Depuis le 20 septembre, je tourne et retourne ce tract – Sauver Siné – de Marc-Edouard Nabe sans parvenir à savoir ce que j’en pense. Le point de départ est clair : une nouvelle manifestation de la guerre idéologique qui sévit depuis la victoire des (dites) démocraties (dites) libérales sur le communisme et dont la propagande consiste à démontrer que, le meilleur Système l’ayant emporté, il n’y a plus d’idéologies et les Occidentaux peuvent batifoler joyeusement dans les vertes prairies de l’insouciance (le capitalisme centré sur l’Empire américain) et ce jusqu’à ce que les bougnoules déboulent pour restaurer la barbarie moyenâgeuse, cataclysme contre lequel les (dites) démocraties (dites) libérales doivent présenter un front uni duquel aucune tête ne saurait dépasser. La propagande est puissante, mais souffre de quelques mises en cause, si bien qu’elle a recourt à une arme fatale : l’antisémitisme étant devenu après Auschwitz le crime des crimes, lancer l’anathème armé de ce thème assure la disqualification du coupable. On en arrive aux plus délirantes accusations (Max Gallo faisant le lien entre l’antisarkozysme et l’antisémitisme obtient-il le pompon ?) qui fâchent peut-être ceux qui les subissent mais qui m’écoeurent personnellement surtout pour l’insultante banalisation des crimes nazis dont les victimes ne méritent pas, à mon sens, d’être ainsi utilisées à tour de bras pour régler des comptes idéologiques 60 ans plus tard. Je m’égare, je m’égare (et pas seulement de…), mais c’est ainsi que Siné dut quitter Charlie Hebdo en cet été 2008.
En tant que lecteur de Charlie, ce fut difficile à avaler. Je ne me faisais certes guère d’illusion sur la radicalité du journal, mais il restait agréable de lire dans le même canard des propos différents voire contradictoires entre les premières et les dernières pages, et puis Siné quoi… c’est Siné. Alors il a lancé Siné Hebdo, et un enthousiasme certain était de mise. A l’évidence, la liste des trublions laissait un peu perplexe : si je ne regarde plus la télé, ce n’est pas pour lire les mêmes pantins dans un journal qui se voudrait subversif ! L’axe Ruquier-Groland dont parle Nabe, amèrement : très peu pour moi également. Mais enfin maintenant que quelques numéros sont passés, on peut toujours faire la fine bouche mais il n’empêche que Siné Hebdo remplit un vide.
D’accord avec Nabe, pourtant : l’antisarkozysme est facile et sans risque. C’est au Système qu’il faut s’attaquer, et Siné ne le fera pas dans son journal « recentré ». Et justement, le Système est en train de péricliter – à moins qu’il ne sache se métamorphoser une nouvelle fois et se nourrir de la crise qu’il traverse pour renouveler sa domination, ce qui semble plus probable. Quoiqu’il en soit, comme en toute période de crise, il y a là un moment historique pendant lequel il est possible de prendre conscience que nous choisissons nos règles et lois, et que nous, vivants hic et nunc, pouvons agir pour remodeler voire créer un nouveau modèle, bien que son avènement ne soit en aucun cas prévisible, dépendant du résultat combiné de tant d’actions individuelles. Le Système et sa propagande se fissurent.
Est-il temps pour un journal ? Nabe répond négativement. Au contraire, je pense qu’il en est plus que jamais temps. Parce qu’à défaut de se saisir de cette occasion politique que nous offre la crise, c’est le risque d’un violent retour de flamme qui nous guette. Wallerstein parle des guerres de religion pendant que beaucoup évoquent le spectre de 1929 et des années 30. Alors éloignons les tentations apocalyptiques – j’ai au contraire une tendance au « catastrophisme éclairé » assez fâcheuse – car ce n’est pas d’une Révolution des Saints dont nous avons besoin – pour un pacifiste obstiné, la violence extatique, c’est un peu gênant. Ce qu’il faudrait, c’est détruire par la pensée non pas les bases idéologiques de ce qu’on appelle le néo-libéralisme, mais plus radicalement la rationalité prétendument optimale du capitalisme. Il ne s’agit pas de construire un nouveau modèle théorique – il ferait inévitablement fausse route – mais bien de saper la propagande consistant à sanctifier une fatalité contre laquelle nous ne pourrions nous élever. Personne en 1789 n’avait de plan sur ce qui allait se passer, et pourtant le régime a changé. Nul besoin d’une théorie, mais uniquement de la conviction que nous pouvons être révolutionnaires (reste donc d’actualité Cornelius Castoriadis). Comme le disait Guy Debord, « le monde a déjà été filmé, il faut le transformer ». Mais pour cela, il faut bien que les acteurs potentiels sortent de leur léthargie. N’est-ce pas le moment, avant que trop de bruit et de fureur ne rendent la tâche trop violente, d’agir ?
Nabe aurait donc voulu un numéro unique, résurgence de Siné Massacre, regroupant tous les coupables d’antisémitisme, bien qu’ils n’aient rien à voir entre eux si ce n’est leur qualité de pestiférés. « Ça, c’est de l’ouverture ! Moi, je suis le moins sectaire de tous… » clame-t-il. Certes, mais ne pourrait-on pas être encore moins sectaire et ne pas limiter le casting aux pestiférés ? Nabe, remarquant que la police ne fait pas de différence entre ceux qui « [refusent] de se plier au chantage à la Shoah » et ceux qui « [veulent] détruire tous les Juifs comme Hitler le voulait », prétend assumer cette confusion mais ne se dit toutefois fier d’être antisémite qu’à la condition qu’on entende ainsi ceux de la première catégorie. Malgré tout ce qu’il en dit, il garde la distinction.
Et il faut la garder. Etant personnellement persuadé que l’individu se construit dans sa recherche d’autonomie qui se conquiert contre des déterminations partielles naturelles ou sociales, et souhaitant donc mettre l’accent sur l’acquis, l’existence, la liberté, l’individu, l’événement, il m’est impossible d’appliquer des catégories englobantes et donc de penser en termes racistes. A moins de dépasser les frontières de la mauvaise foi et de l’auto-trahison, je ne saurais donc être antisémite. Cependant, n’étant pas sioniste (si tant est que j’aie un avis à donner là-dessus), il se pourrait que l’accusation tombe. En réalité, mon antisionisme n’est qu’un cas particulier de mon antinationalisme : il ne s’agit là d’aucun traitement de faveur et malgré mon soutien (si toutefois je pouvais me permettre) aux Palestiniens, j’aurais beaucoup de mal à leur souhaiter de connaître les Joies d’un Etat-nation, concept qui n’a pas fini de me casser les pieds ici d’où j’écris tranquillement.
C’est donc au nom du respect de la liberté (d’expression) et de la différence que j’estime que nous ne devons pas démissionner et opiner du sous-chef lorsqu’un BHL assimile Siné à « l’antisémitisme le plus rance ». Et qu’il n’est pas « pitoyable » de fustiger Vincent d’Indy, auteur d’un opéra antisémite honoré d’une avenue parisienne, « pour montrer qu’on est du bon côté ». En revanche, rêvons à un journal qui ouvre ses colonnes à tous, qu’ils sentent le soufre ou non (oui : ou non) et que tout ce beau monde s’étripe dans les mêmes colonnes avec pour seul but de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous enfonçons en usant de tous les mécanismes de servitude volontaire. Le camp des bons (ceux qui approuvent les opérations de l’OTAN) se plaît à se définir comme voltairien, et assène cette phrase qui est faussement attribuée à leur idole : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je battrai pour que vous puissiez le dire ». Hélas, cette phrase, dans l’esprit voltairien malgré tout, prouve leur imposture à eux qui se battent pour que le point de vue opposé au leur ne soit pas formulé.
Je ne crois pas qu’il faille craindre des excès de liberté d’expression, ce avec quoi ils étaient d’accord à propos des caricatures de Mahomet. Il en va de même avec le négationnisme, tare qui passa sous le sous le coup de la loi Gayssot au moment même où elle avait été vaincue par exemple par l’investissement de Pierre Vidal-Naquet. Parce que la liberté appelle son contrepoids : la responsabilité. Que les plus abjectes pensées soient exprimées, et alors elles seront combattues avec passion, sérieux, intelligence, humour et le débat public y aura gagné bien davantage qu’en condamnant dans l’indifférence générale et la bêtise contreproductive les auteurs d’abjections. Si l’on doit reconnaître une force à la démocratie, c’est celle de savoir autoriser ses ennemis à s’exprimer en son sein (liberté pour les ennemis de la liberté), à la différence de tous les autres régimes connus : c’est précisément la force que l’on devrait mettre en avant si l’on voulait la défendre ; c’est celle qui est jetée par-dessus bord par ses défenseurs apparemment les plus acharnés…
En tant que lecteur de Charlie, ce fut difficile à avaler. Je ne me faisais certes guère d’illusion sur la radicalité du journal, mais il restait agréable de lire dans le même canard des propos différents voire contradictoires entre les premières et les dernières pages, et puis Siné quoi… c’est Siné. Alors il a lancé Siné Hebdo, et un enthousiasme certain était de mise. A l’évidence, la liste des trublions laissait un peu perplexe : si je ne regarde plus la télé, ce n’est pas pour lire les mêmes pantins dans un journal qui se voudrait subversif ! L’axe Ruquier-Groland dont parle Nabe, amèrement : très peu pour moi également. Mais enfin maintenant que quelques numéros sont passés, on peut toujours faire la fine bouche mais il n’empêche que Siné Hebdo remplit un vide.
D’accord avec Nabe, pourtant : l’antisarkozysme est facile et sans risque. C’est au Système qu’il faut s’attaquer, et Siné ne le fera pas dans son journal « recentré ». Et justement, le Système est en train de péricliter – à moins qu’il ne sache se métamorphoser une nouvelle fois et se nourrir de la crise qu’il traverse pour renouveler sa domination, ce qui semble plus probable. Quoiqu’il en soit, comme en toute période de crise, il y a là un moment historique pendant lequel il est possible de prendre conscience que nous choisissons nos règles et lois, et que nous, vivants hic et nunc, pouvons agir pour remodeler voire créer un nouveau modèle, bien que son avènement ne soit en aucun cas prévisible, dépendant du résultat combiné de tant d’actions individuelles. Le Système et sa propagande se fissurent.
Est-il temps pour un journal ? Nabe répond négativement. Au contraire, je pense qu’il en est plus que jamais temps. Parce qu’à défaut de se saisir de cette occasion politique que nous offre la crise, c’est le risque d’un violent retour de flamme qui nous guette. Wallerstein parle des guerres de religion pendant que beaucoup évoquent le spectre de 1929 et des années 30. Alors éloignons les tentations apocalyptiques – j’ai au contraire une tendance au « catastrophisme éclairé » assez fâcheuse – car ce n’est pas d’une Révolution des Saints dont nous avons besoin – pour un pacifiste obstiné, la violence extatique, c’est un peu gênant. Ce qu’il faudrait, c’est détruire par la pensée non pas les bases idéologiques de ce qu’on appelle le néo-libéralisme, mais plus radicalement la rationalité prétendument optimale du capitalisme. Il ne s’agit pas de construire un nouveau modèle théorique – il ferait inévitablement fausse route – mais bien de saper la propagande consistant à sanctifier une fatalité contre laquelle nous ne pourrions nous élever. Personne en 1789 n’avait de plan sur ce qui allait se passer, et pourtant le régime a changé. Nul besoin d’une théorie, mais uniquement de la conviction que nous pouvons être révolutionnaires (reste donc d’actualité Cornelius Castoriadis). Comme le disait Guy Debord, « le monde a déjà été filmé, il faut le transformer ». Mais pour cela, il faut bien que les acteurs potentiels sortent de leur léthargie. N’est-ce pas le moment, avant que trop de bruit et de fureur ne rendent la tâche trop violente, d’agir ?
Nabe aurait donc voulu un numéro unique, résurgence de Siné Massacre, regroupant tous les coupables d’antisémitisme, bien qu’ils n’aient rien à voir entre eux si ce n’est leur qualité de pestiférés. « Ça, c’est de l’ouverture ! Moi, je suis le moins sectaire de tous… » clame-t-il. Certes, mais ne pourrait-on pas être encore moins sectaire et ne pas limiter le casting aux pestiférés ? Nabe, remarquant que la police ne fait pas de différence entre ceux qui « [refusent] de se plier au chantage à la Shoah » et ceux qui « [veulent] détruire tous les Juifs comme Hitler le voulait », prétend assumer cette confusion mais ne se dit toutefois fier d’être antisémite qu’à la condition qu’on entende ainsi ceux de la première catégorie. Malgré tout ce qu’il en dit, il garde la distinction.
Et il faut la garder. Etant personnellement persuadé que l’individu se construit dans sa recherche d’autonomie qui se conquiert contre des déterminations partielles naturelles ou sociales, et souhaitant donc mettre l’accent sur l’acquis, l’existence, la liberté, l’individu, l’événement, il m’est impossible d’appliquer des catégories englobantes et donc de penser en termes racistes. A moins de dépasser les frontières de la mauvaise foi et de l’auto-trahison, je ne saurais donc être antisémite. Cependant, n’étant pas sioniste (si tant est que j’aie un avis à donner là-dessus), il se pourrait que l’accusation tombe. En réalité, mon antisionisme n’est qu’un cas particulier de mon antinationalisme : il ne s’agit là d’aucun traitement de faveur et malgré mon soutien (si toutefois je pouvais me permettre) aux Palestiniens, j’aurais beaucoup de mal à leur souhaiter de connaître les Joies d’un Etat-nation, concept qui n’a pas fini de me casser les pieds ici d’où j’écris tranquillement.
C’est donc au nom du respect de la liberté (d’expression) et de la différence que j’estime que nous ne devons pas démissionner et opiner du sous-chef lorsqu’un BHL assimile Siné à « l’antisémitisme le plus rance ». Et qu’il n’est pas « pitoyable » de fustiger Vincent d’Indy, auteur d’un opéra antisémite honoré d’une avenue parisienne, « pour montrer qu’on est du bon côté ». En revanche, rêvons à un journal qui ouvre ses colonnes à tous, qu’ils sentent le soufre ou non (oui : ou non) et que tout ce beau monde s’étripe dans les mêmes colonnes avec pour seul but de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous enfonçons en usant de tous les mécanismes de servitude volontaire. Le camp des bons (ceux qui approuvent les opérations de l’OTAN) se plaît à se définir comme voltairien, et assène cette phrase qui est faussement attribuée à leur idole : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je battrai pour que vous puissiez le dire ». Hélas, cette phrase, dans l’esprit voltairien malgré tout, prouve leur imposture à eux qui se battent pour que le point de vue opposé au leur ne soit pas formulé.
Je ne crois pas qu’il faille craindre des excès de liberté d’expression, ce avec quoi ils étaient d’accord à propos des caricatures de Mahomet. Il en va de même avec le négationnisme, tare qui passa sous le sous le coup de la loi Gayssot au moment même où elle avait été vaincue par exemple par l’investissement de Pierre Vidal-Naquet. Parce que la liberté appelle son contrepoids : la responsabilité. Que les plus abjectes pensées soient exprimées, et alors elles seront combattues avec passion, sérieux, intelligence, humour et le débat public y aura gagné bien davantage qu’en condamnant dans l’indifférence générale et la bêtise contreproductive les auteurs d’abjections. Si l’on doit reconnaître une force à la démocratie, c’est celle de savoir autoriser ses ennemis à s’exprimer en son sein (liberté pour les ennemis de la liberté), à la différence de tous les autres régimes connus : c’est précisément la force que l’on devrait mettre en avant si l’on voulait la défendre ; c’est celle qui est jetée par-dessus bord par ses défenseurs apparemment les plus acharnés…