Voilà quelques temps sans article, et c'est vrai que je n'avais pas grand chose à commenter. L'enthousiasme débordant pour la victoire d'Obama me semblait vraiment démesuré : si j'y vois un beau symbole, je ne parviens pas à y voir un réel intérêt politique. Chomsky parle d'une démocratie à parti unique des affaires, et je suis bien d'accord : que le curseur soit placé un peu plus d'un côté ou de l'autre, ça ne change pas grand chose. D'ailleurs, pour revenir chez nous, c'est la même histoire. On nous bassine avec la guerre des chefs du PS, mais enfin : quelles différences idéologiques ? Et, pire encore : quelles différences entre le PS et Sarko ? Certes, si Royal était passée, on aurait échappé à une série de mesures anti-libérales (centres de rétention, tests ADN, chasse aux 25 000 voleurs, etc.) mais sinon ? Ce qui m'amène à parler de Soral, et
du débat chez Taddéï sur le Front national. Soral vient du PCF, et il est très fort pour montrer les incohérences de la pensée de gauche, ou comment les droits de l'homme et l'internationalisme sont alliés objectifs du capitalisme mondialisé. Voilà, il est là le débat ; elle est là la contradiction à surmonter pour la gauche ; c'est là qu'il faut inventer (parce que, personnellement, je suis évidemment en désaccord total avec les solutions nationalistes de Soral). Le reste ? Débat de pacotille dans lequel il est piquant de constater que c'est Bayrou le plus radical.
Mais passons... En revanche, je n'ai toujours pas parlé de La question humaine, le film de Nicolas Klotz d'après un livre de François Emmanuel. Or, c'est le film le plus marquant de ces dernières années à mes yeux, alors une petite revue s'impose pour ce film très classe (Amalric et plus encore Lonsdale nickels, BO avec Schubert, le flamenco Miguel Poveda, Syd Matters...).
L'histoire, rapidement : Simon est psychologue dans une entreprise pétrochimique, SC Farb (référence au gaz...), filiale d'une multinationale allemande ; il vient de participer à un plan de redressement où son rôle fut d'affiner les critères de sélection du personnel. Le directeur, Karl Rose, le charge de mener une enquête sur le directeur général, Mathias Jüst, dont l'état mental semble se dégrader. Cette enquête le plonge dans un trouble profond et il est, physiquement aussi bien que mentalement, atteint par ce qu'il va découvrir.
Après l'avoir vu, qu'en retenir ? Le film est puissante démonstration de la déshumanisation de nos sociétés. Simon est amené à constater d'effroyables parentés entre son travail - séminaires, coaching, accroître la productivité des cadres, mettre la motivation au coeur du dispositif de production, écarter les élements improductifs (alcooliques), dépasser les limites personnelles - d'une part, et le langage technicien de la Solution Finale. La plupart des critiques addressées au film étaient de cet ordre : c'était faire un amalgame scandaleux entre la Shoah et l'entreprise, entre les nazis et les chefs d'entreprise, et entre les rafles de Juifs et les expulsions de sans-papiers. Malheureusement, c'est n'avoir rien compris au film que de tenir ces propos. Ce qui est démonté, c'est la logique industrielle née au XIXe siècle et son langage qui perd petit à petit sa substance, par une lente et diffuse propagande invisible.
Alors qu'on parlait de "questions" au XIXe siècle, on ne parle plus désormais que de "problèmes" que des experts auront segmentés et qu'ils traiteront sans que personne ne puisse rien y comprendre, au moyen de formules mathématiques, et dans le but d'atteindre la plus grande efficacité possible. Personne ne prend la question dans sa globalité pour en juger la pertinence, chacun est à sa place et fait ce que le Système lui demande de faire, selon un plan préétabli, et si l'objectif est atteint, alors tout le monde sera satisfait. Déjà Nietzsche avertissait qu'on risquait d'avoir tué Dieu pour mieux céder aux idoles scientifiques. Notre Système technoscientifique nous a fait devenir, ainsi que le déplorait Guy Debord, "des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles". Cette logique est à l'oeuvre depuis le XIXe siècle donc, et c'est sans originalité qu'elle s'est traduite par la Solution Finale et son exécution pratique et technique. Cete logique déshumanisante, déjà à l'oeuvre avant, l'est encore depuis. Aussi bien, l'intérêt du film est-il d'appeler à se ressaisir de la "question humaine". C'est ce qui s'exprime autant par le discours final que par la musique de Syd Matters, désarticulée et obsédante, et plus encore peut-être par le chant de Miguel Poveda dont la puissance du chant tzigane symbolise la blessure, le travail, le geste humain soit tout ce qui est hors-champ dans le film.
Se rendre compte de la folie qui consiste, pour l'homme industriel, à se prendre pour une machine rationnelle. Abattre cette idole Croissance : pourquoi la croissance ? quelle croissance ? Est-ce vraiment sans objet de se demander si on va gagner les points de croissance en fabriquant des vaccins ou des chars d'assaut ? Pourquoi 25 000 reconduites à la frontière ? Quelle différence entre le 25 000e et le 25 001e ? Est-ce humain ? Si oui, alors c'est humain, trop humain et il est urgent de relire Nietzsche. Abattre la motivation économique (cf. Castoriadis). Relier science et humanités (Edgar Morin) au service d'une émancipation par une pensée qui saisirait ensemble global et local au lieu d'abandonner les questions générales au profit de petits problèmes sériés pour bureaucrates et techniciens. Le chantier est donc important...
Qu'à cela ne tienne, il y a au moins la bonne nouvelle du retour de Noir Désir. Eux au moins chantent Le Temps des Cerises, et si Bonne nuit les petits résonne, nous on garde un oeil éveillé ...Noir Désir qu'on retrouve intact après toutes ces années... Loin de faire profil bas, il reviennent égaux à eux-mêmes en tapant un grand coup engagé : la volonté de continuité après L'Europe et Nous n'avons fait que fuir se fait sentir dans le texte et dans le choix de la reprise. Histoire de dire : c'est reparti !