jeudi 28 février 2008

De Mai 68 à mai 2008 : de Zabriskie point à Into the wild ?


L’homme qui pense est un nain, l’homme qui rêve est un géant - Hölderlin

Je tiens au point d’interrogation du titre parce qu’il me paraît bien imprudent de prétendre dépeindre une évolution de 40 ans à partir de deux films, tout autant que de réduire Mai 68 à Zabriskie point ou notre temps à Into the wild. Rien d’affirmatif donc, rien de généralisateur non plus, ou plutôt, garder à l’esprit que les généralisations que je fais ici ne sont pas pertinentes et n’échappent pas aux lieux communs, à la mythologie Mai 68 ou encore à la dépression que suscite notre époque. Les éditeurs s’en donnent à cœur joie et c’est une avalanche de publications sur Mai 68 qui nous tombe dessus. A ma connaissance, La brèche, écrit par Claude Lefort, Edgar Morin et Cornelius Castoriadis, n’a pas vu sa réédition programmée : c’est dommage. Je me contenterai pour le moment du Journal de Californie de Morin, et, le moment venu, de ce que pouvaient dire de 68, à l’époque, Raymond Aron d’un côté, les situationnistes, notamment, de l’autre.
Pour l’heure, c’est du côté du cinéma que je me tourne. Into the wild, de Sean Penn, est l’un des gros succès de ce début d’année et les compliments fusent. Un étudiant, brillant, lecteur de Thoreau et Tolstoï, décide de quitter la société pour finalement vivre en communion avec la nature en Alaska. La fuite n’est certes pas un genre nouveau, et c’était le thème de Zabriskie point de Michelangelo Antonioni en 1970. Contrairement à Into the wild, il semble que Zabriskie point n’ait rencontré ni le succès public ni le succès critique, à l’époque, mais il est ressorti en salles en ce début d’année.

Après avoir vu Into the wild, j’étais très partagé. D’un côté, je me sens très concerné par thème de la fuite et la sympathie pour un personnage qui a le courage (et la naïveté) de ses convictions me poussaient à prendre la leçon de plein fouet, et ce même si pour ce qui est de la critique radicale des sociétés humaines et l’idéal de sagesse autarcique naturelle, le chef-d’œuvre (pour le coup, ce n’est pas usurpé) de Kim Ki-Duk (Printemps, été, automne, hiver… et printemps) avait placé la barre bien plus haut. Seulement, le malaise ressenti devant Into the wild en masquait les points positifs. J’avais l’impression de voir avec ce film tout ce que je déteste : grandiloquence de plans faisant craindre à tout moment l’arrivée de la voix de Céline Dion, spectateur pris par la main, sentimentalisme avec le point de vue de la famille, citations toutes faites, etc. Je serais méchant en surnommant ce film L’antisocial pour les nuls, mais enfin, c’est un peu ce que je ressentais. Peu importe, ça reste un film intéressant et je comprends qu’il puisse être passionnant pour certains. Ce n’est pas mon problème. Mais quand Zabriskie point est ressorti, j’ai voulu saisir cette opportunité de comparaison. Que tous les défauts d’Into the wild n’y figurent pas en fait un film choc, pour moi. Que les philosophies, si je me permets cet abus de langage, des deux films – des deux époques – diffèrent sensiblement, c’est là ce qui m’intéresse.
Zabriskie point s’ouvre pourtant par les images d’une caméra filmant les facs françaises en lutte contre le CPE … Non, pardon, je me suis trompé d’époque. Ah ! Eternel retour… Bref. Examinons les différences.
Pourquoi Mark et Daria, héros de Zabriskie point, s’enfuient-ils dans le désert ? C’est à la fois évident et absolument incertain. C’est évident parce que la société qu’ils quittent leur est insupportable, ils ont besoin d’air. C’est totalement incertain parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils y cherchent, je veux dire : ne le savent pas, au fond. Ils ne comprennent pas ce qu’ils font, mais ils le font. La place du rationnel là-dedans est pour le moins limitée. Mark en est porteur encore plus que Daria, d’ailleurs. En revanche, Christopher, dans Into the wild, a lui une idée bien plus précise en tête, ce n’est pas, précisément, un coup de tête, il est au contraire bien préparé, décidé, et déterminé à aller au bout, convaincu par ses lectures, notamment. Sachant que les 3 sont « rebelles », ce renversement dans l’approche est intéressant : alors que la société donnait encore une ligne de conduite, une direction, une logique rationnelle, poussant les étudiants marginaux à rejeter tout cela et agir plus instinctivement, c’est aujourd’hui le contraire puisque dans une société privée de repères, de certitudes, de confiance en l’avenir, le fuyard lui est déterminé, a tracé son chemin à l’avance, et va au bout de sa logique, consciemment et rationnellement. Ça n’empêche pas qu’il connaîtra le même sort que Mark.
Pas tout à fait, d’ailleurs, et c’est un autre point essentiel. Mark est tué par les forces de l’ordre, alors que Christopher est tué par… la nature. Là où, chez Antonioni, la rage contre la société n’en sort que grandie, c’est le contraire chez Penn. Christopher, peut-être, s’est mis à lire Dostoïevski trop tard (on le voit lire Crime et châtiment en cours de route) et aurait du lire Goethe : il aurait alors remarqué que la nature elle-même est cruelle et qu’il n’y a rien qui ne détruise le reste et finisse par se détruire soi-même… ce dont il se rend compte une fois en Alaska, mais trop tard. Cela étant, ça ne rend pas vain son aventure : même s’il se rend compte d’erreurs qu’il a commises, il ne regrette pas et n’a pas à regretter. Mais c’est l’effroi qui prend place alors : quand bien même on parviendrait à se libérer des déterminations sociales, la souffrance et la cruauté restent les mêmes, il n’y a pas d’échappatoire. Il en va tout autrement dans Zabriskie point. Ici, l’ennemi reste : la société. Ici, l’individu garde une arme contre : le fantasme et l’imagination. Cette arme, Antonioni nous en livre les deux visages : créatrice quand Daria et Mark font figure de nouveaux Adam et Eve ; destructrice (et avec quelle violence !) quand Daria fait voler en éclats la société et ses multiples objets. Allez, poussons le bouchon : Zabriskie point contre Into the wild, c’est Don Quichotte contre Sancho Panza. Et je convoque également Arizona Dream d’Emir Kusturica : le poisson ne pense pas, il sait.
Il ne s’agit pas de diviniser Zabriskie point et de laminer Into the wild, de regretter 68 et de pleurer sur 2008. Il s’agit de se ressaisir de cette puissance imaginative, car c’est sur ce terrain que les révoltes radicales, ultra-violentes et poétiques (au sens courant comme au sens de création-poïesis) peuvent se mener. Agir, agir en technicien, agir en connaissance de (liens de) cause (à effet), agir rationnellement et en vue d’un but préétabli… c’est certes un idéal (curieusement) de l’époque, mais c’est faire preuve d’hémiplégie. C’est oublier la question humaine, c’est oublier l’imagination radicale, c’est oublier la nature de l’autonomie individuelle. Sans tomber dans le gouffre opposé, n’est-il pas possible de reconnecter les deux pôles ? N’est-ce pas en ne parvenant pas à connecter ces deux versants que 68 a échoué ? L’imagination au pouvoir … est-ce possible ? Soyons réalistes, demandons l’impossible ?

lundi 25 février 2008

Pour reconstruire la gauche : repenser le monde

Voici une liste de sites ou blogs contenant des articles d'universitaires permettant de mieux saisir le monde d'aujourd'hui, condition première d'une action politique pertinente.
Agence Telos : fondée par Zaki Laïdi, cette agence a le grand mérite d'être supranationale, de faire intervenir des universitaires de tous les pays.
La vie des idées : dans le prolongement de la collection de la République des idées (autour de Pierre Rosanvallon), là aussi ouvert sur l'actualité intellectuelle internationale.
Transversales : dans le prolongement, cette fois, du Groupe de Recherches Inter et Transdisciplinaires (Edgar Morin, René Passet, Henri Laborit, Joel de Rosnay, Jacques Robin, etc.)
Cosmopolitiques : une revue pour une écologie politique
Association pour la pensée complexe Jean Baubérot : la laïcité au programme, et ses impensés !
Sébastien Fath : histoire et sociologie des religions, notamment le protestantisme, mais pas seulement
Esther Benbassa : elle aussi spécialiste des religions, mais judaïsme et islam plutôt
International Crisis Group : institut indépendant regroupant des experts internationaux produisant des rapports critiques très intéressants
Persée : un portail des revues de sciences humaines, une mine d'or
Revues.org : pour compléter Persée
Terra Economica : économie et développement durable
Canal C2 : colloques scientifiques en ligne

En repensant à la campagne

Je n'ai certes pas d'affinité avec la pensée de droite, et cela ne me laissait que peu de chances d'en apprécier le représentant "décomplexé". Mais la répulsion à l'égard de Sarkozy dépassait de loin ce que sa position sur l'échiquier politique n'aurait laissé imaginé, malgré tout. Je voyais en lui un animal politique d'un genre nouveau qui me laissait craindre toutes sortes d'attaques contre tout ce qui a émergé des Lumières, ce qu'il était alors difficile d'exprimer sans être caricaturé comme assimilant Sarko à un facho - caricature (il est vrai formulée par des opposants à Sarkozy) qui en dit long sur l'inculture politique de ceux qui la formulent, mais qui, surtout, rend le débat bien difficile. Car, si Sarkozy n'est l'héritier d'aucune des différentes traditions de pensée de la droite, cela comprend également le fascisme dont il n'est clairement pas l'héritier. Je n'ai pas ici l'ambition de revenir longuement sur ces questions, mais simplement de rappeler quelques points essentiels alors que depuis son élection l'opinion (qu'est-ce donc que l'opinion?) est passée de l'attitude la plus courtisane au lynchage dont la virulence montre tout ce dont cette opinion est porteuse d'espoirs déçus.


2 textes me suffiront, ici, pour résumer brièvement les raisons pour lesquelles il ne fallait pas que Sarkozy soit élu, selon moi, et pourquoi tout ce qui se passe ne me surprend pas.


Le premier est une tribune publiée par l'économiste Thomas Piketty dans Libération qui expliquait que le programme économique de Sarkozy était totalement abracadabrantesque puisque se proposant de faire 2 fois mieux que Thatcher en 2 fois moins de temps tout en réduisant la dette et en finançant son programme... Il fallait être fou pour croire tout cela possible. Or, Sarkozy, il représentait après Mitterrand II et Chirac le retour du volontarisme politique et c'est, je pense, l'une des raisons majeures de son élection. Démonstration était faite par Piketty que tout cela n'était que poudre aux yeux et que les déceptions allaient vite arriver. A l'heure où la France est plongée dans une vision anxiogène de la mondialisation supposée déposséder les États de leurs possibilités d'action, un retour du volontarisme politique aurait en effet été le bienvenu... si seulement il reposait sur des bases solides et réalistes, pas en forme de ballon de baudruche appelé à se dégonfler dans les 6 premiers mois d'exercice présidentiel. Du "triomphe" du "travailler plus pour gagner plus" (slogan le plus stupide qui soit, mais qui a laissé croire que c'était possible) au fameux aveu sur le pouvoir d'achat signifiant que le Président n'y pouvait rien, il n'y aura en effet pas eu longtemps. Sa visite à Gandrange est symptomatique de ce grand n'importe quoi qui promet ce qu'il ne peut promettre et qui ne trompe plus personne. C'est désastreux. Comment ce pays va-t-il de nouveau pouvoir croire en l'action politique et ses marges de manœuvre ?


Le second texte a eu une diffusion beaucoup plus confidentielle : Le sarkozysme est un anti-humanisme par Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud, historiens. Il est pourtant plus important parce que remontant au plus profond, au plus essentiel, au plus archaïque. Les auteurs posent la question de la légitimité de son élection, non pas en tant que contestation d'un vote démocratique, mais en tant que liquidation des Lumières et de leur projet "d'aspiration humaine au bonheur, à la connaissance et au partage", en tant que "courant souterrain et proprement pathologique de remise en cause radicale du contrat social et du statut de l’Autre". C'est pour cela que sont mélangées dans son discours obsession de la délinquance, origine ethnique, formes de sexualité, appels à "l'Histoire" (en réalité à la mémoire, donc à l'oubli) et aux Grands Hommes (même de gauche révolutionnaire ! mais en tout cas jamais des XVIIè ni XVIIIè siècles... jamais, et c'est significatif de son reniement des Lumières), à la religion... Le tout au service d'un "utilitarisme post-humaniste" : l'efficacité. Rien, à partir de ce constat fait avant son élection, ne peut surprendre dans ce qui s'est passé depuis. Les tests ADN, les chiffres d'expulsés, la rétention de sûreté, les attaques contre la non-réciprocité des lois, la tentation de contourner le Conseil Constitutionnel, la commémorativite morbide en CM2, le discours raciste de Dakar, les discours de Latran et de Riyad et leur fond néo-clérical, l'attaque au pénal du Nouvel Obs', la mise en avant de sa vie privée, etc.


Le problème, c'est qu'on n'a pas su montrer cela durant la campagne, en se faisant piéger par la victimisation appuyée sur un "TSS" caricatural. Il s'agit donc d'adopter une meilleure stratégie, car la gauche est manifestement loin de se remettre sur pieds, et rien n'indique que la chute de Sarkozy soit irréversible. En ce sens, l'Appel à la vigilance républicaine publié dans Marianne me semble à la fois trop consensuel et trop stigmatisant (c'est un exploit de réunir les deux)... Il faudrait faire attention au retour de flamme. Et réfléchir au meilleur moyen de contrer le moulin à parole sarkozyste qui, tous les jours, produit de nouvelles inepties dont chacune nécessite de longs développements et réflexions. Il y a là un défi important à relever.

Contre la rétention de sûreté (bis)

Françaises, Français, Belges, Belges, Socialistes, Socialistes... Bonjour ma colère salut ma hargne et mon courroux coucou

Mesdames et messieurs les jurés, c'est à peine croyable. En effet, en effet, alors même que le pays entier se divise entre ceux qui soutiennent celui qui ne veut pas être sali et ceux qui soutiennent celui qui assène au précédent un "casse toi pauvre con", un débat d'une toute autre importance est relégué au second plan. "Casse toi pauvre con"... Avant de s'être ainsi brillamment exprimé, le Président avait en effet osé aller plus loin que jamais. Déçu, probablement, que le Conseil Constitutionnel "valide" mais rende inapplicable ou presque la loi sur la "rétention de sûreté", il s'est dit : "ça ne se passera pas comme ça !" et il a donc décidé de tenter de contourner cet avis qui, pourtant, ne permet aucun recours. Laissons Robert Badinter commenter cet extravagant épisode, pour le moins "sombre", comme il dit. Je voudrais simplement ajouter une chose : si le gouvernement nous prend vraiment pour des cons, ce n'est pas une raison pour lui donner ... raison. Je m'explique : comment penser que Sarkozy et son équipe ignore le principe de rétroactivité des lois ? C'est impossible, bien évidemment. Quand bien même notre Président serait le plus grand des ahuris et inculte jusque dans son domaine de formation, l'une des premières mesures prises sous son mandat a justement déjà été invalidée selon ce principe, lui fournissant ainsi une nouvelle merveilleuse occasion de se cultiver. Bref, il le savait, tout le monde le disait durant le débat, l'avis du Conseil Constitutionnel n'est une surprise pour personne. Dès lors, deux possibilités s'offrent à nous pour interpréter l'acharnement de Sarkozy :
- c'est l'idiot du village qui ne comprend rien à rien
- il convient de multiplier les coups de boutoir en espérant trouver une faille, une brèche, après de multiples échecs, préparer l'opinion, faire passer pour archaïques et philosophiques les principes constitutionnels alors qu'il faut trouver des solutions pragmatiques et réalistes
Sympathique...

mardi 19 février 2008

Les sacralités républicaines

Sarkozy, d'une manière pour le moins surprenante (et pourtant prévisible pour peu que l'on ait porté attention à ses écrits), bouscule violemment un équilibre qui pourtant tient bien debout et qui a mis longtemps justement à acquérir cette stabilité, je veux parler de la laïcité. Cependant, au-delà des absurdités proférées (l'histoire de France revue selon la légende dorée du catholicisme, notamment, mais pas seulement) se pose la question d'une laïcité adaptée au XXIè siècle. En effet, n'en déplaise aux nouveaux clercs défenseurs inconditionnels d'une "laïcité à la française", seul modèle pur et parfait, universel et éternel à lui tout seul, la laïcité est une construction social-historique et comme telle, évolue ! Il ne s'agit donc pas canoniser Voltaire et de fermer le modèle sur lui-même, de le sacraliser, mais au contraire de penser les nouveaux problèmes qu'il rencontre et pouvoir y apporter des réponses adaptées : que l'on pense notamment à l'autonomisation de l'individu par rapport à la médecine et à l'école - les deux institutions qui, précisément, ont porté la laïcisation - pour se convaincre de la nécessité d'une réflexion renouvelée ; sans parler de l'évolution du paysage religieux du pays ni du rapport, en général, à la religion. Voici donc une introduction aux impensés de l'histoire du modèle républicain sur les 2 derniers siècles.

lundi 18 février 2008

Visite du village planétaire




Etant donné que la mondialisation est le principal processus de transformation de nos sociétés contemporaines, de nombreux débats ont lieu sur cette question dans lesquels foisonnent les lieux communs et les idées reçues. C'est pourquoi j'ai tenté de rassemblé les idées et connaissances que j'ai rencontrées dans mes lectures pour en avoir une vision aussi complexe que possible.


vendredi 15 février 2008

No limit à la commémorativite

Alors même que je voulais écrire sur « Histoire et mémoire(s) », Sarkozy a lancé une nouvelle lubie : que les enfants de CM2 parrainent la mémoire d’un enfant français (le terme adéquat aurait été "de France") victime de la Shoah. Alors je reporte un article sur la mondialisation pour celui-ci


Histoire et mémoire(s)




Histoire et mémoire(s) : complémentaires, antagonistes, concurrentes

Histoire et mémoire sont souvent confondues tant leur complémentarité saute aux yeux. Mais justement, il faut aller au-delà des évidences, des idées reçues, adopter une démarche critique de connaissance et de questionnement. C’est alors que se sont constituées les disciplines scientifiques. L’histoire, bien qu’elle rencontre des difficultés à s’affirmer en tant que science, n’échappe pas à ce phénomène au XIXè siècle et ce n’est qu’alors qu’elle prend le dessus, si l’on peut dire, sur la mémoire. Jusque-là, la conception était plus proche de celle de la Grèce antique ou Mnémosyne est une déesse épouse de Zeus et Clio n’est qu’une des 7 Muses : la mémoire prévaut sur l’histoire. Au XIXè donc, l’école « méthodique » met en question la mémoire qui peut alors devenir un objet d’histoire. La prise de distance est claire (du moins en théorie) : la mémoire est subjective, affective, sacralisante alors que l’histoire est objective, distanciée, méthodique. Si mémoire et histoire sont bien deux représentations du passé, si une liaison indissociable les relie, elles ne peuvent se situer au même niveau et leurs démarches sont différentes. On s’en convaincra si besoin est avec l’utilisation des témoignages qui sont porteurs de mythes, qui déforment la réalité ou tout simplement ne peuvent voir que de leur point de vue.


Le tournant des années 80 : le retour mémoriel

Henry Rousso, dans La hantise du passé, a analysé ces processus de refoulements collectifs et de mémoire obsessionnelle après la 2ème guerre mondiale :
- années 45-50 : épurations, persistance rationnement, amnistie (oubli imposé et nécessaire, mais pas pardon, simplement pour aller de l’avant)
- années 50-60 : refoulement de la vérité historique. On ne parle pas de la collaboration d’Etat, résistancialisme pour reconstruire moralement notamment
- 1971 – 90’s : retour du refoulé. Marcel Ophuls en 1971, Le chagrin et la pitié, est interdit jusqu’en 1981 ! 1973 : Robert Paxton, La France de Vichy. Remise en cause radicale. Mémoire de la Shoah. Dans Nuit et brouillard, Jean Ferrat ne distingue pas les Juifs des autres. Procès Eichmann. Guerre des 6 jours en 1967… Feuilleton en 1979 : Holocauste. 1985 : Shoah de Claude Lanzmann. Série de procès en France (Barbie, Touvier, Papon)

Pierre Nora évoque et provoque (malgré lui) ce tournant mémoriel dans Les lieux de mémoire (1984). Alors qu’il veut historiciser la mémoire (nationale) et par là sanctionner la rupture entre mémoire et histoire, c’est le contraire qui se produit. Voilà ce qu’il dit lors de la deuxième édition en 1992 : « la boulimie commémorative a absorbé la tentative destinée à maîtriser le phénomène ». Concrètement ? Les mémoires se concurrencent. On ne sait pas, en 1989, si on doit célébrer juste 1789 ou comme le disait Clemenceau, la Révolution comme un bloc, donc comprenant 93-94… C’est François Furet qui l’emporte sur Michel Vovelle : la Révolution comme bloc. Changeons d’échelle et le problème n’apparaîtra que plus important. La commémoration de la guerre d’indépendance algérienne : le 19 mars (1962 : application des accords d’Evian) eut été logique… mais les Pieds Noirs ont fait pression et c’est le 5 décembre qui a été retenu (insignifiant). Chaque groupe communautaire est ainsi porteur d’une mémoire concurrente de celles des autres. Le risque évident est de voir une inflation victimaire, identitaire, un enfermement communautaire. Pierre Nora disait que la mémoire divise alors que l’histoire rassemble… cette phrase sonne comme venant d’un historien faisant la promotion de sa discipline, mais a une incontestable part de vérité.


Les impensés de ce « n’importe quoi mémoriel » (J.-P. Rioux)

Aujourd’hui, toujours selon Rousso, nous sommes dans une phase de « mémoire obsessionnelle ». Jean-Pierre Rioux (La France perd la mémoire) fustige les programmes scolaires qu’il a pourtant contribué à établir et qui, selon lui, participent du « n’importe quoi mémoriel ». Antoine Prost (Douze leçons sur l’histoire) parle lui de « commémorativite ». Tzvetan Todorov, Annette Wieviorka, et finalement les historiens dans leur ensemble s’inquiètent de ce phénomène. Et c’est lié à ces questions, la pétition « Liberté pour l’histoire » s’en prend aux lois mémorielles depuis la loi Gayssot.
Une fois le diagnostic admis, encore faut-il analyser les causes de ce qui tourne au « marketing mémoriel » désormais selon Henry Rousso (Sarkozy et Guy Môquet, puis les enfants « français » [en fait « de France »] victimes de la Shoah). Ce sont les sociétés les moins sûres d’elles-mêmes, celles qui sont en crise plus ou moins profonde, celles qui fuient le présent, ont peur de l’avenir, qui sont en proie au vide idéologique, qui doivent légitimer une politique qui ne passe pas qui font le plus appel à la mémoire. Ou alors, les sociétés totalitaires. Et de fait, la France au tournant des 30 Glorieuses s’enfonce dans la crise de société : crise économique bien sûr, mais aussi fin d’une époque (tradition rurale du pays), disparition de piliers industriels, crise de l’Etat-nation (mondialisation, Europe, régionalismes). Qu’est-ce qu’un Français ? La Marche des Beurs en 1983. La question se pose. On élargit la notion de patrimoine (Jack Lang), des musées se créent sur les vestiges industriels (musée de la mine à St Etienne), on reconstitue des fermes traditionnelles dans les campagnes. Bref, à défaut de vivre le présent et de penser l’avenir, on se cristallise sur le passé, les racines, la mémoire.


Du « devoir de mémoire » au « travail de mémoire »

L’historien a-t-il un rôle dans cette histoire, si je puis dire ? Ne peut-il pas transformer cette demande mémorielle en histoire pour fonder un projet de société ? C’est ce que propose Antoine Prost. Ce n’est pas autre chose que ce que dit Friedrich Hayek au sortir (pas tout à fait même) de la guerre : « C’est parce que – qu’il le veuille ou non – l’historien forme les idéaux politiques de l’avenir qu’il doit être guidé par les idéaux les plus élevés et se tenir à l’écart des débats politiques du jour. Plus élevés seront les idéaux qui le guident, plus il pourra rester indépendant des mouvements politiques qui poursuivent des buts proches, plus il pourra espérer rendre possible, à long terme, bien des choses pour lesquelles le monde n’est pas encore prêt ». (Essais de science politique, de philosophie et d’économie).

« Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire. Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le - mauvais - exemple est donné au plus haut niveau, que la «mémoire» et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle. » (Henry Rousso, « Un marketing mémoriel », Libération, 15/02/08)

Pour sortir de là, hormis la réinvention d’un projet politique digne de ce nom, certains pensent pouvoir puiser dans la psychanalyse. C’est le concept de perlaboration c’est-à-dire d’un travail de mémoire qui permet de se remémorer au lieu de répéter, d’utiliser le langage pour éviter la compulsion de répétition. Oublier (c’est le cas de le dire) le « devoir de mémoire », lui substituer un « travail de mémoire ». La résilience de Boris Cyrulnik ne traîne pas très loin. Se libérer d’un passé enfoui dans l’inconscient mais (et) subsistant à l’état de latence. Le travail de deuil de Freud. C’est le philosophe Paul Ricoeur qui a le plus écrit sur ces questions (La mémoire, l’histoire, l’oubli [noter la place centrale de l’histoire, moyen de sortir du couple mémoire/oubli]). Cependant, transposer ces concepts de l’individu à la société n’est pas sans poser des difficultés : il faut admettre le concept de « conscience collective » (Halbwachs). Expédions ici ce débat pour admettre que la société peut accepter ou enfouir et refouler son passé. Ricoeur met en avant la distance critique pour réconcilier et éviter l’écueil énoncé par Primo Lévy : « Toute société qui oublie son passé est condamné à le revivre. » C’est dire si l’inflation mémorielle rend d’autant plus fort le rôle de l’historien dans la société : toujours rester dans la complexité, dans la construction sur des bases scientifiques de la mémoire, être au-dessus des passions, faire confiance à sa méthode entre négationnisme et relativisme (François Hartog). En somme, le « devoir de mémoire » implique le « devoir d’histoire » (P. Jutard, A. Prost).

jeudi 14 février 2008

L'avocat du diable

C'est fatigant... (ou au contraire enthousiasmant) de devoir défendre une opinion au moment même où elle est le moins défendable. 3 affaires se superposent en ce moment pour l'illustrer : la condamnation de Le Pen, le SMS du Nouvel Obs', la naturalisation d'Ayaan Hirsi Ali.


D'abord Le Pen. On se souvient de sa sortie sur l'occupation allemande qui n'aurait pas été "particulièrement inhumaine, même s'il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 km²" (janvier 2005, Rivarol). Eh bien il vient d'être condamné à 3 mois de prison avec sursis et 10 000 € d'amende pour "complicité d'apologie de crimes de guerre et de contestation de crimes contre l'humanité" en vertu de la loi Gayssot. Si Le Pen a été condamné, ce n'est pas pour la phrase en elle-même, mais pour ce que la connaissance du personnage indique de sous-entendus. Autrement dit, une décision judiciaire a été prise pour des raisons politiques. Cette confusion n'est pas vraiment saine ni digne d'une démocratie. Décrire l'occupation allemande est le travail des historiens, l'Etat n'a pas à en définir le degré d'horreur que chacun se doit d'admettre sous peine d'être condamné. D'une manière générale, l'Etat n'a pas à établir de vérité officielle. La loi Gayssot, comme toutes les lois "mémorielles" suivantes doivent être abrogées. Certains prétendent que la loi Gayssot est spécifique parce que derrière la négation des chambres à gaz se cache l'antisémitisme. C'est vrai. Mais d'une part, s'il est déjà étrange en démocratie de condamner quelqu'un faisant usage de sa liberté d'expression, il l'est encore encore plus de le condamner parce qu'on estime que ses propos en cache d'autres qu'il ne dit pas. D'autre part, cette loi Gayssot intervient au moment même où la partie était gagnée contre les négationnistes, ce qui est quand même paradoxal. Enfin, si la vigilance s'impose évidemment toujours, la voie judiciaire n'est certainement pas la meilleure voie pour lutter : on ferait beaucoup mieux de faire lire Les assassins de la mémoire par exemple, non ? Enfin, l'Etat fixe la vérité, un juge applique la loi, Le Pen est condamné, TF1 en a-t-il parlé ? et le problème est réglé ?


Il ne s'agit ici que de réagir à l'actualité, mais cela nécessiterait une plus ample réflexion sur le thème Histoire et mémoire(s)... En attendant, voici le texte de la pétition signée par 19 historiens demandant l'abrogation des lois mémorielles : Liberté pour l'histoire par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock rejoints ensuite par Esther Benbassa, Jean Baubérot, Elie Barnavi, Marcel Gauchet, Paul Ricoeur, etc.



Le Nouvel Obs', ensuite. Ce grand journal où publiaient les plus grands intellectuels de gauche est en bien mauvaise posture. Déjà la Une avec Simone de Beauvoir nue et un article quasiment people associé m'avait semblé marquer l'apothéose, si je puis dire, d'une grande dégringolade. Voilà qu'ils publient un SMS que le Président aurait envoyé. Que ce SMS existe ou non me laisse complètement de marbre, la vie privée de Sarkozy ne m'intéressant que moyennement... Que le Nouvel Obs' se permette ça, voilà qui est bien plus triste. La séparation de la vie privée et de la vie publique et l'opacité de cette première, voilà quelque chose de constitutif d'une démocratie, et que les philosophes et intellectuels ont maintes fois rappelé dans les colonnes même du Nouvel Obs'. Que ça vole en éclats est un signe très inquiétant. Il est facile de se cacher derrière l'argument selon lequel Sarkozy expose sa vie privée et qu'il n'a que ce qu'il mérite. Au contraire : parce que Sarkozy expose sa vie privée dont on se fout complètement, on attend d'un journal d'opposition qu'il ne tombe surtout pas dans ce travers et qu'il s'attache à la reconstruction de la gauche en renouvelant ses concepts, que les intellectuels meurent d'envie de féconder. L'attitude de Nouvel Obs' est donc tout à fait pitoyable. Et pourtant, Philippe Val le rappelle dans Charlie Hebdo cette semaine, la solidarité s'impose face à la plainte déposée par Sarkozy. Pourquoi ? Sarkozy a en effet droit au respect de sa vie privée. Mais la manière employée est très dangereuse : "Au lieu de la procédure habituelle en matière de presse, il attaque au pénal pour faux, usage de faux et recel, délits passibles de le prison. Les lois de 1881 sur la presse offrent toutes les possibilités à Nicolas Sarkozy de faire condamner lourdement le responsable. Mais dans aucune démocratie moderne on ne menace de prison les journalistes coupables de ce genre de fautes. Il n'y a que Poutine qui attaque sur ce genre de mode." explique P. Val avant de conclure, à propos de Sarkozy : "S'il fallait que nous portions plainte contre lui chaque fois qu'il dit une contrevérité, il passerait son temps au tribunal." Au final, donc, l'attaque contre la presse libre se révèle plus grave encore que la faute du Nouvel Obs'. Décidément, c'est la surenchère dans le démantèlement des "tabous", c'est-à-dire de ce qui sépare la démocratie d'un régime totalitaire. Ce n'est guère réjouissant. Devoir d'un côté défendre Sarkozy contre le Nouvel Obs' et de l'autre le Nouvel Obs' contre Sarkozy, alors que dans les deux cas les défendus ne le méritent pas, c'est dur !



Ayaan Hirsi Ali, enfin. Les intellectuels médiatiques demandent sa naturalisation et, en tant que femme menacée par les islamistes, elle répond à un engagement de Sarkozy durant sa campagne. Soit, je n'ai rien contre une naturalisation d'Ayaan Hirsi Ali, évidemment. Mais ce qui est plus gênant, c'est ce climat qui veut que les intellectuels de gauche, ces néo-républicains, commencent à tourner en rond de manière inquiétante dans une sorte de sacralisation du modèle républicain laïque français. Jean Baubérot avait prédit que cette famille de pensée tournerait au néo-conservatisme. En est-on loin ? Non ! Souvenons-nous de l'affaire Redeker pendant laquelle il était interdit de critiquer les propos de Redeker sous peine d'être accusé de faire le jeu des intégristes. Et de l'affaire des caricatures pendant laquelle Voltaire fut élevé au rang de saint laïque, manifestation paroxystique d'une religion laïque (national-laïque) avec ses intégristes. Il y a beaucoup à dire sur la laïcité "à la française" qui se pense modèle unique et parfait à préserver des attaques venant de l'extérieur. Que d'occultations et de contrevérités proférées alors même que c'est la démarche critique et rationnelle qui est mise en avant ! C'est le même phénomène avec Ayaan Hirsi Ali. La naturaliser, oui, mais en oubliant sa collaboration avec le douteux Théo Van Gogh, en oubliant que c'est un think tank néo-conservateur proche de Bush qui l'emploie désormais ? L'assassinat de Théo Van Gogh est un double scandale (fait de tuer + tuer pour des idées) ; j'estime que si on pouvait éviter un troisième scandale (saborder l'esprit critique au nom d'une lutte pour "les martyrs de l'Islam(isme)"), on ne s'en porterait que mieux. A défaut de projet de société porteur d'avenir, la gauche républicaine se cherche un combat quasi-mystique pour la démocratie et la laïcité à la française, quitte à combler à grande vitesse la mer qui la sépare du camp néo-conservateur du choc des civilisations. Inquiétant. Merci à Esther Benbassa de s'être élevée contre ce phénomène. Et là encore, ça ne me fait pas plaisir de m'en prendre à ceux qui pensent sincèrement combattre l'intégrisme et le totalitarisme... Pour se réconforter, on peut se dire qu'un travail critique et scientifique sur l'Islam a le vent en poupe avec notamment la récente publication du Dictionnaire du Coran sous l'égide de Mohammed-Ali Amir-Moezzi.

vendredi 8 février 2008

La liberté des uns commence là où commence celle des autres

Prendre le contre-pied du (tristement) célèbre adage me paraît chaque jour plus urgent parce que plus essentiel (comme le dit Edgar Morin, « à force de sacrifier l’essentiel à l’urgent, on oublie l’urgence de l’essentiel »). C’est pourquoi je vais m’efforcer de (faire) comprendre la pensée de Cornelius Castoriadis telle qu’elle est présentée dans L’institution imaginaire de la société. Publié en 1975, ce livre liquide ce qu’il reste du marxisme pour en sauvegarder l’idée révolutionnaire à l’encontre d’une société s’initiant au capitalisme post-fordiste. A l’heure où la pensée de gauche est anesthésiée et/ou prise dans ses contradictions par inadéquation de ses postulats à la société dans laquelle elle se trouve, relire cet ouvrage peut certainement beaucoup apporter.

La liberté donc, et l’action politique, aussi… voilà ce que Castoriadis nous permet de penser radicalement. Commençons par écarter les possibilités de confusion. La liberté dont il est question n’est pas la liberté abstraite, pure et parfaite, le libre-arbitre tombé du ciel. Cette absurde vision a été mise en pièces par Spinoza qui expliquait que l’homme se pense libre pour les seules (et mauvaises) raisons qu’il ignore les causes qui le déterminent et qu’il estime qu’il y a un but qu’il peut atteindre. C’est Nietzsche qui reprendra le flambeau en poussant le raisonnement jusqu’au bout, et en renvoyant dos à dos libéraux et socialistes, tous héritiers de cette erreur et porteurs de ce fait des mêmes valeurs qu’il convient de toutes renverser. Point de liberté abstraite, donc, mais cela ne signifie pas pour autant que règnent le déterminisme et la nécessité. Le social-historique : l’espace-temps de la création, de l’altérité. C’est pour mieux exprimer une conception rejetant les deux extrêmes que suivre Castoriadis semble pertinent : il sera plus question d’autonomie que de liberté. Autonomie : le fait de se donner soi-même sa loi. N’accepter aucune autorité, pas même celle de sa propre mais précédente pensée (c’est souvent là, nous dit-il, la plus grande difficulté : ne pas penser en circuit fermé).
Or, les sociétés humaines, sauf exception – éventuellement, sont toutes instituées dans l’hétéronomie : elles admettent l’idée, alors même qu’elles se créent elles-mêmes, qu’elles ne sont pas œuvre humaine (Dieux, esprits, héros…), ou alors d’hommes du passé mais en aucun cas ceux qui sont présents hic et nunc. La Loi a donc une assise et ne peut donc pas être contestée. Cependant, la démocratie, qu’elle soit grecque ou moderne, implique la conscience que nous créons nos lois : il y a donc une autonomie politique dans l’hétéronomie. Castoriadis parle d’autonomie collective, dont la condition sine qua non est l’existence d’une autonomie individuelle.

L’autonomie individuelle. « Wo Es war, soll Ich werden » disait Freud : Où était Ça, Je doit devenir. Il ne s’agit pas de nier, d’annuler l’inconscient, mais de s’emparer de l’instance de décision : le conscient prend le pouvoir sur l’inconscient. En effet, l’inconscient, c’est l’hétéronomie, la législation, la régulation, la répression : la loi d’un autre que moi. Ce discours de l’Autre s’élucide dans l’imaginaire : le sujet se prend pour quelque chose qu’il n’est pas, il est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel. Le conflit n’est pas entre pulsions et réalité, mais entre « pulsions et réalité, d’un côté, et élaboration imaginaire au sein du sujet, d’un autre côté. » Il s’agit donc pour le sujet de nier le discours de l’Autre en tant qu’il est discours de l’Autre, dans ce qui ne saurait être un état achevé, le sujet ne pouvant tout englober, mais qui devrait être plutôt considéré comme une « situation active […] autre attitude du sujet par rapport à lui-même. » Il faut bien en saisir les conséquences : c’est parce que l’autonomie n’est pas la négation de l’Autre, n’est pas liberté pure, mais union produite et productrice du soi et de l’autre qu’elle rend possible l’activité du sujet et qu’on peut espérer éviter l’écueil de la philosophie traditionnelle qui « ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l’autre que la corporalité […] et retrouve l’aliénation du sujet effectif comme problème insoluble. »

L’autonomie sociale. Donc, même dans une société où il y a des lois, et contrairement à ce que pensaient les anarchistes, l’individu peut être autonome. Il faut pour cela qu’il puisse choisir les lois : participer à la discussion et à la délibération les instituant. Ici, Castoriadis prend la suite, dans une certaine mesure, de Rousseau qui critiquait la démocratie représentative. La représentation conduit à l’aliénation du représenté vers le représentant, le Parlement n’étant pas contrôlé.
Mais le vif du sujet ne fait qu’arriver. Ce n’est en effet qu’avec la conception exposée de l’autonomie individuelle qu’on peut sortir de la contradiction irréductible dans les termes posée par toutes les autres : l’action d’une liberté sur une autre liberté. C’est bien parce que l’autonomie est élaboration du discours de l’autre (et non pas sa négation) que l’action intersubjective est possible, qu’une politique de la liberté est possible, évitant les Charybde et Scylla de la manipulation et du silence. Bien au contraire, c’est parce que l’Autre est autonome que je suis autonome. Il s’en suit logiquement que plus l’Autre est autonome, plus Je suis autonome. Il devient illusoire de vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous les sujets. Si « l’Enfer, c’est les autres », « Je est un autre » également : l’Autre est constitutif du sujet. Confronter Sartre et Rimbaud n’est pas seulement amusant, c’est également constructif. Et c’est également rejoindre l’éthique spinoziste (Antonio Damasio) : pour nous maintenir, nous devons nécessairement préserver les autres soi.
Hélas ! l’aliénation est instituée (au moins « lourdement conditionnée » dit Castoriadis) dans la société et limite jusqu’à rendre presque vain tout espoir d’autonomie individuelle. C’est la loi de l’impersonnel ou la loi de quelques-uns. Ici, on comprend tout ce que l’adage « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres » comporte de glissement sémantique. Il ne s’agit plus de « liberté » mais d’ « aliénation », de « domination », de « pouvoir » et/ou de « respect de l’ordre social ». Le voisin qui écoute de la musique à un volume trop élevé ne porte pas atteinte à ma « liberté » de dormir, mais à ma « capacité » à dormir, ce qui ne signifie pas du tout la même chose. Il va de soi qu’une autonomie pour tous ne rendra pas chacun d’entre nous gentil et altruiste au point de ne plus jamais déranger les voisins, mais la question n’est pas là. Persister à y voir des conflits de liberté, c’est adopter la même attitude que les Grecs pour qui la servitude des esclaves n’était pas choquante, bien au contraire puisqu’elle seule permettait leur « liberté » comme le raconte Pierre Vidal-Naquet. Répéter une dernière fois : la liberté de l’Autre ne peut pas limiter la mienne.

Que manque-t-il donc, pour conclure, aujourd’hui que la conscience de l’autonomie politique a émergé ? Le projet révolutionnaire, le projet radical, est bel et bien celui-ci que l’aspiration à l’autonomie pour tous équivaut à réclamer l’accroissement des autonomies individuelles. Pessoa (Le banquier anarchiste) a montré au grand jour l’impossibilité de libérer l’autre malgré lui, Ionesco (Rhinocéros) a montré au grand jour qu’un mouvement révolutionnaire portait en lui l’épée de Damoclès du conformisme pour ne mentionner que ces deux illustrations littéraires. Nous avons donc besoin, estime Castoriadis, d’individus ayant pénétré la barrière de l’inconscient et agissant après réflexion et délibération. Nous avons besoin non seulement de la psychanalyse mais aussi et surtout de l’éducation à l’autonomie, l’éducation par l’autonomie, pour l’autonomie et vers l’autonomie qui amène tout les éduqués (pourquoi se limiter aux enfants ?) à s’interroger sans cesse afin qu’ils sachent s’ils agissent en connaissance de cause ou en soumission à des passions et/ou préjugés. C’est dire si la réforme de l’éducation (dont la fin ne serait plus l’occupation professionnelle) est aussi urgente qu’essentielle… la suite avec Edgar Morin !

mardi 5 février 2008

Telepolis et la question humaine


Télépolis (La Antena) de l’Argentin Esteban Sapir est d’ores et déjà le film-choc de l’année parce qu’il touche au cœur de la réflexion sur le potentiel totalitaire de nos sociétés, comme déjà quelques mois auparavant La question humaine de Nicolas Klotz l’avait fait. Point commun aux deux films : la référence à Fritz Lang, criante chez Klotz, tournant à l’obsession chez Sapir dont le titre français en dit long sur le sujet (quitte à s’éloigner de l’intrigue dont le titre original est plus porteur). Pourquoi ce retour à Fritz Lang ? L’a-t-on déjà quitté, d’ailleurs ? Peu importe la réponse à cette seconde question, il faut ici penser ce que signifient, aujourd’hui, ces références. Que ce soit dans Metropolis, Docteur Mabuse ou M le Maudit, Lang peint en effet une société en passe de tomber dans le totalitarisme, les individus perdant le contrôle de leur volonté, la liberté étant sacrifiée sur l’autel de la sécurité et les chasses à l’homme étant seules capables de mobiliser les masses, ce dont profitent toutes sortes de malfrats. C’est l’Allemagne d’après le Traité de Versailles, humiliée, en proie à la « révolution conservatrice », soumise à la violente crise économique, à l’époque où le paradigme libéral est fortement remis en cause. La suite est connue. 70 ans plus tard, ces thèmes semblent de nouveau porteurs, encore qu’à la marge. Il faut dire que les crises se cumulent : crise du progrès, fin des certitudes, post-colonialisme, perception anxiogène d’une mondialisation dépossédant les Etats-nations de leur pouvoir, crise des identités, crise environnementale, crise socio-économique… Oser englober : si la modernité (XVIè – XIXè) avait tué Dieu pour installer l’Homme, on peut estimer aujourd’hui que c’est l’Homme qu’on assassine et dissout dans une modernité tardive – au sens d’antiquité tardive c’est-à-dire une période trouble où un ordre va disparaître pour laisser place à un autre (idée de basculement, non de décadence).

Or, ces débats sont anciens, depuis Nietzsche notamment, et puis la science au début du XXè qui s’attache à démanteler le monde ordonné et progressiste des positivistes. Les sciences de la complexité et le constructivisme (ré-)émergent comme l’illustre la figure de Paul Valéry. Peut-être ont-ils été mis en sourdine après guerre, occultés par des mythes nouveaux et des préoccupations plus pressantes : il s’agit de reconstruire, de combattre le communisme, de rétablir paix et prospérité en Europe. Peut-être faut-il attendre la période 68-89 pour voir surgir des contestations plus radicales ou plus profondes, individualistes et libertaires. Et peut-être faut-il attendre la fin de cette période pour voir un retour de flamme conservateur et sécuritaire, dans lequel nous serions de nouveau pris et qui, selon un certain point de vue, constituerait une grave menace. Des éléments vont en ce sens : libéralisme vilipendé, crispations identitaires, velléités de biopouvoir, fermeture et concurrence de tous contre tous, sentiment de déclin et/ou de fragilité socio-économique…

Pourtant, si ce mouvement est trop perceptible, le mouvement inverse l’est tout autant, celui de la traversée des frontières, de l’autonomisation/responsabilisation individuelle. Ces deux mouvements en yin/yang sont comme le dirait Edgar Morin complémentaire autant qu’antagonistes et concurrents. Que l’un pousse en arrière, l’autre prendra vigueur pour pousser en avant. Il est impensable de prévoir lequel va l’emporter… pensée d’autant plus absurde qu’elle dépend du moment où l’on s’arrêtera pour en juger. Reste que si la tentation est grande d’agiter l’épouvantail « années 30 » aujourd’hui, mieux vaut garder à l’esprit que toute comparaison historique est fausse, par définition (Castoriadis explique mieux que quiconque que l’histoire est altérité). Quand bien même on s’en rapprocherait, aucune conclusion sérieuse ne saurait en être tirée tant une infime différence de conditions initiales peut provoquer des états finaux éloignés les uns des autres (l’effet papillon).



Reste que la réflexion peut et doit être menée à partir de ces films. Et pourtant, pour parler plus spécifiquement de Télépolis : qu’y a-t-il de nouveau ? Rien, sur le fond :

- anti-totalitarisme déjà tant exploré, on pense notamment à Lang donc, mais aussi Orwell voire Bradbury plus que Huxley ici
- critique radicale de l’emprise des programmes idiovisuels déjà maintes fois menées que ce soit par des sociologues (Ecole de Francfort, Bourdieu), ou des groupes de rock (le Zoo TV de U2 !) sans parler de littérature ou de cinéma. A la rigueur, les patrons de chaîne eux-mêmes avouent qu’ils vendent du « temps de cerveau disponible » à Coca, c’est dire si les sentiers sont battus et rebattus


Mais rien sur la forme non plus puisque Sapir nous offre un film littéralement à la Fritz Lang, allant sur certaines scènes jusqu’au remake. Ceci étant dit, faire un film à la manière des films muets des années 20 en 2008 relève de l’idée de génie et de l’ambition non compromise. Il fallait oser. Et le défi est relevé avec un tel brio que l’impression à la vision de ce film est réellement celle ressentie devant un film du maître Lang. Le gouffre de l’étiquette « sous-Lang » était large, Sapir n’est pas tombé dedans, il a su être au niveau. La surprise est donc de taille, si bien qu’au lieu de persifler et dénoncer le « déjà vu – déjà dit », c’est la révolte devant cet état de fait qui veut que le nombre de personne admettant le constat (la télé aliène et abruti tout le monde, on consomme plus pour penser moins, etc.) soit inversement proportionnel à l’action pour y remédier. La passivité devant cet écueil est effarante. Trouver le courage de reprendre l’initiative et, pour revenir moi aussi aux années 30, suivre Thomas Mann qui indiquait dans Achtung Europa ! que les idées européennes de liberté, vérité et justice devaient être ressaisies dans un humanisme européen nouveau pour contrer un non-intellectualisme (une non-pensée) puisant sa source dans un certain anti-intellectualisme (ceux, justifiés, de Marx et de Nietzsche qui devaient faire face à l’idéologie allemande, au platonisme, au christianisme…). Reprendre la question humaine, en somme…

Contre la rétention de sûreté





Ce gouvernement est décidément multirécidiviste dans l'accumulation du biopouvoir, il faudrait le placer en rétention de sûreté. Je n'ai pas de propos originaux à apporter à cette discussion, je me contente de faire du la pub' pour la pétition qui s'y oppose :

Contre la rétention de sûreté

Y lire les différents articles, celui de Badinter est évidemment très bon.

lundi 4 février 2008

Les laïcités dans le monde

Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, la France s’est donc « dotée » d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, ce qui, pour avoir suscité un temps quelques levées de boucliers, semble pour le moins bien accepté. Et pour cause ! Ce n’est, finalement, que la manifestation d’un national-laïcisme hégémonique ou presque dans le pays. C’est pourquoi le nouveau « Que sais-je ? » (PUF, n° 3794) rédigé par l’historien et sociologue Jean Baubérot et intitulé Les Laïcités dans le monde devrait résonner et raisonner.



Le format (les 120 pages d’un « Que sais-je ? ») est le principal défaut de cet ouvrage et, souvent, c’est le regret qui nous envahit tant il faut passer vite sur des questions si passionnantes. Qu’importe ! La bibliographie alimentera les plus affamés de réflexion sur la laïcité. La démarche est claire : « Une approche rationnelle, dynamique de la laïcité, où sciences humaines et philosophie concourent ensemble à la construction d’un savoir. Que cette approche soit internationale [...] n’est pas indifférent au sujet traité. »


Je me risquerai même à juger ce livre « salvateur » tant il permet de combattre les idées reçues et de mettre à jour celles refoulées. Qu’y apprend-on ? Déjà que la laïcité n’est pas une idée, un concept pur tombé du ciel (tiens ?) une fois pour toute et pour tous, mais qu’au contraire, la laïcité se construit selon le temps et l’espace, selon des références philosophiques différentes, contradictoires et/ou complémentaires. Par exemple, la laïcité française emprunte largement à l’anticléricalisme voltairien et à la religion civile rousseauiste, mais, ce qui est plus ignoré ou nié, c’est que la séparation de 1905 est tout à fait lockéenne. Comment ? La laïcité française inspirée du modèle anglais ? Je ne puis le croire... Ce n’est pourtant pas le plus stupéfiant. Chacun sait, bien évidemment, que la laïcité est une exception française et que partout ailleurs, il y a de graves manquements. Or, démonstration est faite par J. Baubérot qu’Aristide Briand, père de la séparation de 1905, faisait de l’Amérique latine le continent le plus laïque et s’est largement inspiré des expériences américaines, jugeant ainsi que la France n’était pas du tout à la pointe de la laïcité. Or, quand l’Assemblée nationale réédite Briand pour le centenaire de la loi de 1905, elle oublie purement et simplement le chapitre dans lequel Briand parle des expériences étrangères. C’est comme cela qu’en 2007, le Haut Conseil à l’intégration, lors de l’élaboration d’une Charte de la laïcité, peut tranquillement avancer que le Mexique s’est inspiré du modèle de séparation français alors que la séparation mexicaine date en réalité de 1861 !


Que se cache-t-il derrière tout ça ? La France moderne s’est construite sur ce que les historiens appellent le « conflit des deux France ». Il y avait alors un conflit pour définir l’identité nationale : France catholique versus France laïque. Or, ce conflit est pour ainsi dire terminé si bien que la laïcité, acceptée par la France catholique, fait désormais figure d’emblème national. Dans un contexte de globalisation anxiogène, il s’agit de préserver l’identité nationale, c’est-à-dire la laïcité, qui serait menacée par le communautarisme anglo-saxon et l’islam. D’où le besoin de réécrire l’histoire en oubliant soigneusement ce que la laïcité française doit au reste du monde et en exagérant ce que le reste du monde doit à la laïcité française. Le risque est donc celui de sacraliser un modèle, le rendre intouchable, penser qu’il est immuable pour toujours alors qu’au contraire il a toujours évolué, et de le voir en complet décalage avec la réalité.


La lecture de ce petit livre de J. Baubérot devrait permettre la prise de conscience de ce risque parce que la laïcité est remise sur ses pieds, c’est-à-dire sur son histoire, sur ses fondements philosophiques, sur ses différentes expériences dans le temps (avancées et reculs) et dans le monde. Il permet de dégager des outils pour comparer les niveaux de laïcisation de chaque pays, mais aussi pour en comprendre les mécanismes, liés à la modernité, à la sécularisation. Il permet, par un rapide panorama géopolitique, de dégager les enjeux mondiaux en termes de laïcité, les enjeux du XXIe siècle : une laïcité qui a bien entamé son 3e seuil qui consiste à déconstitutionnaliser les institutions qui ont permis, justement, de déconstitutionnaliser la religion, à savoir l’Ecole, la médecine, l’Etat voulant enseigner la nation. Faute de saisir ces mécanismes et enjeux, ne sommes-nous pas condamnés à prendre les manifestations pour les causes des problèmes ? A voir dans l’islam en France une menace pour la laïcité, pour l’identité française, alors que, selon l’expression de J. Baubérot, il n’en est que le « miroir grossissant » ?





Table des matières :



Introduction - La laïcité, réalité internationale
I/ Protohistoire de la laïcité
II/ Fondements philosophiques de la laïcité
III/ Despotismes éclairés, révolutions, laïcité
IV/ Laïcité et modernité triomphante
V/ Sociétés sécularisées et laïcité
VI/ Géopolitique de la laïcité
VII/ Laos, laïcité et défis du XXIe siècle

vendredi 1 février 2008

Pourquoi ce blog ?

Ce n'est pas moi qui clame, c'est la terre qui tonne... (József Attila)
Ah ! ce ne sont pas vos grandes et rares catastrophes, ces inondations qui emportent vos villages, ces tremblements de terre qui engloutissent vos villes, qui me touchent : ce qui me mine le cœur, c’est cette force dévorante qui est cachée dans toute la nature, qui ne produit rien qui ne détruise ce qui l’environne et ne se détruise soi-même… c’est ainsi que j’erre plein de tourments. Ciel, terre, forces actives qui m’environnent, je ne vois rien dans tout cela qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant. (Goethe, Les souffrances du jeune Werther).
A partir de cette révolte, de deux choses l'une : soit on subit jusqu'à abandonner, soit on exerce sa liberté (d'action) pour (se) rendre meilleur ; autrement dit, soit on choisit Werther (le suicide), soit on choisit Raskolnikov (le crime et le châtiment - l'existence).

Il ne s'agit bien sûr pas ici de choisir, mais de palabrer en attendant le choix comme d'autres attendent Godot : tout y sera donc absurde, inutile, à côté de la plaque et ce d'autant plus que l'ambition est - paradoxe ! - de contrer absurdité, futilité, erreurs. C'est un vain projet, à l'évidence, et il ne mène nulle part. Cependant, ça n'a pas la moindre importance puisque, comme le disait Ortega y Gasset : "Nous ne savons pas ce qui se passe, mais c'est cela qui se passe" ou le poète Antonio Machado :

"Marcheur, il n'y a pas de chemin,
le chemin se construit en marchant
."

Marcher, ce sera donc l'objet de ce blog. Marcher, non pas comme la Raison dans l'Histoire comme le disait Hegel, mais marcher dans cette histoire, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne siginifie rien, comme le disait Shakespeare. Marcher, être fort, être libre, ne pas se laisser porter par l'écume de la nécessité, des déterminations social-historiques. Marcher, sur un chemin jamais tracé par qui que ce soit, accepter sa solitude, marcher dans la Montagne, ne suivre aucun chemin et ne pas se retrouver tel un rhinocéros de Ionesco. Pas d'équerre, donc, pour autant que ce soit possible. Marcher.
Marcher, sans objectif. Et pourtant, si. C'est déjà un objectif que de ne pas en avoir. Simplement marcher pour accomplir ce qui se passe. Plus ambitieux, peut-être, Hayek (Essais de philosophie, de science politique, et d'économie) : C’est parce que – qu’il le veuille ou non – l’historien (il entend par là celui qui étudie le passé ou le présent d'une société) forme les idéaux politiques de l’avenir qu’il doit être guidé par les idéaux les plus élevés et se tenir à l’écart des débats politiques du jour. Plus élevés seront les idéaux qui le guident, plus il pourra rester indépendant des mouvements politiques qui poursuivent des buts proches, plus il pourra espérer rendre possible, à long terme, bien des choses pour lesquelles le monde n’est pas encore prêt.

Pour quel monde celui d'aujourd'hui n'est-il pas prêt ?