J'emprunte ce titre à
Anton Newcombe, le génie des
Brian Jonestown Massacre, pour parler de ce thème paradoxal et néanmoins (ou, pour cette raison même), primordial. Dans
Le vif du sujet,
Edgar Morin lance cette formul
e : "
Seuls sont créateurs les anormaux, seuls sont productifs les normaux". Ce qui m'intéresse est bien évidemment la création, l'altérité, et surtout pas la productivité... alors essayons de comprendre les liens avec la normalité et la maladie. Tiens, il faudrait lire
Georges Canguilhem,
Le normal et le pathologique, et lire plus attentivement que je ne l'ai fait jusque-là
Michel Foucault... Enfin, on va s'en passer pour le moment pour écrire cet article, et se baser sur une petite série de figures littéraires significatives.
Je pense ici au Werther de Goethe, Raskolnikov (Crime et châtiment) de Dostoievski, à Tchoulkatourine (Journal d'un homme de trop) et au "couple" Aratov / Clara (Clara Militch) de Tourgueniev, au Don Quichotte de Cervantès, à Alceste (Le misanthrope) de Molière, à Ignatius (La conjuration des imbéciles) de Toole, et bien entendu au Zarathustra de Nietzsche. Nul doute que la liste pourrait être considérablement allongée, et encore pourrait-on sortir de la littérature : Ludwig van Beethoven ("Durch Leiden Freude") ne serait-il pas le plus proche de l'idéal-type du créateur ténébreux ? Deux temps : 1/ Comment la société voit et a vu les déviants et 2/ Comment ceux-ci voient la société et se voient eux-mêmes.
Puisque la société fabrique l'anormalité...
C'est Michel Foucault qui le montre à propos de la délinquance, mais c'est généralisable. On pourrait croire en effet que le malade, le fou, le mendiant, le criminel sont des types que l'on rencontre naturellement, partout et de tous temps, il n'en est rien. Ces catégories sont des constructions socio-historiques. Le malade en Afrique n'est pas le même qu'en Europe. Le criminel du XXIe siècle n'est pas le même que celui du XVIIe. Restons un peu sur le XVIIe, siècle intéressant parce qu'il a justement beaucoup été étudié pour ces questions et il semble marquer une rupture assez forte. Jusque-là, en effet, le pauvre est, dans les sociétés chrétiennes, porteur d'une bonne image, en tant qu'il se rapproche le plus de la figure christique. Il en a de la chance de souffrir ici-bas, car cela signifie que Dieu lui promet le Paradis pour l'Eternité. Mais, est-ce parce que les temps deviennent plus difficiles, au niveau économique, mais aussi parce que, après les guerres de religion, il faut "reconquérir les coeurs" ? toujours est-il que l'image des pauvres change à ce moment-là, ou plutôt qu'elle se scinde entre "bons pauvres" et "mauvais pauvres". Il faut venir en aide aux premiers (infirmes) mais condamner, enfermer les seconds (vagabonds).
Il
en va de même pour les fous. Les plus violents d'entre eux ont toujours été enfermés, mais la plupart vivait au milieu des autres, avait accès aux sacrements. La folie était même vue comme sagesse, que ce soit avec
Luther,
Erasme (Eloge de la folie) ou
Sébastien Brant (
La nef des fous) : le succès de ce dernier est considérable au XVIe siècle. Mais vers 1650, tout change, et on passe au "grand renfermement" selon Foucault. La folie inquiète, parait de plus en plus contraire à la vie en société, à cette société dont les moeurs se civilisent (
Norbert Elias,
La civilisation des moeurs et
La dynamique de l'Occident). Alors seulement, des politiques d'assistance et d'enfermement se centralisent, que ce soit dans les pays catholiques ou protestants.
Quels enseignements en tirer ? Que la société tolère plus ou moins, en fonction de sa crispation, les déviances face à la normalité, ou, autrement dit, que la définition de la normalité est plus ou moins large selon le temps et le territoire... Cela pour justifier d'autant plus l'intérêt qu'il faut porter sur les marges d'une société, sur ses minorités pour la comprendre. D'une manière générale, l'Histoire est écrite par les vainqueurs, c'est-à-dire par l'inertie productive, et la tendance est toujours à rejeter les marginaux, les anormaux. Pourtant : "
Mais ce que l'étude de l'histoire m'a appris c'est que la société puisait pour bouger, pour changer, dans l’ensemble des marginalités. C'est que certains de ces non-conformismes, certaines de ces marginalités se révélaient à terme très utiles socialement, c'est que la société au bout du compte se nourrit de gens qu'elle a flingué." (
Jean Baubérot). Il serait peut-être inutile d'aligner les exemples. Mais concluons : plus une société va mal, et plus elle a tendance à laminer ses marginaux, qui sont pourtant ceux-là mêmes qui la feront sortir de la crise.
... alors la maladie est une bénédiction
Plus la situation est critique, et plus des esprits, hypersensibles, écorchés vifs, semblent émerger en puisant dans leur souffrance une créativité explosive. C'est le cas de notre hidalgo Don Quichotte de la Manche qui se plaint de la décadence de son époque (le second Siècle d'Or espagnol) et se lance dans d'extravagantes aventures issues de l'imagination du héros qui confine à la folie. Il y a au XIXe siècle toute une livraison de tels auteurs puisque depuis la Révolution Française, la liberté, "le bonheur est une idée neuve en Europe" (Saint-Just). Mais la liberté c'est aussi la souffrance et l'angoisse, comme l'illustre la fameuse phrase de Dostoievski dans Les Frères Karamazov : "Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis." Cette confrontation à la liberté est aussi pleine de promesses qu'insoutenable. En réaction aux Lumières du XVIIIe siècle, c'est le Romantisme qui s'impose alors. On s'inspire volontiers de
Rousseau (la nature, la société pervertit l'Homme) et de
Shakespeare ("La vie est une histoire, racontée par un idiot, pleine de bruit et de Fureur, et qui ne signifie rien" dans Macbeth). Je vais me contenter de citer quelques passages qui, je pense, se suffisent à eux-mêmes :
Ah ! ce ne sont pas vos grandes et rares catastrophes, ces inondations qui
emportent vos villages, ces tremblements de terre qui engloutissent vos villes,
qui me touchent : ce qui me mine le cœur, c’est cette force dévorante qui est
cachée dans toute la nature, qui ne produit rien qui ne détruise ce qui
l’environne et ne se détruise soi-même… c’est ainsi que j’erre plein de
tourments. Ciel, terre, forces actives qui m’environnent, je ne vois rien dans
tout cela qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant.
GOETHE (Les souffrances du jeune Werther, p. 49)
Je le vois bien, je le vois bien, le sort m’a préparé de rudes épreuves ! Mais,
courage ! Un esprit léger supporte tout ! Un esprit léger ? Je ris de voir ce
mot venir du bout de ma plume. Hélas ! un peu de légèreté me rendrait l’homme le
plus heureux de la terre ! Quoi ! d’autres, avec très peu de force et de savoir,
se pavanent devant moi, pleins d’une douce complaisance pour eux-mêmes, et moi
je désespère de mes forces et de mes talents ! Dieu puissant, qui m’as fait tous
ces dons, que n’en as-tu retenu une partie, pour me donner en place la confiance
en moi-même et la modestie !
Patience, patience, tout ira mieux. En vérité,
mon ami, tu as raison. Depuis que je suis tous les jours poussé dans la foule,
et que je vois ce que font les gens et comment ils s’y prennent, je suis plus
content de moi-même. Certes, puisque nous sommes faits de telle sorte que nous
comparons tout à nous-mêmes, et nous-mêmes à tout, il s’ensuit que le bonheur ou
l’infortune gît dans les objets que nous contemplons, et dès lors il n’y a rien
de plus dangereux que la solitude. Notre imagination, portée de sa nature à
s’élever, et nourrie par les images et la fantaisie de la poésie, se crée une
hiérarchie d’êtres où nous sommes au bas de l’échelle, où tout en dehors de nous
paraît plus excellent, et où tout autre nous paraît plus parfait que nous-mêmes.
Et cela est tout naturel : nous sentons si souvent qu’il nous manque tant de
choses ; et ce qui nous manque, souvent un autre semble le posséder. Nous lui
donnons alors tout ce que nous avons nous-mêmes, et encore par –dessus tout cela
une certaine égalité d’humeur, tout à fait idéale. Et voilà l’homme heureux bien
au point, créature de nos œuvres.
Par contre, lorsque, avec toute notre
faiblesse, toute notre misère, nous n’avançons que pas à pas, nous arrivons
souvent plus loin, en louvoyant, que d’autres en faisant force de voiles et de
rames ; et… C’est pourtant avoir un vrai sentiment de soi-même que de marcher de
pair avec les autres ou même de les devancer.
GOETHE (Les souffrances du jeune Werther, p. 56)
J’ai été l’homme, ou si l’on veut, l’oiseau le plus superflu de ce monde. […] «
Superflu… de trop… » c’est une excellente expression que j’ai trouvé là. […] A
l’heure qu’il est, je parle de moi avec calme et sans aucun fiel… c’est une
affaire finie ! Pendant tout le cours de mon existence, j’ai toujours trouvé ma
place prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elle devait être.
J’ai été susceptible, timide et irritable comme tous les malades. Il y avait de
plus en moi, probablement à cause d’un amour-propre excessif ou par suite de
l’organisation défectueuse de mon être moral, un obstacle incompréhensible et
insurmontable entre mes sentiments, mes idées, et l’expression de ces sentiments
et de ces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cet obstacle, à
faire tomber cette barrière, toute ma personne prenait l’empreinte d’une tension
pénible.
TOURGUENIEV (Le journal d’un homme de trop, p. 29-30)
Aux jours heureux de notre enfance, nos professeurs nous racontent et nous
citent comme exemple le trait d’héroïque patience de ce jeune Lacédémonien, qui
ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sa chlamyde, se laissa ronger les
entrailles sans jeter un seul cri, préférant sa mort à l’opprobre… Je ne puis
trouver de meilleur comparaison pour exprimer mes cruelles souffrances pendant
cette soirée où je vis pour la première fois le prince à côté de Lise. Mon
sourire continuellement forcé, ma surveillance pleine d’anxiété, mon silence
stupide, mon désir constant et inutile de m’éloigner, étaient sans doute des
choses assez remarquables en leur genre. Ce n’était pas le renard seul qui me
dévorait les entrailles : la jalousie, l’envie, le sentiment de ma nullité, une
méchanceté impuissante, me déchiraient tour à tour.
TOURGUENIEV (Le journal d’un homme de trop, p. 51-52)
Une hypersensibilité maladive donc, non résolu le problème de la liberté, non comblé le vide laissé par la mort de Dieu. C'est assez différemment que cela s'exprime chez Raskolnikov puisqu'il tue pour constater cette liberté, et la maladie ("le délire") le frappe ensuite, constituant le vrai châtiment de son crime, bien davantage que son exil en Sibérie. User de la liberté pour transcender les valeurs morales, s'affirmer "Surhomme". On en arrive directement à Nietzsche qui est celui qui, ayant appris, disait-il, uniquement de Dostoievski en termes de philosophie, à su théoriser ces questions dans ce qu'il voyait être la réponse au nihilisme qui menaçait de frapper (et qui a frappé, cf. le XXe siècle). Plutôt que de développer longuement les concepts nietzschéen de Surhomme, d'éternel retour et de volonté de puissance, ce qui serait bien difficile et bien trop long pour un petit article qui traîne déjà beaucoup, je vais parler d'une sorte de synthèse qu'en fait
Irvin Yalom dans
Et Nietzsche a pleuré.
Yalom se place dans la Vienne de 1882 et imagine une rencontre, qui aurait pu avoir lieu, entre Nietzsche, Freud et Breuer et dont aurait résulté l'invention de la psychanalyse. Ce roman est tout simplement passionnant. Nietzsche est très malade, aucun médecin ne parvient à traiter sa maladie et Lou Salomé, qui n'est pas non plus étrangère à la maladie, manigance une rencontre entre le philosophe et le Dr Breuer en dernier espoir. S'en suit un dialogue hors normes entre Nietzsche et Breuer, qui amènera celui-là aux larmes, comme le titre l'indique, et celui-ci à de profonds bouleversements. La question centrale est la suivante : choisit-on sa maladie ? en tire-t-on des bénéfices ? Et Nietzsche de dresser une liste impressionnante des avantages qu'il retire de sa maladie (notamment son éloignement de la vie institutionnelle, par exemple). Et d'en arriver à cette phrase qui choque et estomaque quasiment Breuer : "ma maladie est une bénédiction" ! Pour Nietzsche en effet, la souffrance n'est que l'autre face de la liberté, et il réside donc une angoisse en lui qui est non seulement inéliminable mais souhaitable comme condition de sa liberté d'esprit. Puisque c'est la société fabrique la maladie, alors être malade est le signe d'être inadapté à cette société et donc d'être créateur. Et Nietzsche veut créer, et créer du lointain. Il veut renverser toutes les valeurs. Puisque le temps est infini et la matière finie, celle-ci ne peut que repasser à l'infini par les mêmes formes : tout ce qui est a déjà été et sera de nouveau, c'est l'éternel retour. Cela implique chez lui qu'un choix que l'individu fait est fait... pour l'éternité. Il faut donc être capable de choisir de manière à aimer ce choix pour l'éternité. Ce n'est rien moins que cet incroyable défi que le Surhomme nietzschéen veut relever. Cela implique de savoir se libérer de toutes les passions. Certes pas de vivre en ascète, mais plutôt de vouloir que ce dont on est capable de se passer ! Le chemin de l'émancipation individuelle, son horizon sans cesse repoussé... pour cela, la maladie mentale aura été nécessaire, celle qui met en marge de la société et qui, une fois assumée, comprise comme inéliminable et souhaitable, permet de choisir sa vie librement, de la créer, d'en faire une idiotie - une chose unique, nouvelle, une altérité ...
"Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse" dit Nietzsche, et "Si mes larmes parlaient, elles diraient : "Enfin libres !"." lui fait dire Yalom...
Thank God for mental illness...