Gai savoir, III, 125 :
Nietzsche peint par Marc-Edouard Nabe |
L'insensé - N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, alluma une lanterne et se mit à courir sur la place publique en criant sans cesse : "Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu !" - Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? demandait l'autre. Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? - ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle.
Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. "Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l'avons tué, - vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme dans un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas venir la nuit, toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? - Les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau - Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux - ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux ? Il n'y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute cette histoire." - Ici l'insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement.
Enfin, il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. "Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n'est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche - et n'est pas encore parvenu jusqu'à l'oreille des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu'elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d'eux que l'astre le plus éloigné, - et pourtant c'est eux qui l'ont accompli !" - On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem aeternam deo. Expulsé et interrogé, il n'aurait cessé de répondre la même chose : "A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes de Dieu ?"