Monsieur Millet,
Permettez-moi de vous appeler Monsieur, j'y suis quasiment contraint par d'étranges forces qui me poussent au respect, plus encore que par mon souci, toujours présent, de la Bienséance.
Une armée de fantastiques Géants, venus aussi bien de l'ouest que de l'est, du haut et du bas, vous attaque, courageusement, à mille contre un. Nous commençons à les bien connaître, ils nous surprennent pourtant éternellement, capables de surpasser leurs exploits à chaque bataille - et ils en mènent, des batailles. C'est qu'ils ont la machinerie moderne pour les conduire, alors que notre pauvre, pauvre, Rossinante commence à fatiguer.
Je suis de gauche démocrate anti-raciste et internationaliste. Tout devrait donc me pousser contre vous, et dans le camp du Bien, des belles personnes, des bienpensants, des honnêtes gens, des gens de bien, et pourtant : non. Eux aussi se proclament cependant de gauche, démocrates, anti-racistes, internationalistes.
Je le répète, les honnêtes gens en mènent, des batailles. J'ai pu comprendre, au fil des années, et des défaites, qu'ils ne parlaient pas la même langue que moi.
Ça a débuté comme ça : Edgar Morin était attaqué pour "incitation à la haine raciale". Et pourquoi pas Gandhi, tant qu'on y est ? D'autres affaires, innombrables, du même acabit, avant et après l'affaire Morin, firent monter la crispation. Le cas Dieudonné est exceptionnel : un métis qui se pense comme tel (donc un pont entre deux continents, deux cultures, donc une négation vivante du racisme) dont le patronyme est devenu synonyme de racisme, quoi de plus tragi-comique ? Mais l'histoire est pleine de ces grands renversements, de ces transferts. Il est facile d'accuser l'Autre d'être ce que nous ne voulons pas voir que nous sommes.
Je ne vous avais encore pas lu. Je vous avais entendu, je crois, dans l'émission Ce soir ou jamais, à propos de cette désormais fameuse complainte du seul blanc. Je n'en avais rien pensé de particulier, si ce n'est que c'est une chanson qui ne peut me toucher. Je ne suis pas attentif à ces détails, je ne les remarque pas, et je suis incapable de réduire un individu à une quelconque communauté. Je crois que je suis nietzschéen par réflexe : dans "Deviens ce que tu es", le terme important est "deviens". Un Homme à la peau noire n'est pas noir tant qu'il ne l'est pas devenu. Sous le regard éhonté du colonisateur (lequel était de centre-gauche, ce conflit idéologique ne date pas d'hier, et j'estime ainsi mon positionnement tout à fait cohérent dans ma critique du racisme et du colonialisme depuis Jules Ferry jusqu'à SOS Racisme), il est devenu nègre. La négritude et le jazz font plus pour ridiculiser le colonialisme que toute la bienpensance anti-raciste réunie - et pour cause !
Ce qui m'intéresse donc chez les autres, c'est leur devenir, leur liberté, pas leur passé ni leur communauté. Je suis d'ailleurs tout à fait infirme quand il s'agit de décrire une personne, avant que cette personne ne m'ait révélé sa façon de se décrire. Quand bien même, je vis dans un quartier assez peu blanc, idem dans mon travail, je n'écoute quasiment que de la musique de nègres et de bougnoules, et j'aime ça. Je suis, je l'espère, curieux de l'Autre, et les ponts historico-géographiques qui nous permettent de les rencontrer, de les connaitre, c'est là une chance. Je ne me suis jamais interrogé, en tant que "seul blanc", et même après réflexion, ça me paraît tout à fait incongru. Obama est plus blanc que Jean Genet, non ? Ah ! j'exagère ?! C'est à cause de Nabe.
Vous enfoncez d'ailleurs le clou, cet été, avec vos pamphlets, et toujours la complainte du seul blanc. Mais cette fois-ci, l'acharnement médiatique contre vous dépasse l'entendement. Toute la bienpensance déglinguée rivalise d'abjection. Tout y passe : vous faites de Breivik un héros, vous êtes raciste, vous insultez la mémoire des victimes, vous êtes fasciste. Des témoins vous auraient vu à plusieurs reprises chez Marc Dutroux, et des amis d'enfance déclarent - horresco referens ! - que vous torturiez déjà des chats pendant les récréations à l'école.
Je ne supporte plus ces médiacrates, leur propagande et leur tartuferie, de laquelle Molière lui-même s'étonnerait. Il me fut surtout pénible d'encaisser la chronique de Fabrice d'Almeida sur France Inter, lui qui est historien, et spécialiste des médias et de la propagande. Il est lugubre, lugubre de penser qu'il peut, malgré cela, servir la plus infecte soupe propagandiste sauce Val, préparée du mélange Millet, Dieudonné, Faurisson, Céline, avec pour résultat une clownerie iconoclaste et néanmoins nazifiée.
Quant au coup de grâce, c'est bien entendu au journal Le Monde qu'il revenait de le donner. Après les sous-fifres de itélé, des Inrocks, et compagnie, c'est la maison-mère qui attaque. Trouver 119 écrivains, 119 écrivains !... pour fustiger avec Annie Ernaux votre "fascisme", aucun écrivain au monde n'aurait pu l'imaginer. Cette fois-ci, les choses sont claires, le fond est touché, la partie est terminée, Babylone est brûlée, en cendres. Les mots n'ont plus de sens. La guerre c'est la paix.
Ils s'y mettent à 119, et pas un, pas un, pas un de ces 119 écrivains n'a compris l'ironie du titre, ne sent que l'anéantissement de la littérature par le Nouvel Ordre moral, selon votre expression, est la condition sine qua non de l'émergence d'un Breivik, et donc que la situation logique, non ironique, voudrait que ce soit un cultureux mondain et mondialiste qui fasse l'éloge de Breivik. Quant à l'écrivain, dinosaure de la littérature, les faits lui ayant donné raison (la montée de l'insignifiance conduisant entre autres à des pratiques terroristes monstrueuses), il ne peut que redoubler de virulence dans ses alertes, ce que le Nouvel Ordre moral, pour se perpétuer, ne peut que prendre comme une justification et un éloge du monstre terroriste. Le piège est terrible, et magnifiquement déjoué par l'ironie de votre titre.
Pas un de ces 119 écrivains n'a le moindre commentaire à faire sur le contenu de vos trois pamphlets. L'histoire littéraire du XXe siècle, la théorie du Spectacle, celle des simulacres de Baudrillard, le rôle de Mai 68, les relations entre les médias, le Culturel et la politique, l'industrie culturelle, l'illusion démocratique, la surestimation totalitaire, Lévi-Strauss, René Girard, rien, il n'y a rien de pertinent à dire. En un sens, je m'en félicite, et vous aussi, assurément, c'est toujours ça de "débat" et de "commentativite" en moins.
La littérature, la langue, l'altérité ? il n'y a personne non plus, ces sujets n'existent pas. Il est beaucoup plus important de chasser le racisme. Pourtant, en cherchant bien, le racisme pourrait être trouvé là où ils ne l'attendaient pas. Vos livres transpirent en effet d'une idée centrale : la défense de l'altérité et la critique de l'indifférentiation. Vous pleurez la disparition de l'Autre. C'est du racisme, ça ? C'est d'extrême-droite, ça ? Si on prend cette propagande au pied de la lettre, cela signifie alors que l'anti-racisme, c'est la tolérance de tous (ceux qui boivent du Coca, écoutent de la pop, et lisent le Da Vinci Code). Quel magnifique exploit que de tolérer le même ! Quel humanisme ! Quel raffinement ! Si j'osais, je citerais la première phrase de Bagatelles pour un massacre. Boum ! Vrang !
Vous vous affirmez au fil des pages comme défenseur de la biodiversité des idées et des cultures. Grâce notamment à Péguy, j'en comprends bien les implications. Je me disais internationaliste - mais pour aller à la rencontre, et au-delà des nations, il faut bel et bien que les nations existent. L'inter-nationalisme, ce n'est pas le mondialisme, c'en est le contraire : l'échange dans l'altérité d'un côté, et la communication globish de l'autre.
J'en finis, maintenant. Les honnêtes gens ne sont pas démocrates, ils sont voltairiens ; ils ne sont pas internationalistes, ils sont mondialistes ; ils ne sont pas de gauche, ils sont l'instrument de résignation sociale du capitalisme financier. Pasolini nous répèterait que là est le vrai fascisme. C'est pourquoi il est extrêmement important pour eux que leurs opposants passent pour fascistes, d'extrême-droite, racistes.
Nous le savons. Soyons les plus forts. Enfilons le heaume de Mambrin. Et en avant !
"En avant. […] Puissé-je ne rien garder à mes semelles de tout ce que je quitte, et ne rien emporter que mes belles douleurs, mes belles conquêtes, toutes mes victoires sur moi-même en tant de combats où j’ai été vaincu selon le monde, défait par la laideur et révolté par le bruit. […] En avant !"
André Suarès
Très cordialement,