jeudi 12 avril 2007

Vers une culture-monde ?




Mercredi 04 avril, Lyon, salle du Ninkasi : en route pour la joie du concert d'Interzone [1], le duo composé de Serge Teyssot-Gay et de Khaled Aljaramani. Pour un adorateur de Noir Désir, voir jouer son guitariste est un événement en soi, mais la musique proposée avec son acolyte syrien en est un autre. Et pourtant, il aura fallu l'annulation d'Arcade Fire quelques jours plus tôt pour que je remarque cette tournée d'Interzone - un mal pour un bien.



Ainsi m'y voilà. La première partie est assurée par un groupe de la région lyonnaise dont je n'avais jamais entendu parler : Antiquarks [2]. Quelle surprise ! Un batteur-chanteur (Richard Monségu) et un joueur de vielle à roue (Sébastien Tron), c'est déjà surprenant, mais leur prétention à jouer ce qu'ils appellent de la "musique interterrestre" l'est encore plus. Et avec quelle réussite ! Ils nous font en effet voyager pelle-mêle avec les peuples nomades asiatiques qui font peur malgré leurs intentions nobles car ils étrange(r)s, un pirate humaniste qui aurait rencontré Montaigne et Bartolomé de las Casas, dans le désert avec les Touaregs, dans l'Espagne obsédée par la limpieza de sangre, etc. Tout cela servi par une musique originale, inventive, variée, qui nous transporte à travers la Terre. Impressionnant. Alors quand arrive Interzone, nous sommes prêts à poursuivre le voyage. Et nous n'en serons pas déçus ! Loins de tomber dans un consensus mou, une neutralisation respective de leurs techniques et de leurs instruments, les deux compères, grâce à une complicité éblouissante, parviennent à tirer le meilleur - ou plutôt peut-être l'inédit, mais cela revient au même - de leur jeu, ils paraissent se lancer des défis, l'un répondant à l'autre et vice versa. Leur plaisir de jouer est éclatant et la salle l'incorpore en plaisir d'y assister - comme quoi il n'est pas forcément nécessaire de parler pour communiquer. Ce concert aura donc été un moment d'une rare intensité, mêlant si parfaitement virtuosité et originalité, différences et échange... quel rafraichissement dans un paysage musical - et ceci n'engage que moi - bien morne tant le rock semble tourner en rond.


J'en arrive donc au vif du sujet. Une fois passée l'émotion de ce concert, les idées ont fusé : cette musique en "libre-échange", ou "interterrestre", en tout cas qui voyage partout autour du monde, tente de faire connaître, ou comprendre, les autres peuples, qui appelle au dialogue comme meilleur moyen de se dépasser soi-même... cette musique est hypermoderne - ou postmoderne ou ultramoderne voire de modernité tardive car le qualificatif change selon les auteurs - et constitue à mes yeux la réponse aux angoisses du temps présent. L'historien Jean-Pierre Vernant disait : "Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c'est se perdre et cesser d'être. On se connaît, on se construit par le contact, l'échange, le commerce avec l'autre. Entre les rives du même et de l'autre, l'homme est un pont." [3] C'est ce qu'accomplit cette musique, et ce à un moment où la mondialisation est jugée angoissante par tous les bords car elle écraserait les cultures et/ou les identités. Alors que la mythologie nationale est en crise, une mythologie-monde est-elle sur le point d'émerger ?


Depuis longtemps, pourtant, le temps du monde semble être arrivé. Fernand Braudel est peut-être celui qui en a le plus brillament parlé [4]. C'est sous le signe du capitalisme que le monde s'unifie entre XVè et XVIIIè siècle, et c'est le progrès de l'économie d'échange en soubassement qui permet le capitalisme. Braudel utilise donc cette expression d'économie-monde. Aujourd'hui que l'économie est globalisée, il faut se demander si l'économie du monde devient une économie-monde : forme-t-elle un tout économique ? Des travaux d'économie et de géographie semblent y répondre par l'affirmative, parfois un peu vite peut-être [5]. Toujours est-il que cette mondialisation dite libérale paraît pour le moins destructrice, et si je ne partage pas ce diagnostic négatif, il me semble que la réalité d'un système économique mondial ne se dément pas, même si les interdépendances ne sont parfois qu'à l'état de bribes, en tout cas discontinues, laissant place - plus que nécessaire - aux protectionnismes, aux frontières, etc.


Admettons l'économie globale. Il y a également ce qu'on pourrait appeler une philosophie-monde. Elle n'émerge certes pas durant ces dernières années. Que Montaigne défende l'humanité des cannibales, que Montesquieu écrive du point de vue persan, il faut y voir la méthode comparative, l'auto-critique qui ne saurait se développer sans voyage, sans traversée des frontières vers l'autre, sans volonté - et possibilité - d'échange. Et Nietzsche : "on feint de ne pas voir - à moins qu'on en donne une interprétation arbitraire et mensongère - les signes qui avancent avec le plus d'évidence que l'Europe veut s'unifier." [6] Ce qui valait pour l'Europe vaut aujourd'hui pour le Monde. Du moins peut-on en percevoir les éclairs, les instantanés, comme le fait Edgar Morin dans Terre-Patrie par exemple. Il y a communauté de destin terrestre, mais de cela nous ne prenons conscience réellement qu'en cas de catastrophe : qu'un tsunami ravage l'Asie du sud-est et se fait jour un élan mondial de solidarité, qu'Al Quaeda détruise le World Trade Center, et c'est l'effroi un peu partout, etc. Le fait est que les grands enjeux sont mondiaux, interdépendants :

- l'écologie

- les droits de l'être humain

- la laïcisation / sécularisation

- le développement économique

- les inégalités sociales et spatiales...


Il y a donc besoin de Monde. Mais le Monde paraît aliénant, déstructurant, destructeur. Cette vue me semble réductrice, et je reprendrais à mon compte la pensée de Nick Couldry selon lequel la globalisation homogénéise certes la façon d'exprimer ses différences, mais ne les abolit pas [7]. Mais alors, pour éviter les échecs d'un internationalisme abstrait, il convient de faire appel à ce que j'ai appelé une mythologie-monde. Le succès du nationalisme a surtout résidé en ceci qu'il a su créer une mythologie nationale (nos ancêtres les Gaulois, Jeanne d'Arc, culte des grands hommes, fête nationale, surtout monuments aux morts) [8]. Or la pensée mythologique, loin d'être la manifestation d'une civilisation arriérée, est tout aussi utile que la pensée rationelle [9]. Aujourd'hui, nier les localismes, les nationalismes pour ne penser qu'à la communauté de destin ne mènerait à rien. Les cultures du monde sont d'une préciosité infinie, et c'est d'elles que pourrait naître une culture-monde qui ne les abolirait pas, mais au contraire s'en nourrirait. Une culture-monde pourrait déterminer un référentiel commun, une unité dans la diversité, faire valoir le Monde, la communauté de destin de l'humanité sous son beau jour, faire naître une mythologie-monde capable de répondre aux angoisses suscitées par la mondialisation qui serait alors vue sous un jour nouveau.


Et les signes ne trompent pas. Ainsi ai-je débuté cet article par la "musique interterrestre", ou musique-monde. Aussi pourrais-je citer le cinéma-monde, dont l'exemple le plus brillant me venant à l'esprit est celui d'Alejandro Gonzales Inarritu, et notamment son dernier film, Babel, montrant les interdépendances de destin autour du globe. Et puis, comment ne pas parler de cet appel de 44 écrivains en faveur d'une "littérature-monde en français" ? [10]

Le monde revient estiment-ils. Et c'est la meilleure des nouvelles. Il s'agit,
d'après eux, de rattraper le retard de la littérature française sur les Salman
Rushdie, Kazuuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureishi ou Michael Ondaatje... Une
littérature de voyage, d'échange, d'identités multiples coexistantes et qui, au
lieu de s'annuler, s'enrichissent mutuellement. Ils ne soucient pas d'un quelconque "impérialisme culturel" [...] c'est à la formation d'une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l'imaginaire, n'aura pour pour frontières que celles de l'esprit

Michel Le Bris et Jean Rouaud dirigeront en mai un ouvrage intitutlé Pour une littérature-monde chez Gallimard.


N'est-ce pas là une réponse au désarroi de la gauche dépossédée de ses utopies et qui ne peut se définir que comme anti-libérale, contre un système, et non pas pour un autre monde défini. Faute de cette culture-monde, cette gauche n'a d'autre choix que de résister à ce qu'elle juge néfaste, en courant alors le risque de ressembler à la droite. La campagne électorale à laquelle nous assistons est davantage un concours à celui ou celle qui ressemblera le plus à Astérix résistant à l'envahisseur qu'à un débat dont le centre serait les valeurs humanistes. Car enfin ! qui à gauche pourrait désapprouver Spinoza quand il explique que pour se préserver, nous devons nécesserairement préserver les autres, et donc que la base du comportement éthique est l'altruisme [11], et par voie de conséquence l'échange, le mondialisme ? Certes le processus produit autant de dégâts que de progrès, mais comme le dit le poète Hölderlin,

Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve

Si au XVIIè siècle, on avait peur de la fuite des métaux vers l'Orient, nous avons peur aujourd'hui de la fuite des entreprises. Braudel expliquait que cela revenait à se plaindre de perdre ses boulets après avoir bombardé une ville... Pour contrer cette peur de l'inconnu, il nous manque les Balzac et Baudelaire contemporains [12], il nous manque une nouvelle mythologie, il nous manque une culture-monde. Ce bien modeste article espère la rendre un peu plus visible ...


[1] Myspace de Serge Teyssot-Gay
[2] Site d'Antiquarks
[3] C'est ainsi qu'il conclu La traversée des frontières
[4] cf. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVè-XVIIIè siècle paru en 1979 ou la présentation qu'il en fait dans La dynamique du capitalisme.
[5] cf. par exemple P. Veltz, Mondialisation, villes et territoires ; C.-A. Michalet, Qu'est-ce que la mondialisation? ; D. Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations
[6] Aphorisme 256 de Par delà le bien et le mal
[7] cité par Eric Macé in Les imaginaires médiatiques
[8] cf. l'ouvrage dirigé par Pierre Nora : Les lieux de mémoire
[9] Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine
[10] publié dans Le Monde le 16 mars 2007
[11] Spinoza, L'éthique. cf. également le livre du neurobiologiste Antonio Damasio : Spinoza avait raison
[12] Roger Caillois, Le mythe et l'homme

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