jeudi 29 avril 2010

Ahmad Jamal au Théâtre de Vénissieux

Soyons clair dès le départ : tout individu de la région absent ce soir est un ahuri. On n'a pas idée de zapper ce qui ne fait pas le buzz. Et en effet, ce fut plutôt une soirée de ramdam, à tous les sens du mot. Ahmad Jamal, dont j'apprends il y a quelques jours en lisant Kamikaze, de Marc-Edouard Nabe, qu'il a annulé un jour un concert sous l'excellent prétexte qu'on l'avait annoncé sous son "vrai" nom, invraisemblable manque de respect pour sa conversion islamique payée d'un juste retour de bâton, donnait ce soir un concert intitulé comme le dernier album A quiet time.

Tout fut magnifique. Je ne relis pas ce que j'avais écrit il y un an de cela pour mon premier concert de "l'architecte", je m'en souviens encore et si je ne le réécris pas, c'est uniquement parce que je n'ai pas plus de talent aujourd'hui qu'hier pour exprimer l'inexprimable. Tout fut magnifique. Nabe encore lui écrivait dans Chacun mes goûts que le jazz est le seul communisme qui a réussi. Je ne suis pas certain de comprendre, mais je le ressens. Et Ahmad Jamal qui dix peut-être quinze fois dans le concert nomme ses musiciens le prouve : des noms, d'accord, des individualités, mais quelque chose d'autre, une émergence, le tout vaut plus que la somme des parties. 

Parlons-en, de ses musiciens. James Cammack à la contrebasse, Manolo Badrena aux percus, et le petit nouveau pour moi : Herlin Riley à la batterie. Ces trois-là font parfois figure de cancres au fond de la salle occupés à profiter du dos tourné du Maître. Et ça rigole, et ça bavarde, ah ! la la... Seulement, si les cancres étaient connus pour obtenir de tels résultats, ça se saurait. Mais la comparaison ne s'arrête pas là, car, au détour d'un titre déconstruit, Ahmad Jamal donne des exercices à faire à ses élèves, chacun leur tour, et cela donne autant de solos magnifiques. Le Maître est facétieux, c'est peut-être même le plus enfantin de tous, et il cherche à les piéger, pour offrir au public un rire inattendu en plein concert ; et, même, un dialogue musical hilarant avec Badrena, débordé volontaire dans son exercice de percussions. Fou-rire de la salle. Tout fut magnifique. La métaphore professorale prendra même pour cible le public, lors du deuxième rappel. Il faut dire que nous avions déjà profité d'un concert exceptionnel d'un artiste exceptionnel, et, après le rappel, la salle fut rallumée. A moitié. Alors tout espoir n'était pas perdu de les voir revenir. Ahmad Jamal en tête, nous pointant du doigt comme un petit vieux qui dénonce un petit garnement.

Et... quel rappel ! Rendez-vous compte... Si, vous pourrez, je vais glisser une vidéo d'une vieille interprétation du tube jamalesque par excellence. Il a joué Poinciana. Il a joué Poinciana ! Ah ! quelle joie d'entendre la première note. Jamais je n'y aurais cru. Tout fut magnifique. 

Voilà, c'est déjà fini. Mais de tels moments n'ont jamais de fin. Comment pourrait-on oublier ? Ce son de Badrena (en live, c'est réellement quelque chose, vivent les percus !)... cette batterie si sèche... cette basse qui marche à pas de loup... En deux notes, ils passent d'une violence qui ridiculiserait n'importe quel hard-rockeur à une légèreté à faire pâlir toute mésange bleue. Et puis cet album, ce thème récurrent... Tout fut magnifique. 

Avant le concert, des voisins ("vieux") constatent : "le jazz n'attire que des vieux". Eh oui, bougres de jeunes...


-Ahmad Jamal Trio Poinciana-
envoyé par larafika. - Clip, interview et concert.

vendredi 16 avril 2010

Werckmeister = SS

Il y a quelques années de cela je découvris le cinéma de Béla Tarr avec L'homme de Londres, adapté du roman de Georges Simenon. Un film magistral. Ce n'est qu'aujourd'hui que je poursuis mon exploration de l'œuvre de ce Hongrois de génie. Damnation, et Les harmonies Werckmeister, donc, qui sont les deuxièmes et troisièmes parties d'un triptyque que le cinéaste a fondé sur l'œuvre de son compatriote Laszlo Krasnahorkai. La première, c'est Satantango, mais le film dure plus de 7 heures, il faut une certaine préparation psychologique et du temps pour s'y attaquer. Lenteur, dévastation, absence, métaphysique sont les mots magiques qui désignent ces films - je ne peux m'empêcher de penser à Bernanos et ses chemins boueux autant qu'aux autres grands maîtres du cinéma est- et nord-Européen (Bergman, Tarkovski, Sokourov, etc.). Je m'attaquerai peut-être un jour à ce sujet dans sa cohérence. Pour l'instant, je veux me concentrer sur Les harmonies.

Janos Valuska, un personnage tout droit sorti d'un roman dostoïevskien (il a donc tout pour me plaire), habite une ville dont les habitants sont dévastés et désœuvrés. Dès le premier plan-séquence, absolument magnifique comme c'est la règle chez Béla Tarr, on le voit seul habité par une exaltation mystique, un émerveillement face à la Création qu'il tente plus naïvement que désespérément de transmettre à ses concitoyens alcooliques transformés en pathétiques derviches tourneurs. C'est peine perdue, et la ville va sombrer dans le fascisme apporté par une sinistre troupe de cirque avec sa baleine et son Prince. 


Vous vous doutez bien qu'il n'y a pas de happy end, j'évacue donc toute culpabilité à dévoiler ce qui se passe. Il suffit d'être dyslexique pour ouvrir une première porte : Jonas Janos affronte la baleine. La deuxième porte vient du titre et de la tirade de second personnage essentiel, un vieux pianiste nommé Eszter. Son obsession, c'est Andreas Werckmeister, un musicien du XVIIe siècle et théoricien de la musique baroque qui a participé à la transformation de la gamme pythagoricienne en gamme tempérée, si j'ai bien compris. Mes connaissances dans ce domaine sont en effet à peu près nulles et j'ignorais même que tout cela existait avant de m'interroger sur ce film. C'est passionnant. Résumons : Pythagore avait identifié 7 sons principaux et 5 altérés. Mais la 12e quinte (ne me demandez pas pourquoi) ne tombe pas juste à l'octave, il subsiste ce qu'on a appelé un comma pythagoricien. Soit. A la Renaissance, on a voulu régler son compte à la virgule. Et pour tomber juste, des zozos matheux tels Werckmeister ont imaginé différents systèmes de gammes tempérées. D'après Eszter, on a remplacé les 7 tons de la gamme comme qualités différentes ("7 étoiles sœurs dans le firmament") par des septièmes d'octave. Tout ça pour ça me direz-vous ?...

Oui, mais non. C'est un symbole. Et pas seulement, parce que tout est lié dans le Monde. Mais un symbole, d'un monde qui recherche l'efficace, le mécanique, le quantifiable, l'identique, le Même, d'un monde qui se débarrasse de l'Autre, de "l'erreur", de la création, de l'individu. Le XVIIe, c'est aussi le siècle de Hobbes (baleine... Léviathan... mais la voilà notre deuxième porte). Tout est lié. Les individus sont rendus identiques et fondus dans un corps monstrueux pour éviter la guerre de tous contre tous. Prétendument. Béla Tarr montre une réalité inverse puisque c'est la neutralisation de l'altérité qui amène la violence fasciste. C'est l'idée selon laquelle seul le Même amène à l'harmonie qui apporte le désastre. C'est l'altérité qui seule permet l'harmonie. 

Ces questions sont tenaces aujourd'hui, dans notre monde publicitaire où on nous fait croire qu'on exprime notre individualisme en consommant par millions les mêmes produits. C'est un individualisme de rhinocéros de Ionesco. Le conformisme par excellence et tous ses dangers fascisants d'ultra-surveillance et de normalisation aberrante. Béla Tarr remonte donc aux sources de la pensée politique et mathématique moderne. Je ne vous cache pas que sa vision est très noire, le sort réservé à nos deux héros étant terrifiant : une terrible impasse et désillusion pour notre Janos à l'impossible fraternité, une démission et une compromission piteuses pour notre pianiste idéaliste. Ce n'est pas la première fois qu'un procès sans concession de la modernité est mené sur ce blog...

jeudi 15 avril 2010

Décroi100

Ceci est le 100e message du blog et, quitte à prêter attention aux chiffres, autant parler décroissance. La légende médiatique veut qu'un décroissant est une sorte d'ermite appelant au retour à l'âge de pierre. Il se trouve que je n'ai rien contre l'érémitisme, mais ce n'est pas la question (si, c'est un peu la question, mais tant pis). Jamais on n'entend un décroissant dans les médias. Et pour cause. Tiens, cette semaine, l'ami Oncle Bernard de Charlie Hebdo fustige Libé le journal post-68 d'extrême gauche qui a tant changé qu'il s'ouvre sur une double page de publicités. Il n'y a strictement rien à en attendre. Et en tout cas pas des analyses des idées d'Illich, d'André Gorz, de Castoriadis dont s'inspirent les décroissants aujourd'hui. Seulement, c'est toujours sur le même qu'on peut compter : Frédéric Taddeï a invité Paul Ariès il y a quelques jours. Et ça fait boum. Tiens, il faudrait que je parle de Boum Burger, aussi. Je reviens pour le moment à mon mouton hallal. Le discours qu'Ariès oppose à Madelin notamment, mais aussi à Piketty finalement, est très percutant. Je vous fais juges :



paul ariès ce soir ou jamais
envoyé par rebellin01. - Regardez les dernières vidéos d'actu.


Ce que je ne comprend pas, c'est comment un discours parfaitement stupide peut être asséné à longueur d'ondes et de journée et être accepté si facilement - je parle bien entendu du discours progressiste. "Mais enfin, le Progrès apportera la solution aux problèmes d'aujourd'hui, augmentons la taille du gâteau et tout le monde aura sa part". Totalement idiot. Ca me fait penser au sketch de Coluche : "il paraît que Sylvie Vartan a encore fait des progrès... j'attends la fin des progrès pour aller voir". On peut remonter au XVIe siècle pour les origines d'une mondialisation capitaliste (si on suit Braudel), plus loin encore (si on suit Le Goff), disons au XIXe pour être gentil avec nos amis progressistes. Depuis l'industrialisation, les progrès techniques n'ont-ils pas été fabuleux ? Si. A-t-on vu, pour autant, le moindre début de commencement de réduction des inégalités sociales ? Non. C'est le contraire, tout à fait logiquement, qui se produit. C'est bien gentil, déjà, de parler toujours au futur. Mais pour être crédible une seconde, le progressiste de base pourrait au moins fournir le début d'une argumentation pour nous expliquer pourquoi une cause a produit un effet jusqu'à aujourd'hui et va produire l'effet contraire à partir de demain. Mais il n'y a rien. Rien du tout. Si ce n'est de l'ironie facile sur le décroissant et sa poésie, ses feuilles de salade, que sais-je ? 


Ce n'est pas demain la veille que nous écrirons l'épitaphe de la motivation économique...

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Quelques mots sur Boum Burger, donc... Cette affiche est une œuvre d'art assez magistrale. Il s'agit de jouer sur les amalgames et préjugés racistes qui traversent nos sociétés, qui associent islam et terrorisme. Et donc de revendiquer une forme d'attentat alimentaire. La femme voilée radieuse doit finir d'achever les bons Rrrrépublicains (comme dirait Baubérot) féministes (en fait plus tartufes qu'on ne saurait l'imaginer). Ces zozos revendiquent donc quelque chose qu'ils ne sont pas, et par ricochet, ils désignent leurs célèbres concurrents pour ce qu'ils sont (sans qu'ils ne le disent, eux). Le vrai terroriste alimentaire, c'est évidemment Macdo. La culture et le mode de vie comme principale arme idéologique, c'est bien connu. Tout cela est de l'ordre du non-dit, et même du non-pensé, mais n'en est pas moins réel.