mercredi 17 décembre 2008

Piaget & Inhelder, La psychologie de l'enfant


Croissance mentale et physique sont indissociables : la psychologie de l’enfant ne se limite pas à la maturation biologique, mais prend en compte l’exercice, l’expérience acquise, la vie sociale.

I/ Le niveau sensori-moteur

La période antérieure au langage est appelée sensori-motrice : ni pensée ni affectivité liée à des représentations. Les constructions de schèmes s’appuient exclusivement sur des perceptions et des mouvements. L’intelligence sensori-motrice se développe par stades dans une progression continue et selon une réciprocité S ó R : assimilation et non pas association unilatérale.
Le point de départ du développement : les activités spontanées et totales de l’organisme, le réflexe. Jamais passif, l’organisme en se mouvant aboutit à des réflexes différenciés et coordonnés (et non pas l’inverse). Les réflexes du nouveau-né essentiels pour l’avenir donnent ainsi lieu à un « exercice réflexe » qui les consolide. Au stade II se constituent les premières habitudes mais sans différenciation entre buts et moyens. Au stade III (vers 4 mois ½) apparaissent des « réactions circulaires », avec coordination entre vision et préhension. Au stade IV seulement s’impose un but préalable mais les moyens employés ne sont empruntés qu’à des schèmes d’assimilation connus. Vers 11-12 mois (V), des moyens nouveaux sont recherchés. Enfin, en VI, les moyens nouveaux sont trouvés, non plus seulement par tâtonnements extérieurs, mais aussi par combinaisons intériorisées (compréhension soudaine). C’est l’achèvement des précédents niveaux.

Cette intelligence organise le réel en construisant, par son fonctionnement même, les grandes catégories de l’action. L’univers initial est centré sur le corps : cet égocentrisme est aussi total qu’inconscient et il faut 18 mois pour qu’une décentration générale s’opère :
D’abord par la formation d’objets permanents, alors qu’il n’y a que monde sans objets mais uniquement des tableaux mouvants et inconsistants. L’espace et le temps se structurent, indissociablement d’une structuration causale qui remplace la causalité initiale magico-phénoméniste.

3 formes se succèdent pour manifester le schématisme sensori-moteur : les structures de rythmes initiales ; les régulations diverses et contrôles par tâtonnements des premiers actes d’intelligence (feedbacks) ; un début de réversibilité source des futures opérations.

Si l’aspect cognitif des conduites consiste en leur structuration, l’aspect affectif consiste en leur énergétique. Baldwin parle d’adualisme initial : aucune frontière entre le monde intérieur vécu et l’ensemble des réalités extérieures (I et II). C’est un narcissisme (Freud) sans Narcisse. Les rythmes se différencient en recherches des stimuli agréables et en tendances à éviter les désagréables. Les progrès affectifs (III et IV) sont solidaires de la structuration générale des conduites. En V et VI, c’est un « choix de l’objet » affectif (Freud) : double constitution d’un moi différencié d’autrui et d’un autrui devenant objet d’affectivité. Décentration affective et décentration cognitive sont un même processus. Les « relations objectales » se constituent en liaison avec le schème des objets permanents.

II/ Le développement des perceptions

L’intelligence procède de l’action en son ensemble et la connaissance est essentiellement assimilation active et opératoire, à l’encontre de ce que pose l’empirisme (connaissance : copie du réel). Le sensori-moteur est irréductible au perceptif : la perception est en effet enrichie par l’activité sensori-motrice et ne peut donc pas la constituer pleinement. Les effets de champ sont des « illusions » ou déformations systématiques et demeurent pourtant qualitativement les mêmes à tout âge ; seule leur intensité diminue sous l’effet des activités perceptives qui elles se développent progressivement. Et ce jusqu’à pouvoir se plier aux directives que leur suggère l’intelligence en ses progrès opératoires. Alors que la théorie de la Gestalt voyait dans les activités perceptives une simple extension des effets de champ, on voit ici qu’au contraire, les effets de champ ne sont que des sédimentations locales d’activités perceptives de niveaux variés. Les notions de l’intelligence comportent des informations perceptives mais aussi toujours des constructions spécifiques plus ou moins complexes. Les structures perceptives reposent sur un mode de composition probabiliste et ainsi sont irréversibles. Elles contiennent aussi une composition non additive ; et comme les opérations sont rigoureusement additives (2+2=4 et pas un peu plus ou un peu moins comme s’il s’agissait d’une perception) et réversibles, il est exclu de tirer les opérations ou l’intelligence en général des systèmes perceptifs. Il y a donc une dualité.

III/ La fonction sémiotique ou symbolique

Fonction génératrice de la représentation, ou portant sur l’ensemble des signifiants différenciés. Malgré une extrême diversité de manifestations, cette fonction présente une unité remarquable. Il y a d’emblée signification, mais le signifiant est indifférencié avant le cours de la seconde année, quand l’évocation d’un objet ou événement absent est possible : imitation différée, puis jeu symbolique, puis dessin, image mentale et enfin évocation verbale sont les étapes de plus en plus complexes. L’imitation est la préfiguration sensori-motrice de la représentation, c’est par elle qu’on passe de ce niveau à celui des conduites représentatives. Symboles motivés (ressemblants à leurs signifiés) et signes arbitraires/conventionnels sont les nouveaux instruments engendrés par la fonction sémiotique.

Le jeu symbolique remplit le mieux la fonction essentielle du jeu chez l’enfant. Il doit en effet pouvoir s’assimiler au réel, alors que l’imitation est accommodation : l’intelligence est l’équilibre entre les deux. D’ailleurs, le symbolisme du rêve est analogue à celui du jeu (freudisme : M. Klein, A. Freud).

G. Luquet : le dessin jusque 8-9 ans est essentiellement réaliste d’intention, mais l’enfant dessine ce qu’il sait, plutôt que ce qu’il voit. Avant, on passe du réalisme fortuit au réalisme manqué, puis aux « bonshommes-têtards », au réalisme intellectuel et vers 8-9 ans donc au réalisme visuel. Les premières intuitions spatiales sont topologiques avant d’être projectives ou euclidiennes.

On distingue les images mentales reproductrices de celles anticipatrices ; mais même une reproduction imagée de mouvements même connus suppose une anticipation et toute image de mouvements s’appuie sur les opérations permettant de comprendre ces processus en même temps que de les imaginer. Les images préopératoires sont donc statiques. Ce n’est que vers 7-8 ans que les images cinétiques et de transformation deviennent possibles. Les images mentales sont un système de symboles qui traduisent le niveau de compréhension préopératoire puis opératoire de l’enfant : elle ne suffit pas à structurer.

Le mémoire de récognition est très précoce, mais la mémoire d’évocation n’apparaît pas avant l’image mentale, le langage. Ce qu’on appelle mémoire est donc l’aspect figuratif des systèmes de schèmes. Le langage débute par une phase de lallation spontanée puis une différenciation des phonèmes par imitation (11-12 mois) avant un stade de mots-phrases (Stern) puis, dans la seconde année, de phrases à deux mots… (R. Brown). [débat Chomsky / Piaget] Il y a une corrélation surprenante entre le langage employé et le mode de raisonnement. Le langage n’est pas la source de la logique, mais est au contraire structuré par elle. Les racines de la logique : la coordination générale des actions depuis le niveau sensori-moteur.
IV/ Les opérations « concrètes » de la pensée et les relations interindividuelles

Il y a un retard entre le schème de l’objet permanent et la réversibilité et les conservations opératoires (7-8 ans) qu’il annonce. Ce retard montre 3 niveaux successifs (et non pas 2 comme le pensait Wallon, De l’acte à la pensée). Entre l’action directe sur le réel (sensori-motrice) et les opérations, il y a un niveau de progrès mais aussi d’obstacles. En premier lieu : la nécessité de reconstruire sur le plan de la représentation ce qui était sur celui de l’action ; cette décentration est encore plus complexe sur un univers plus étendu comme l’est celui de la représentation. Et puis, il faut qu’elle porte sur un univers non plus physique, mais aussi interindividuel, social. Les opérations nécessitent un processus de socialisation cognitive, affective, morale.

Les opérations sont toujours coordonnées en un système d’ensemble. Réversibles (inversion ou réciprocité), elles impliquent un invariant et donc un schème de conservation, ce qui s’acquiert vers 7-8 ans. Ces opérations portent sur des objets, pas encore sur des hypothèses verbales.

Il existe une précausalité entre la cause efficiente et la cause finale (les « pourquoi » vers 3 ans). Ce finalisme montre un réalisme dû à l’indifférenciation du physique et du psychique. Elle est assez proche des causalités magico-phénoménistes. Pour les formes opératoires de causalité, l’obstacle est que le réel résiste à la déduction, il y a toujours une part d’aléatoire. La notion de probabilité se construit peu à peu.

Vers 3 ans se forment des sympathies ou antipathies durables et d’une conscience ou valorisation durable de soi. Alors l’enfant s’oppose à autrui et il cherche à conquérir son affection et son estime. On doit considérer le processus de socialisation, et non pas celui d’une transmission à sens unique. Or la socialisation pose problème, l’enfant pouvant monologuer alors que l’adulte le prend pour des informations lui étant destinées.

Selon P. Bovet, la genèse du devoir nécessite l’intervention de consignes données de l’extérieur et l’acceptation de ces consignes (donc d’un sentiment sui generis de celui qui les reçoit pour celui qui la donne : respect mêlant affection et crainte). Ce respect unilatéral (et non mutuel) engendre une hétéronomie chez l’enfant qui s’atténuera pour laisser place, en partie, à l’autonomie et au respect mutuel.

V/ Le préadolescent et les opérations propositionnelles

Nouvelle structure (négligée par les « tests » focalisés sur les différences individuelles) de la pensée : maniement d’hypothèses et raisonnement sur des propositions abstraites. A l’adolescence, le sujet peut différencier la forme du contenu, c’est le début de la pensée hypothético-déductive ou formelle. Sont possibles, non plus seulement des sériations, classifications, mais des combinatoires (combinaisons, permutations) ; non plus seulement une réversibilité, mais des groupes de réversibilités : quaternalité réunissant inversions et réciprocités en un même système. Par ailleurs, la notion de proportion débute toujours sous forme qualitative et logique (11-12 ans), avant de se structurer quantitativement.

La formation scolaire néglige totalement ou presque la culture de cette pensée. Pourtant, c’est une remarquable formation spontanée de l’esprit expérimental qui s’opère.

Le passage d’opérations concrètes centrées sur le réel à celles formelles qui atteignent ses transformations possibles est un changement de perspective capital non sans conséquences affectives (identité, autonomie morale, nouvelles valeurs, insertion dans la société…)



Conclusion

Trois grandes constructions se succèdent donc des schèmes sensori-moteurs aux relations sémiotiques puis à la pensée formelle. La chronologie de succession devient de plus en plus variable, prouvant par là que la maturation interne est de moins en moins seule à l’œuvre : les influences du milieu croissent en importance. L’expérience acquise n’est pas pur enregistrement : les structures logico-mathématiques sont élaborées avant d’avoir les connaissances physiques. En plus de la maturation et de l’expérience acquise, sont fondamentales les interactions sociales. On ne saurait démêler les aspects affectifs et cognitifs, qui sont à la fois inséparables et irréductibles l’un à l’autre.

Il reste qu’il n’y a pas de plan préétabli, bien que la construction soit progressive, chaque étape étant nécessaire à la suivante. Dimensions ontogénétique et sociale doivent donc être prises en compte ensemble. La cybernétique donne des moyens de penser ce développement, par l’autorégulation avec les boucles rétroactives et anticipatrices.

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