Prendre le contre-pied du (tristement) célèbre adage me paraît chaque jour plus urgent parce que plus essentiel (comme le dit Edgar Morin, « à force de sacrifier l’essentiel à l’urgent, on oublie l’urgence de l’essentiel »). C’est pourquoi je vais m’efforcer de (faire) comprendre la pensée de Cornelius Castoriadis telle qu’elle est présentée dans L’institution imaginaire de la société. Publié en 1975, ce livre liquide ce qu’il reste du marxisme pour en sauvegarder l’idée révolutionnaire à l’encontre d’une société s’initiant au capitalisme post-fordiste. A l’heure où la pensée de gauche est anesthésiée et/ou prise dans ses contradictions par inadéquation de ses postulats à la société dans laquelle elle se trouve, relire cet ouvrage peut certainement beaucoup apporter.
La liberté donc, et l’action politique, aussi… voilà ce que Castoriadis nous permet de penser radicalement. Commençons par écarter les possibilités de confusion. La liberté dont il est question n’est pas la liberté abstraite, pure et parfaite, le libre-arbitre tombé du ciel. Cette absurde vision a été mise en pièces par Spinoza qui expliquait que l’homme se pense libre pour les seules (et mauvaises) raisons qu’il ignore les causes qui le déterminent et qu’il estime qu’il y a un but qu’il peut atteindre. C’est Nietzsche qui reprendra le flambeau en poussant le raisonnement jusqu’au bout, et en renvoyant dos à dos libéraux et socialistes, tous héritiers de cette erreur et porteurs de ce fait des mêmes valeurs qu’il convient de toutes renverser. Point de liberté abstraite, donc, mais cela ne signifie pas pour autant que règnent le déterminisme et la nécessité. Le social-historique : l’espace-temps de la création, de l’altérité. C’est pour mieux exprimer une conception rejetant les deux extrêmes que suivre Castoriadis semble pertinent : il sera plus question d’autonomie que de liberté. Autonomie : le fait de se donner soi-même sa loi. N’accepter aucune autorité, pas même celle de sa propre mais précédente pensée (c’est souvent là, nous dit-il, la plus grande difficulté : ne pas penser en circuit fermé).
Or, les sociétés humaines, sauf exception – éventuellement, sont toutes instituées dans l’hétéronomie : elles admettent l’idée, alors même qu’elles se créent elles-mêmes, qu’elles ne sont pas œuvre humaine (Dieux, esprits, héros…), ou alors d’hommes du passé mais en aucun cas ceux qui sont présents hic et nunc. La Loi a donc une assise et ne peut donc pas être contestée. Cependant, la démocratie, qu’elle soit grecque ou moderne, implique la conscience que nous créons nos lois : il y a donc une autonomie politique dans l’hétéronomie. Castoriadis parle d’autonomie collective, dont la condition sine qua non est l’existence d’une autonomie individuelle.
L’autonomie individuelle. « Wo Es war, soll Ich werden » disait Freud : Où était Ça, Je doit devenir. Il ne s’agit pas de nier, d’annuler l’inconscient, mais de s’emparer de l’instance de décision : le conscient prend le pouvoir sur l’inconscient. En effet, l’inconscient, c’est l’hétéronomie, la législation, la régulation, la répression : la loi d’un autre que moi. Ce discours de l’Autre s’élucide dans l’imaginaire : le sujet se prend pour quelque chose qu’il n’est pas, il est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel. Le conflit n’est pas entre pulsions et réalité, mais entre « pulsions et réalité, d’un côté, et élaboration imaginaire au sein du sujet, d’un autre côté. » Il s’agit donc pour le sujet de nier le discours de l’Autre en tant qu’il est discours de l’Autre, dans ce qui ne saurait être un état achevé, le sujet ne pouvant tout englober, mais qui devrait être plutôt considéré comme une « situation active […] autre attitude du sujet par rapport à lui-même. » Il faut bien en saisir les conséquences : c’est parce que l’autonomie n’est pas la négation de l’Autre, n’est pas liberté pure, mais union produite et productrice du soi et de l’autre qu’elle rend possible l’activité du sujet et qu’on peut espérer éviter l’écueil de la philosophie traditionnelle qui « ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l’autre que la corporalité […] et retrouve l’aliénation du sujet effectif comme problème insoluble. »
L’autonomie sociale. Donc, même dans une société où il y a des lois, et contrairement à ce que pensaient les anarchistes, l’individu peut être autonome. Il faut pour cela qu’il puisse choisir les lois : participer à la discussion et à la délibération les instituant. Ici, Castoriadis prend la suite, dans une certaine mesure, de Rousseau qui critiquait la démocratie représentative. La représentation conduit à l’aliénation du représenté vers le représentant, le Parlement n’étant pas contrôlé.
Mais le vif du sujet ne fait qu’arriver. Ce n’est en effet qu’avec la conception exposée de l’autonomie individuelle qu’on peut sortir de la contradiction irréductible dans les termes posée par toutes les autres : l’action d’une liberté sur une autre liberté. C’est bien parce que l’autonomie est élaboration du discours de l’autre (et non pas sa négation) que l’action intersubjective est possible, qu’une politique de la liberté est possible, évitant les Charybde et Scylla de la manipulation et du silence. Bien au contraire, c’est parce que l’Autre est autonome que je suis autonome. Il s’en suit logiquement que plus l’Autre est autonome, plus Je suis autonome. Il devient illusoire de vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous les sujets. Si « l’Enfer, c’est les autres », « Je est un autre » également : l’Autre est constitutif du sujet. Confronter Sartre et Rimbaud n’est pas seulement amusant, c’est également constructif. Et c’est également rejoindre l’éthique spinoziste (Antonio Damasio) : pour nous maintenir, nous devons nécessairement préserver les autres soi.
Hélas ! l’aliénation est instituée (au moins « lourdement conditionnée » dit Castoriadis) dans la société et limite jusqu’à rendre presque vain tout espoir d’autonomie individuelle. C’est la loi de l’impersonnel ou la loi de quelques-uns. Ici, on comprend tout ce que l’adage « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres » comporte de glissement sémantique. Il ne s’agit plus de « liberté » mais d’ « aliénation », de « domination », de « pouvoir » et/ou de « respect de l’ordre social ». Le voisin qui écoute de la musique à un volume trop élevé ne porte pas atteinte à ma « liberté » de dormir, mais à ma « capacité » à dormir, ce qui ne signifie pas du tout la même chose. Il va de soi qu’une autonomie pour tous ne rendra pas chacun d’entre nous gentil et altruiste au point de ne plus jamais déranger les voisins, mais la question n’est pas là. Persister à y voir des conflits de liberté, c’est adopter la même attitude que les Grecs pour qui la servitude des esclaves n’était pas choquante, bien au contraire puisqu’elle seule permettait leur « liberté » comme le raconte Pierre Vidal-Naquet. Répéter une dernière fois : la liberté de l’Autre ne peut pas limiter la mienne.
Que manque-t-il donc, pour conclure, aujourd’hui que la conscience de l’autonomie politique a émergé ? Le projet révolutionnaire, le projet radical, est bel et bien celui-ci que l’aspiration à l’autonomie pour tous équivaut à réclamer l’accroissement des autonomies individuelles. Pessoa (Le banquier anarchiste) a montré au grand jour l’impossibilité de libérer l’autre malgré lui, Ionesco (Rhinocéros) a montré au grand jour qu’un mouvement révolutionnaire portait en lui l’épée de Damoclès du conformisme pour ne mentionner que ces deux illustrations littéraires. Nous avons donc besoin, estime Castoriadis, d’individus ayant pénétré la barrière de l’inconscient et agissant après réflexion et délibération. Nous avons besoin non seulement de la psychanalyse mais aussi et surtout de l’éducation à l’autonomie, l’éducation par l’autonomie, pour l’autonomie et vers l’autonomie qui amène tout les éduqués (pourquoi se limiter aux enfants ?) à s’interroger sans cesse afin qu’ils sachent s’ils agissent en connaissance de cause ou en soumission à des passions et/ou préjugés. C’est dire si la réforme de l’éducation (dont la fin ne serait plus l’occupation professionnelle) est aussi urgente qu’essentielle… la suite avec Edgar Morin !
La liberté donc, et l’action politique, aussi… voilà ce que Castoriadis nous permet de penser radicalement. Commençons par écarter les possibilités de confusion. La liberté dont il est question n’est pas la liberté abstraite, pure et parfaite, le libre-arbitre tombé du ciel. Cette absurde vision a été mise en pièces par Spinoza qui expliquait que l’homme se pense libre pour les seules (et mauvaises) raisons qu’il ignore les causes qui le déterminent et qu’il estime qu’il y a un but qu’il peut atteindre. C’est Nietzsche qui reprendra le flambeau en poussant le raisonnement jusqu’au bout, et en renvoyant dos à dos libéraux et socialistes, tous héritiers de cette erreur et porteurs de ce fait des mêmes valeurs qu’il convient de toutes renverser. Point de liberté abstraite, donc, mais cela ne signifie pas pour autant que règnent le déterminisme et la nécessité. Le social-historique : l’espace-temps de la création, de l’altérité. C’est pour mieux exprimer une conception rejetant les deux extrêmes que suivre Castoriadis semble pertinent : il sera plus question d’autonomie que de liberté. Autonomie : le fait de se donner soi-même sa loi. N’accepter aucune autorité, pas même celle de sa propre mais précédente pensée (c’est souvent là, nous dit-il, la plus grande difficulté : ne pas penser en circuit fermé).
Or, les sociétés humaines, sauf exception – éventuellement, sont toutes instituées dans l’hétéronomie : elles admettent l’idée, alors même qu’elles se créent elles-mêmes, qu’elles ne sont pas œuvre humaine (Dieux, esprits, héros…), ou alors d’hommes du passé mais en aucun cas ceux qui sont présents hic et nunc. La Loi a donc une assise et ne peut donc pas être contestée. Cependant, la démocratie, qu’elle soit grecque ou moderne, implique la conscience que nous créons nos lois : il y a donc une autonomie politique dans l’hétéronomie. Castoriadis parle d’autonomie collective, dont la condition sine qua non est l’existence d’une autonomie individuelle.
L’autonomie individuelle. « Wo Es war, soll Ich werden » disait Freud : Où était Ça, Je doit devenir. Il ne s’agit pas de nier, d’annuler l’inconscient, mais de s’emparer de l’instance de décision : le conscient prend le pouvoir sur l’inconscient. En effet, l’inconscient, c’est l’hétéronomie, la législation, la régulation, la répression : la loi d’un autre que moi. Ce discours de l’Autre s’élucide dans l’imaginaire : le sujet se prend pour quelque chose qu’il n’est pas, il est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel. Le conflit n’est pas entre pulsions et réalité, mais entre « pulsions et réalité, d’un côté, et élaboration imaginaire au sein du sujet, d’un autre côté. » Il s’agit donc pour le sujet de nier le discours de l’Autre en tant qu’il est discours de l’Autre, dans ce qui ne saurait être un état achevé, le sujet ne pouvant tout englober, mais qui devrait être plutôt considéré comme une « situation active […] autre attitude du sujet par rapport à lui-même. » Il faut bien en saisir les conséquences : c’est parce que l’autonomie n’est pas la négation de l’Autre, n’est pas liberté pure, mais union produite et productrice du soi et de l’autre qu’elle rend possible l’activité du sujet et qu’on peut espérer éviter l’écueil de la philosophie traditionnelle qui « ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l’autre que la corporalité […] et retrouve l’aliénation du sujet effectif comme problème insoluble. »
L’autonomie sociale. Donc, même dans une société où il y a des lois, et contrairement à ce que pensaient les anarchistes, l’individu peut être autonome. Il faut pour cela qu’il puisse choisir les lois : participer à la discussion et à la délibération les instituant. Ici, Castoriadis prend la suite, dans une certaine mesure, de Rousseau qui critiquait la démocratie représentative. La représentation conduit à l’aliénation du représenté vers le représentant, le Parlement n’étant pas contrôlé.
Mais le vif du sujet ne fait qu’arriver. Ce n’est en effet qu’avec la conception exposée de l’autonomie individuelle qu’on peut sortir de la contradiction irréductible dans les termes posée par toutes les autres : l’action d’une liberté sur une autre liberté. C’est bien parce que l’autonomie est élaboration du discours de l’autre (et non pas sa négation) que l’action intersubjective est possible, qu’une politique de la liberté est possible, évitant les Charybde et Scylla de la manipulation et du silence. Bien au contraire, c’est parce que l’Autre est autonome que je suis autonome. Il s’en suit logiquement que plus l’Autre est autonome, plus Je suis autonome. Il devient illusoire de vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous les sujets. Si « l’Enfer, c’est les autres », « Je est un autre » également : l’Autre est constitutif du sujet. Confronter Sartre et Rimbaud n’est pas seulement amusant, c’est également constructif. Et c’est également rejoindre l’éthique spinoziste (Antonio Damasio) : pour nous maintenir, nous devons nécessairement préserver les autres soi.
Hélas ! l’aliénation est instituée (au moins « lourdement conditionnée » dit Castoriadis) dans la société et limite jusqu’à rendre presque vain tout espoir d’autonomie individuelle. C’est la loi de l’impersonnel ou la loi de quelques-uns. Ici, on comprend tout ce que l’adage « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres » comporte de glissement sémantique. Il ne s’agit plus de « liberté » mais d’ « aliénation », de « domination », de « pouvoir » et/ou de « respect de l’ordre social ». Le voisin qui écoute de la musique à un volume trop élevé ne porte pas atteinte à ma « liberté » de dormir, mais à ma « capacité » à dormir, ce qui ne signifie pas du tout la même chose. Il va de soi qu’une autonomie pour tous ne rendra pas chacun d’entre nous gentil et altruiste au point de ne plus jamais déranger les voisins, mais la question n’est pas là. Persister à y voir des conflits de liberté, c’est adopter la même attitude que les Grecs pour qui la servitude des esclaves n’était pas choquante, bien au contraire puisqu’elle seule permettait leur « liberté » comme le raconte Pierre Vidal-Naquet. Répéter une dernière fois : la liberté de l’Autre ne peut pas limiter la mienne.
Que manque-t-il donc, pour conclure, aujourd’hui que la conscience de l’autonomie politique a émergé ? Le projet révolutionnaire, le projet radical, est bel et bien celui-ci que l’aspiration à l’autonomie pour tous équivaut à réclamer l’accroissement des autonomies individuelles. Pessoa (Le banquier anarchiste) a montré au grand jour l’impossibilité de libérer l’autre malgré lui, Ionesco (Rhinocéros) a montré au grand jour qu’un mouvement révolutionnaire portait en lui l’épée de Damoclès du conformisme pour ne mentionner que ces deux illustrations littéraires. Nous avons donc besoin, estime Castoriadis, d’individus ayant pénétré la barrière de l’inconscient et agissant après réflexion et délibération. Nous avons besoin non seulement de la psychanalyse mais aussi et surtout de l’éducation à l’autonomie, l’éducation par l’autonomie, pour l’autonomie et vers l’autonomie qui amène tout les éduqués (pourquoi se limiter aux enfants ?) à s’interroger sans cesse afin qu’ils sachent s’ils agissent en connaissance de cause ou en soumission à des passions et/ou préjugés. C’est dire si la réforme de l’éducation (dont la fin ne serait plus l’occupation professionnelle) est aussi urgente qu’essentielle… la suite avec Edgar Morin !
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