Ce soir, je repense à Bernard-Lazare. Bernard Lazare en fait, ou même plutôt Lazare Bernard. Mais moi, c'est à Bernard-Lazare que je pense, parce que c'est Péguy son ami qui en a fait un personnage, ainsi orthographié, qui compte dans mon Panthéon. Une six-cent quatorzième accusation de : prétention, arrogance, mépris, ne rayez pas les mentions toutes utiles, n'y est sans doute pas pour rien. Ce que j'écris est violent, trop violent. Vous me direz : si on te le dit autant, ça doit être un peu vrai, et même complètement. Et encore suis-je certainement en-dessous avec mon estimation... Pourtant, je prétends que c'est injustifié. Je le prétends... Ah, je dois être prétentieux finalement.
Reprenons. Péguy raconte. Il raconte Bernard-Lazare. Et il raconte l'Affaire Dreyfus. Il dit moult choses passionnantes, lisez Notre jeunesse (pp. 183-186 en l'occurrence). Mais il dit aussi, il dit surtout, pour ce qui me concerne ce soir, l'anarchisme intellectuel de Bernard-Lazare. Bernard-Lazare était dreyfusiste. Il s'est consacré à faire éclater l'innocence de Dreyfus. Mais tout autant, il s'est opposé à la dégradation de cette morale, de cette mystique, en politique démagogique de la part des dreyfusistes. Lui cherchait la Vérité. Ce qui lui valut les foudres de tous les partis, les balles de tous les camps.
Bon. Péguy :
"Il faut penser que c'était un homme, j'ai dit très précisément un prophète, pour qui tout l'appareil des puissances, la raison d'Etat, les puissances temporelles, les puissances politiques, les autorités de tout ordre, politiques, intellectuelles, mentales même ne pesaient pas une once devant une révolte, devant un mouvement de la conscience propre."
Mais le dire, ce n'est pas suffisant. Il faut le faire comprendre. Alors Péguy image :
"On ne peut même en avoir une aucune idée. Nous autres nous ne pouvons en avoir aucune idée. Quand nous nous révoltons contre une autorité, quand nous marchons contre une autorité, au moins nous les soulevons. Enfin nous en sentons le poids. Au moins en nous. Il faut au moins que nous les soulevions. Nous savons, nous sentons que nous marchons contre elles et que nous les soulevons. Pour lui elles n'existaient pas."
Je continue, tant Péguy est clair :
"Il ne les méprisait même pas. Il les ignorait et même plus. Il ne les voyait pas, il ne les considérait pas. Il était myope. Elles n'existaient pas pour lui. Elles n'étaient pas de son grade, de son ordre de grandeur, de sa grandeur. Elles lui étaient totalement étrangères. Elles étaient pour lui moins que rien, égales à zéro. Elles étaient comme des dames qui n'étaient point reçues dans son salon."
Il les affrontait sans même se rendre compte qu'il les affrontait. Encore :
"Il avait pour l'autorité, pour le commandement, pour le gouvernement, pour la force, temporelle, pour l’État, pour la raison d’État, pour les messieurs habillés d'autorité, vêtus de raison d’État, une telle haine, une telle aversion, un ressentiment constant tel que cette haine les annulait, qu'ils n'entraient point, qu'ils n'avaient point l'honneur d'entrer dans son entendement."
Voilà. Voilà... Ainsi donc, on lui asséna : "Vous voyez, mon cher ami, la Cour de Cassation a jugé contre vous.", à propos de l'Affaire des congrégations. Comme le raconte Péguy, les dreyfusards devenus combistes faisaient les malins. Mais voici la réaction de l'Anarchiste :
"Il faut avoir vu alors son œil pétillant de malice, mais douce, et de renseignement. Qui n'a pas vu son œil noir n'a rien vu, son œil de myope ; et le pli de sa lèvre. Un peu grasse. - Mon cher ami, répondit-il doucement, vous vous trompez. C'est moi qui ai jugé autrement que la Cour de Cassation. L'idée qu'on pouvait un instant lui comparer, à lui Bernard-Lazare, la Cour de Cassation, toutes chambres éployées, lui paraissait bouffonne. Comme l'autre était tout de même un peu suffoqué. - Mais, mon garçon, lui dit-il très doucement, la Cour de Cassation, c'est des hommes."
Il est des gens en effet qui ont besoin de la Cour de Cassation pour porter des jugements moraux. D'autres, non - ont l'anarchisme de s'en passer :
"Non jamais je n'ai vu une aisance telle, aussi souveraine. Jamais je n'ai vu un spirituel mépriser aussi souverainement, aussi sainement, aussi aisément, aussi également une compagnie temporelle. Jamais je n'ai vu un spirituel annuler ainsi un corps temporel. On sentait très bien que pour lui la Cour de Cassation ça ne lui en imposait pas du tout, que pour lui c'étaient des vieux, des vieux bonshommes, que l'idée de les opposer à lui Bernard-Lazare comme autorité judiciaire était purement baroque, burlesque, que lui Bernard-Lazare était une tout autre autorité judiciaire, et politique, et tout."
Ah, ça pose. Et de conclure :
"Quand l'autre fut parti : Vous l'avez vu, me dit-il en riant. Il était rigolo avec sa Cour de Cassation."
Je laisse ici Péguy et Bernard-Lazare. Je reprends mon fil. Ce que j'écris est violent, trop violent. Je prétends que cette interprétation, fatale, provient de ce que j'écris naturellement, sans m'en rendre compte, contre ce qui est humain, trop humain. Ce sont là autant d'autorités que je ne reconnais pas, sans même que je veuille ne pas les reconnaître, je ne les reconnais pas au sens que je ne les repère pas, je ne sais pas qu'elles existent, je ne sais pas que je les perturbe. Je cherche, je cherche la Vérité. Avoir raison ou avoir tort ? C'est à la fois la seule chose qui compte, et ce qui n'a strictement aucune importance. Je m'explique.
Je répète à longueur de journée à des enfants qu'ils ont le droit de se tromper, que ce n'est pas grave d'avoir pensé quelque chose qui s'est avéré, si j'ose dire, faux, que c'est en se trompant qu'on avance, à la condition tout de même d'en avoir conscience et donc de toujours chercher à vérifier ses idées. On se trompe en permanence. Nous ne sommes qu'humains, trop humains. Il n'y a aucune honte à avoir eu une idée fausse. Il suffit d'avoir en tête qu'on peut se tromper, et de rester ouvert à toute contradiction. Donc : si j'ai raison, je n'en tire aucune gloire, aucune prétention ; et si j'ai tort, je n'en souffre pas, je ne me dénigre pas. Ce n'est pas à la charrette des erreurs qu'on juge un homme. De mon point de vue, je peux donc démontrer que quelqu'un a tort, et ce faisant je n'imagine pas, c'est hors de mon entendement, lui porter atteinte. Soit ma démonstration est valide, et il n'a qu'à se ranger à mon avis sans honte aucune, soit elle ne l'est pas il n'a qu'à en démontrer l'invalidité, et c'est moi qui aurai appris quelque chose. J'ai eu tort, aucune importance ; j'ai eu raison, aucune importance.
La seule chose qui compte est alors de chercher à savoir si ce que j'écris est vrai ou faux. Je prends un exemple.
Si on me demandait mon avis sur le mot programme, appliqué à l'être humain (programme politique, programmes de l’Éducation nationale), on penserait à la lecture de ma réponse que j'assimile tout homme politique et tout enseignant à un nazi en puissance. Parce que, effectivement, l'utilisation de ce mot démontre selon moi une extravagante négation de la liberté qu'un individu est en droit d'exiger. Pro-gramme : la lettre avant. Tout est fixé à l'avance. C'est catastrophique. Mes mots seraient assurément ultra-violents. Mais elle n'est pas destinée à d'autres gusses que moi, je suis tout autant ciblé par cette flèche empoisonnée. Je les applique tous les jours, ces programmes. Je ne me situe évidemment pas au-dessus, je suis dedans. Je n'attaque pas untel ou untel, je ne fais pas la leçon à des enfants ou à des ignorants. Je considère que nous nous trompons collectivement. C'est un appel, pas de la prétention. Que des personnes, beaucoup de personnes, des centaines, des milliers de personnes, des personnes intelligentes et compétentes, aient réfléchi, donné d'eux-mêmes, dépensé beaucoup d'énergie, de passion, de temps, tout, pour élaborer des programmes éducatifs, des programmes politiques, ça n'entre pas dans ma considération. Je ne me sens pas meilleur que ces gens-là, j'ai simplement un avis différent. Je ne vois pas où est la prétention là-dedans. Je m'attends, quand j'argumente une prise de position, à ce qu'on contre-argumente, pas à ce qu'on rétorque que je suis prétentieux parce que beaucoup de monde intelligent est contre moi. A-t-on répondu à Galilée qu'il était prétentieux parce qu'il ne pensait pas comme l'Autorité ? Oui. Je ne suis pas Galilée, mais on me fait le même type de réponse.
Opposer une autorité, un nombre, à une argumentation factuelle, c'est incongru, à mes yeux. Je me sens comme le Bernard-Lazare décrit par Péguy. La Cour de Cassation ? C'est burlesque, bouffon ! Je me fous qu'elle valide ou invalide mon argumentation. Je veux savoir si celle-ci est vraie ou fausse.
Opposer des personnes, blessées, vexées, à une argumentation factuelle, c'est incongru, à mes yeux. C'est du sentimentalisme. La maladie du temps. Il ne faut pas dire la Vérité, il faut être gentil avec tout le monde.
Conséquence de quoi, je ne peux plus penser que le sarkozysme est une plaie, parce que cela revient à insulter les membres de l'UMP et leurs électeurs. Comme si ces gens-là étaient définis, ad vitam aeternam, par leur adhésion au sarkozysme. Sarkozy lui-même ne peut pas changer d'avis, se dire qu'il s'est trompé, qu'il n'aurait pas du faire telle ou telle chose, il est impensable qu'il juge un jour sa présidence négative pour la France, impossible : il est ce qu'il a fait, il n'aurait pu faire autrement, c'était dans sa nature à laquelle il ne peut rien changer d'avoir fait tout ce qu'il fait, il n'avait aucune liberté individuelle à exercer, c'est une marionnette, un esclave (de quoi ?). Son électeur lui aussi ne peut absolument pas se remettre en question, se dire qu'il a fait un mauvais choix, changer de camp, d'opinions, évoluer... Impossible.
Je ne sais pas pour les autres, mais moi je me sens capable de changer d'opinion, d'avis, d'évoluer. Alors je ne vois pas en quoi une idée que je peux avoir, un moment dans ma vie, peut me définir au point que le jour où cette idée est critiquée, violemment critiquée, je me sente menacé dans mon estime de soi. Je crois bien ne jamais m'être vexé. C'est un sentiment qui m'est étranger. Je le néglige chez les autres, je l'ignore, j'ignore qu'il est chez les autres. Je suis mon propre souverain, mon propre accusateur. Je suppose que les autres le sont également, ce en quoi je me trompe manifestement. Jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire, je vois là les raisons expliquant qu'on interprète mes écrits de la sorte.
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