux dire, après avoir vu Zabriskie, tu peux pas te dire "chouette, je vais faire pareil... alors, comment je m'y prends, au juste?"
Par la barbe du Prophète... Tu me fais relire cet article que je trouve aujourd'hui épouvantable. Je reste sur cette ligne quant au fond, mais alors... Bref...
RépondreSupprimerMais, c'est vrai, faire pareil que "Zabriskie", c'est imaginer, pas copier les héros. Et ça change tout.
C'est désagréable de se relire, c'est vrai! Mais la barbe du prophète ne mérite pas d'être ainsi taillée!
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