dimanche 12 octobre 2008

Faut-il sauver les soldats Nabe et Siné ?


Depuis le 20 septembre, je tourne et retourne ce tract – Sauver Siné – de Marc-Edouard Nabe sans parvenir à savoir ce que j’en pense. Le point de départ est clair : une nouvelle manifestation de la guerre idéologique qui sévit depuis la victoire des (dites) démocraties (dites) libérales sur le communisme et dont la propagande consiste à démontrer que, le meilleur Système l’ayant emporté, il n’y a plus d’idéologies et les Occidentaux peuvent batifoler joyeusement dans les vertes prairies de l’insouciance (le capitalisme centré sur l’Empire américain) et ce jusqu’à ce que les bougnoules déboulent pour restaurer la barbarie moyenâgeuse, cataclysme contre lequel les (dites) démocraties (dites) libérales doivent présenter un front uni duquel aucune tête ne saurait dépasser. La propagande est puissante, mais souffre de quelques mises en cause, si bien qu’elle a recourt à une arme fatale : l’antisémitisme étant devenu après Auschwitz le crime des crimes, lancer l’anathème armé de ce thème assure la disqualification du coupable. On en arrive aux plus délirantes accusations (Max Gallo faisant le lien entre l’antisarkozysme et l’antisémitisme obtient-il le pompon ?) qui fâchent peut-être ceux qui les subissent mais qui m’écoeurent personnellement surtout pour l’insultante banalisation des crimes nazis dont les victimes ne méritent pas, à mon sens, d’être ainsi utilisées à tour de bras pour régler des comptes idéologiques 60 ans plus tard. Je m’égare, je m’égare (et pas seulement de…), mais c’est ainsi que Siné dut quitter Charlie Hebdo en cet été 2008.

En tant que lecteur de Charlie, ce fut difficile à avaler. Je ne me faisais certes guère d’illusion sur la radicalité du journal, mais il restait agréable de lire dans le même canard des propos différents voire contradictoires entre les premières et les dernières pages, et puis Siné quoi… c’est Siné. Alors il a lancé Siné Hebdo, et un enthousiasme certain était de mise. A l’évidence, la liste des trublions laissait un peu perplexe : si je ne regarde plus la télé, ce n’est pas pour lire les mêmes pantins dans un journal qui se voudrait subversif ! L’axe Ruquier-Groland dont parle Nabe, amèrement : très peu pour moi également. Mais enfin maintenant que quelques numéros sont passés, on peut toujours faire la fine bouche mais il n’empêche que Siné Hebdo remplit un vide.

D’accord avec Nabe, pourtant : l’antisarkozysme est facile et sans risque. C’est au Système qu’il faut s’attaquer, et Siné ne le fera pas dans son journal « recentré ». Et justement, le Système est en train de péricliter – à moins qu’il ne sache se métamorphoser une nouvelle fois et se nourrir de la crise qu’il traverse pour renouveler sa domination, ce qui semble plus probable. Quoiqu’il en soit, comme en toute période de crise, il y a là un moment historique pendant lequel il est possible de prendre conscience que nous choisissons nos règles et lois, et que nous, vivants hic et nunc, pouvons agir pour remodeler voire créer un nouveau modèle, bien que son avènement ne soit en aucun cas prévisible, dépendant du résultat combiné de tant d’actions individuelles. Le Système et sa propagande se fissurent.

Est-il temps pour un journal ? Nabe répond négativement. Au contraire, je pense qu’il en est plus que jamais temps. Parce qu’à défaut de se saisir de cette occasion politique que nous offre la crise, c’est le risque d’un violent retour de flamme qui nous guette. Wallerstein parle des guerres de religion pendant que beaucoup évoquent le spectre de 1929 et des années 30. Alors éloignons les tentations apocalyptiques – j’ai au contraire une tendance au « catastrophisme éclairé » assez fâcheuse – car ce n’est pas d’une Révolution des Saints dont nous avons besoin – pour un pacifiste obstiné, la violence extatique, c’est un peu gênant. Ce qu’il faudrait, c’est détruire par la pensée non pas les bases idéologiques de ce qu’on appelle le néo-libéralisme, mais plus radicalement la rationalité prétendument optimale du capitalisme. Il ne s’agit pas de construire un nouveau modèle théorique – il ferait inévitablement fausse route – mais bien de saper la propagande consistant à sanctifier une fatalité contre laquelle nous ne pourrions nous élever. Personne en 1789 n’avait de plan sur ce qui allait se passer, et pourtant le régime a changé. Nul besoin d’une théorie, mais uniquement de la conviction que nous pouvons être révolutionnaires (reste donc d’actualité Cornelius Castoriadis). Comme le disait Guy Debord, « le monde a déjà été filmé, il faut le transformer ». Mais pour cela, il faut bien que les acteurs potentiels sortent de leur léthargie. N’est-ce pas le moment, avant que trop de bruit et de fureur ne rendent la tâche trop violente, d’agir ?

Nabe aurait donc voulu un numéro unique, résurgence de Siné Massacre, regroupant tous les coupables d’antisémitisme, bien qu’ils n’aient rien à voir entre eux si ce n’est leur qualité de pestiférés. « Ça, c’est de l’ouverture ! Moi, je suis le moins sectaire de tous… » clame-t-il. Certes, mais ne pourrait-on pas être encore moins sectaire et ne pas limiter le casting aux pestiférés ? Nabe, remarquant que la police ne fait pas de différence entre ceux qui « [refusent] de se plier au chantage à la Shoah » et ceux qui « [veulent] détruire tous les Juifs comme Hitler le voulait », prétend assumer cette confusion mais ne se dit toutefois fier d’être antisémite qu’à la condition qu’on entende ainsi ceux de la première catégorie. Malgré tout ce qu’il en dit, il garde la distinction.

Et il faut la garder. Etant personnellement persuadé que l’individu se construit dans sa recherche d’autonomie qui se conquiert contre des déterminations partielles naturelles ou sociales, et souhaitant donc mettre l’accent sur l’acquis, l’existence, la liberté, l’individu, l’événement, il m’est impossible d’appliquer des catégories englobantes et donc de penser en termes racistes. A moins de dépasser les frontières de la mauvaise foi et de l’auto-trahison, je ne saurais donc être antisémite. Cependant, n’étant pas sioniste (si tant est que j’aie un avis à donner là-dessus), il se pourrait que l’accusation tombe. En réalité, mon antisionisme n’est qu’un cas particulier de mon antinationalisme : il ne s’agit là d’aucun traitement de faveur et malgré mon soutien (si toutefois je pouvais me permettre) aux Palestiniens, j’aurais beaucoup de mal à leur souhaiter de connaître les Joies d’un Etat-nation, concept qui n’a pas fini de me casser les pieds ici d’où j’écris tranquillement.

C’est donc au nom du respect de la liberté (d’expression) et de la différence que j’estime que nous ne devons pas démissionner et opiner du sous-chef lorsqu’un BHL assimile Siné à « l’antisémitisme le plus rance ». Et qu’il n’est pas « pitoyable » de fustiger Vincent d’Indy, auteur d’un opéra antisémite honoré d’une avenue parisienne, « pour montrer qu’on est du bon côté ». En revanche, rêvons à un journal qui ouvre ses colonnes à tous, qu’ils sentent le soufre ou non (oui : ou non) et que tout ce beau monde s’étripe dans les mêmes colonnes avec pour seul but de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous enfonçons en usant de tous les mécanismes de servitude volontaire. Le camp des bons (ceux qui approuvent les opérations de l’OTAN) se plaît à se définir comme voltairien, et assène cette phrase qui est faussement attribuée à leur idole : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je battrai pour que vous puissiez le dire ». Hélas, cette phrase, dans l’esprit voltairien malgré tout, prouve leur imposture à eux qui se battent pour que le point de vue opposé au leur ne soit pas formulé.

Je ne crois pas qu’il faille craindre des excès de liberté d’expression, ce avec quoi ils étaient d’accord à propos des caricatures de Mahomet. Il en va de même avec le négationnisme, tare qui passa sous le sous le coup de la loi Gayssot au moment même où elle avait été vaincue par exemple par l’investissement de Pierre Vidal-Naquet. Parce que la liberté appelle son contrepoids : la responsabilité. Que les plus abjectes pensées soient exprimées, et alors elles seront combattues avec passion, sérieux, intelligence, humour et le débat public y aura gagné bien davantage qu’en condamnant dans l’indifférence générale et la bêtise contreproductive les auteurs d’abjections. Si l’on doit reconnaître une force à la démocratie, c’est celle de savoir autoriser ses ennemis à s’exprimer en son sein (liberté pour les ennemis de la liberté), à la différence de tous les autres régimes connus : c’est précisément la force que l’on devrait mettre en avant si l’on voulait la défendre ; c’est celle qui est jetée par-dessus bord par ses défenseurs apparemment les plus acharnés…

samedi 4 octobre 2008

Bob Dylan peut-il couvrir le bruit ?


Le bruit – prenons-le ici dans son sens pauvre (mais non commun) soit celui qui englobe tous les désordres qui nuisent à la communication de l’information, tout ce qui est non pertinent, toute pollution finalement. Tout ce qui nous pourrit la vie. Le bruit des voitures, des sirènes, des klaxons, mais aussi celui de la publicité – et tout ce qui fait notre société de consommation, mais encore celui des papiers à remplir – et tout ce qui fait notre société bureaucratique, etc. – le déchaînement de bruit et de fureur shakespearien rendant la vie insignifiante, déchaînement dédoublé encore par toutes les tentatives humaines pour le recouvrir (religions en tous genres, au sens large). La question est donc : peut-on recouvrir le bruit ? par quelque chose de Beau, de Sublime s’entend. Le dernier film de Béla Tarr (L’homme de Londres, adapté du roman de Simenon) dans son grand et magnifique dénuement stigmatise le bruit, omniprésent, accablant tout au long du film, répétitif comme dictant la destinée à laquelle nul ne saurait échapper ; ce film, donc, répond tragiquement à la question : non, on ne peut pas couvrir le bruit ni s’en débarrasser, et c’est lui qui nous définit.


En revanche, De la guerre de Bertrand Bonello donne une toute autre réponse. 1/ Il faut s’enfuir, échapper au bruit, sortir du monde, s’extraire de la soumission sociale qui fait notre quotidien. 2/ On peut revenir, non sans mal, dans le monde et couvrir le bruit ambiant par du Bob Dylan. Pour accomplir ce chemin, on passe par l’isolement façon Printemps, été, automne, hiver et printemps de Kim Ki-Duk (mais là, on n’en revient pas !) ou Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (mais en une version communautaire chez Bonello, quoique…), le silence (où l’on retrouve toute la filmographie de Kim Ki-Duk quasiment, hanté qu’il est par le mensonge et le bruit que portent les mots dont il est plus qu’économe), la folie façon I’m a cyborg but that’s OK de Park Chan-Wook et façon, diamétralement opposée, Apocalypse now de Francis Ford Coppola. Un petit côté Eyes wide Shut aussi de Stanley Kubrick. Voilà, il faudrait penser tous ces films ensemble. Je vais simplement laisser en l’air ces réflexions. J’ai beaucoup de mal à croire que ce soit possible et considère qu’il faut sortir totalement du monde pour couper le bruit. Mais enfin… La seule chose certaine, c’est que l’ordre social se charge bien de reléguer comme fou, malade, sectaire, illuminé ou je ne sais quoi celui qui se pose la question, sans doute par excès de sensibilité, de la réduction du bruit. Ce sont donc ces fous qui sont intéressants.

Vive la crise !!


Bon, allons-y, quelques petits commentaires sur la crise financière. Il y a en effet quelques points que j’aimerais souligner.



1/ Economie de marché, capitalisme, libéralisme



Ces trois notions sont habituellement allègrement confondues, or elles ne renvoient pas du tout aux mêmes réalités. Ce n’est pas qu’une affaire de mots, alors revenons dessus.

Le libéralisme est un courant de pensée basé sur le droit naturel qui entend donc limiter le pouvoir (étatique ou autre) pour préserver les libertés individuelles. Il implique donc que chaque individu ait les mêmes droits.

Passons à l’économie. L’approche la plus pertinente me semble être celle de Braudel. En effet, les économistes ont cette fâcheuse tendance à voir du marché partout. Braudel parle d’une tripartition, de trois étages. Le premier serait celui de l’autoconsommation, de la valeur d’usage, des échanges « non économiques », le plus conséquent. L’étage au-dessus serait occupé par l’économie (de marché), celui des régularités du jeu de l’offre et de la demande, de la libre concurrence non faussée, qui prend son envol dans les villes-mondes européennes à partir du XVe siècle. Et enfin, profitant des progrès de l’économie de marché, mais aussi de la complicité de la société, et de l’action libératoire d’un marché mondial (commerce au loin, division internationale du travail), le capitalisme. Le capitalisme a besoin de l’économie de marché, d’où la confusion qui est faite, mais en a besoin pour mieux la contourner. Le capitalisme c’est l’art de s’arroger des monopoles, et à ce titre, l’Etat est à la fois un gêneur et un complice. On se demande en effet lequel du capitalisme et de l’Etat est l’idiot utile de l’autre.

Toujours est-il que, me semble-t-il, d’un point de vue libéral, l’économie de marché est évidemment défendable, et souhaitable, compatible (paradigme libéral fondé sur le travail agricole et la propriété foncière au XVIIIe siècle : tous les sujets se valent en droit, toutes les propriétés sont mesurables en valeur), mais le capitalisme certainement pas.



Pour revenir à la crise des subprimes, il me semble, là encore, qu’on en arrive là à cause d’actions anti-économiques menées à la chaîne et en masse, c’est-à-dire pousser les gens à s’endetter pour des crédits dont les taux augmenteront mais voyez-vous ce n’est pas grave parce que le marché de l’immobilier monte aussi. On est loin du jeu de l’offre et de la demande, mais bel et bien dans la spéculation la plus folle. Il était bien évident que le marché n’allait pas monté indéfiniment. Ça n’a pas empêché un ahuri de proposer des « crédits hypothécaires » pendant la campagne de 2007 sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de propriétaires dans ce pays. Ça n’avait manifestement pas affolé ses électeurs. D’ailleurs, au Etats-Unis également, la responsabilité des pouvoirs politiques est bien établie. Bref, étatisme et capitalisme ont encore une fois marché, si j’ose dire, main dans la main, pour le plus grand malheur de l’ensemble des citoyens. La question de la dérégulation soi-disant néo-libérale est donc assez hors de propos. Ce à quoi il faut s’attaquer, c’est au capitalisme, ou, comme dit Daniel Cohen, le jeu qui consiste à lancer une pièce, et dire : « pile je gagne, face vous perdez » - autrement dit la privatisation des profits et la socialisation des pertes.



2/ Le centre du monde va changer



Ce n’est pas vraiment une conséquence, encore que les crises doivent bien accélérer les choses. Mais les richesses sont largement en train, depuis un moment déjà, de se transférer de l’Amérique vers l’Asie. Déjà, on sait que les Chinois sont blindés de bons du Trésor US. Et les 1400 milliards du plan Paulson (700 + 300 qui avaient déjà été avancés, + ce qui va venir, inévitablement) seront financés par la dette publique, donc ira en Chine, encore une fois. C’est peut-être la dernière crise de domination de l’Empire US. Peut-être que la prochaine crise partira d’Asie et signifiera que le centre économique mondial a vraiment changé, comme la crise de 29 partie de New York signifiait le triomphe de cette dernière sur Londres. Surtout que, contrairement à 29 où la solution était somme toute assez simple (faire remonter les prix, inflation, croissance, dépenses publiques), la situation est bien plus complexe aujourd’hui, et seules les exportations pourront sauver les USA, autant dire les pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie. Emmanuel Todd devrait voir les ventes de ses bouquins remonter encore.



3/ Autonomie et action politique



C’est avec stupéfaction que certains ont vu des sommes mirobolantes débloquées soudainement pour palier à cette crise bancaire alors qu’on nous bassine régulièrement comme quoi on ne peut rien faire, il n’y a pas de marges de manœuvre, j’en passe et des meilleures. Merci à la crise, donc, de faire remarquer à tout le monde que si, on a des marges de manœuvre. La condition de maintien d’un pouvoir, quel qu’il soit, est de faire croire au peuple qu’il dirige que celui-ci ne peut pas changer sa situation et sa réalité. Si, justement, on peut la changer. Rien n’oblige à ce que le monde soit celui qu’il est aujourd’hui, et d’ailleurs il n’était pas le même hier et ne sera pas le même demain. Alors il ne manque que la volonté de se saisir de la question politique, de comprendre que nous, ici et maintenant, décidons de quel monde nous voulons habiter. So what ?