Deux nourritures me donnent des boutons : les arachides, et les experts. Les arachides, je comprends qu'elles passent pour la plupart de mes coreligionnaires... mais les experts !... comment leur nocivité n'est-elle pas universellement admise ! reconnue ! entendue, acquise... on n'en parle plus, c'est fini, terminé !
Au lieu de ça, ce ne sont que rivalités pour les supporter. Elle a bonne presse aussi, la tolérance. Et nous y sommes tellement accoutumés, à leur présence. Il faut dire : nous avons été bien dressés.
Ah ! on en demande et redemande de la parole d'expert ! certifiée... validée... conforme ! réglementaire et tout, sérieuse ô combien ! oh ! ah ! lumineuse ! implacable ! logique ! démontrée...
Mais oui, en voulons-nous en voilà de la propagande ! de la belle langue de bois, du jargon techniciste... ce ne sont qu'entourloupes et emberlificotages, du parler Robot. Montrez-nous encore, abreuvez-nous encore de ces Phares de l'humanité, et Gloires du Progrès, nous aimons tant ça.
La palme, là on ne tient plus, elle revient à l'expert économiste. Comme antinomie, ça se pose : expert économiste. Article 1 : tout individu se présentant comme "expert économiste" devra porter un nez rouge et un chapeau pointu.
Petit tour par l'étymologie :
"Espert, du lat. class. expertus « éprouvé, qui a fait ses preuves », part. passé de experiri « éprouver, faire l'essai, tenter de réaliser »; expert par réfection étymologique"
L'économiste ne fait aucun essai, ne tente rien, ne prouve rien et, je vais l'ajouter avec plus de mauvaise foi que de souci d'exactitude, n'éprouve rien. Son habileté serait assurément plus difficile à démontrer que le Théorème de Fermat. Par définition, un économiste n'est pas un expert. N'importe quel licencié de l'industrie a plus de connaissance pratique que notre >> expert << économiste. Ne s'étonneront de les voir systématiquement valider le sinistre jeu bankster "Pile je gagne, face tu perds" que ceux qui ne se sont jamais renseignés sur leur situation d'employés de banque ou plus simplement encore de banquiers. Il n'y a plus beaucoup d'excuses à cela aujourd'hui entre les films de Pierre Carles, les livres (celui de Mauduit, dernier en date), le travail d'ACRIMED, etc.
Passons, donc. Et relions. C'est la figure même de l'expert qui doit être détruite. Ma réflexion sur ce sujet a commencé avec la lecture de l’œuvre d'Edgar Morin, penseur de la complexité qui en dénonçait très bien les dangers : l'hyper-spécialisation et l'hermétisme de plus en plus poussés. A chaque sujet, ou plutôt micro-sujet, son spécialiste, hyper-pointu, mais analphabète sur les micro-sujets de ses comparses. Le développement des connaissances risquant de nous les faire perdre et d'amener à la dictature de l'expert. Le citoyen de base n'a pas les moyens de comprendre les enjeux, il faut donc laisser la décision à ceux qui savent. Par exemple : les employés de Goldman Sachs (exemple choisi au hasard).
En fait, ce problème n'est que la réactualisation d'un vieux problème. Ça a toujours été le même. C'est celui de la démocratie. Il y a ceux qui >> savent << qui ont peur de ceux qui ne savent pas. Les >> Républicains << n'ont pas donné le droit de vote aux femmes pendant 1 siècle parce qu'ils avaient peur d'elles, soumises selon eux aux curés. Il y avait le Parti Intellectuel dénoncé par Charles Péguy comme étant le pire pouvant exercer sa domination. Aujourd'hui, on a notre ami BHL qui nous explique doctement que la démocratie, c'est quand on a le temps, sinon, il faut que quelqu'un passe au-dessus (lui, par exemple).
Tout cela a une longue perspective historique. Les >> experts << aujourd'hui se réfèrent systématiquement à Voltaire, non sans raison. Voltaire m'a toujours paru suspect pour son attirance vers le despotisme éclairé et son mépris corrélé de la "populace". Rousseau n'était pas sur cette ligne, mais nos >> experts << en dignes héritiers de Voltaire ont fait de Rousseau le grand-père de Robespierre lui-même grand-père de Staline. D'après les liquidateurs du Peuple, parler du Peuple c'est du "populisme" soit quasiment du "fascisme" de mangeurs d'enfants et d'assoiffés de sang. Voltaire, si souvent cité par le si bon Henri Guillemin : "Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne." Passez, muscade !
Et vous savez quoi ? On n'a pas besoin de Voltaire contre la religion. De toute façon, la religion, c'est fini... les sacralités sont ailleurs aujourd'hui. L'athéisme doit être radical. Aller à la racine. Cornélius Castoriadis nous a donné les armes théoriques de l'autonomie politique. Nous faisons société et nous écrivons nos lois. Nous pouvons le faire : nous devons le faire. Toute hétéronomie est à rejeter. On s'en fout ! que ce soit Dieu, le Roi, l'Expert, qui nous gouverne. Nous ne voulons pas être gouvernés.
A ce stade, seuls les démocrates pourront me suivre. Ça implique en effet de faire confiance au Peuple, à l'éducation populaire, à l'éducation du peuple, par le peuple, pour le peuple. Il faut admettre que le citoyen est compétent. C'est difficile.
C'est pour cela qu'un échange avec une écolière m'a fait particulièrement plaisir, alors que nous construisions une montgolfière :
- et tu en as déjà construit beaucoup des montgolfières ?- non, jamais ! c'est la première...- ah bon ! mais alors comment tu as autant d'expérience ?
Ça m'a fait très plaisir, non pas pour mon cas personnel, mais pour ce que ça veut dire du mythe de l'expertise. Je ne suis pas expert. Mais un petit travail, quelques renseignements pris, quelques recherches documentaires effectuées, et quelques essais réalisés permettent de (s'auto-)former et de devenir compétent. Nous sommes face à Alain Minc comme cette petite fille face à moi : nous fabriquons nous-même l'imposture dans laquelle l'expert nous enfermera. Il est tout à fait illégitime de se sentir incompétent.
L'adulte, de manière bien plus générale que l'enfant, se postule incompétent. En un sens, c'est un signe de sagesse, parce qu'il est vrai que la liste est infinie de ce que nous ignorons. Mais c'est virtuellement faux. Il est à la portée de n'importe qui de devenir compétent sur un sujet de son choix, à la condition d'y travailler, de chercher, d'avoir conscience de son ignorance et de ne pas la tenir pour grave : on a le droit de se tromper et c'est justement en vérifiant ses idées et corrigeant ses erreurs que nous progressons. Mais, l'adulte, il a subi le schéma descendant tout son parcours scolaire durant, et toute la journée à la télévision. Les voltairiens des deux derniers siècles lui ont très bien enseigné la résignation sociale.
Rien n'est fait pour que nous prenions conscience de notre capacité à construire notre savoir. Pourtant, le faisant, nous retrouvons par la même occasion :
- du plaisir- des connaissances- du lien et de la transmission- de l'estime de soi- de la curiosité, de l'éveil à son environnement- de l'autonomie intellectuelle, et politique
Quand Franck Lepage et ses amis organisent des ateliers de désintoxication du langage, il n'y a pas besoin d'avoir lu Marcuse, il n'y a pas besoin d'être un linguiste hors pair, un sémiologue internationalement reconnu. Il suffit d'avoir un vécu, et de tiquer sur certains mots et expressions... et de construire tous ensemble un corpus, des lignes, une logique, du sens même pour se bâtir une force d'auto-défense intellectuelle. Dans mon métier, il n'y a pas une journée sans qu'un gamin ne débarque pour m'apprendre quelque chose sur une expérience que je peux pourtant avoir déjà faite des centaines de fois ; tous deviennent la démonstration que chacun peut construire du savoir.
C'est très bien qu'il y ait des scientifiques très pointus qui travaillent dans leurs laboratoires avec de grands moyens sur l'effet Venturi par exemple. C'est autre chose, beaucoup plus signifiant politiquement, que nous, le Peuple, s'éduque de lui-même. C'est possible, et c'est ça, la démocratie. Nous pouvons, le Peuple, écrire nos lois. C'est tout le sens du combat mené par Étienne Chouard.
La tête du mouton qui tombe doit donner envie de se poser la question.