Sarkozy Président. Il ne faut rien de plus que ces deux mots ce matin pour déprimer. Oh ! cela ne va pas bouleverser notre quotidien, non, mais se dire que l’on refaaaaait le match (©) joué ces cinq dernières années, en plus triste encore, ce n’est pas ce qu’il y a de plus réjouissant (comme dirait La Palisse). Pire encore, pour quelqu’un de gauche, est le constat que la droite « décomplexée » – dit-on, mais la droite tout court, finalement – est passée avec Sarkozy, c’est-à-dire la droite réactionnaire, l’ennemi héréditaire. Le coup est dur mais ce n’est pas le moment de se laisser abattre. Si les jeux sont faits, au son des mascarades, on pourra toujours se marrer…
Pourquoi cette défaite ? Déjà parce que l’adversaire était très bon, il nous faut le reconnaître :
Une rhétorique et une propagande que n’auraient pas renié Bonaparte.
Il a su réaliser en France ce qui s’est produit un peu partout pour les droites occidentales, qui se modernisent – si j’ose dire – en assumant pleinement leur conservatisme voire leur pulsion réactionnaire.
Alors le mur de cristal qui jusque là séparait la droite républicaine de l’extrême droite peut être abattu (vers un scénario à l’italienne : Berlusconi avec le post-fasciste Fini ?)
Nul besoin d’aller chercher d’autres points forts chez Sarkozy, ses défenseurs le feront bien assez et ce n’est pas mon propos. Ce que je souhaite mettre en évidence, c’est le rôle de la gauche dans cette débâcle. 2002 fut difficile à avaler, mais le possible redressement se faisait sentir… jusqu’à ce référendum du 29 mai 2005. Je ne veux pas revenir sur ce référendum pour lui-même, mais pour ce qu’il m’a fait ressentir : la gauche était coupée en deux, c’était une évidence, mais cette fracture était révélatrice de l’archaïsme de la gauche française, archaïsme qui était déjà criant, j’imagine, pour qui avait pris la peine d’observer les autres gauches européennes. Pendant toute la campagne, je ne comprenais pas mes contradicteurs de gauche qui allaient voter contre l’Europe – selon moi – concédons un « contre cette Europe-là » – selon eux. Mais cette Europe-là est celle bâtie depuis le début ! Ce qui signifie qu’il faut inscrire le refus dans le temps : la gauche du « non » ne voulait plus de l’Europe, désormais. Et c’est vrai, les temps avaient changé : nous sommes passés d’un monde industriel, d’une économie multinationale, à un monde post-industriel, une économie globale. Le monde changeant, les solutions pertinentes devaient à l’évidence changer, et c’est alors l’émergence de la social-démocratie, de la troisième voie, du modèle scandinave, du blairisme… Les pays européens se sont appropriés cette modernisation, mais pas la France. C’est ce qu’a mis en lumière ce référendum.
Prendre le train avec un peu de retard n’aurait pas été dramatique. Hélas ! le train n’a pas été pris. Le parti socialiste s’est démené pour produire son improbable synthèse du congrès du Mans. L’unité était retrouvée, les clivages dépassés, les meubles sauvés. La candidature Royal relève du même état d’esprit : faire bloc tout en laissant en retrait les « éléphants », apporter la rénovation et la liberté de ton pour rassembler de part et d’autre. Peut-être les dirigeants et les militants ont-ils vraiment pensé que cette stratégie pouvait fonctionner et que la gauche reviendrait au pouvoir. Et de fait, ce n’est pas passé si loin, le cataclysme de 2002 ayant en tout cas été évité. Mais non ! Ce dont la gauche avait besoin, c’était d’une profonde autocritique, d’une refondation complète, pas de réparer le Titanic avec du sparadrap.
Faute de cela, la gauche française n’a pas compris qu’elle se perdait, qu’elle ressemblait de plus en plus à la droite, qu’elle devenait conservatrice. Elle s’est trahie elle-même, en se laissant glisser sur la pente naturelle, de manière imperceptible, mais pourtant bien réelle. Ici je veux préciser comment je vois la gauche de façon à ce que l’on saisisse en quoi j’estime qu’elle s’est trahie. Si l’on suit la bipolarisation de la pensée humaine selon des anthropologues comme Roger Caillois ou Mircea Eliade, on obtient la dichotomie suivante :
- D’un côté le sacré, le pur, la vie, l’ordre, le Prince, l’essence, le yang, la droite
- De l’autre le profane, l’impur, la mort, le désordre, la multitude, l’existence, le yin, la gauche
Le hasard fait bien les choses (est-ce un hasard ?). Historicisons la séparation. Au sortir de la Révolution Française, Kant faisait remarquer que l’on entrait dans un temps linéaire (en opposition au temps cyclique), qui se dirigerait donc désormais dans une direction donnée, avec les possibilités de libertés que cela suggère. Il est alors facile de séparer des courants politiques :
- Les révolutionnaires qui veulent accélérer le déroulement du temps vers le Progrès
- Les progressistes (libéraux) qui veulent définir l’avenir dans la continuité
- Les conservateurs qui veulent freiner prudemment l’avancée
- Les réactionnaires qui veulent revenir en arrière
Les deux premiers groupes constituants la gauche, les deux derniers la droite. D’autres définitions sont possibles, très certainement, mais c’est celle-là que je trouve pertinente, et qui m’intéresse, parce qu’elle indique le rôle que doit tenir selon moi la gauche : regarder vers l’avenir, porter un projet progressiste et libéral, un projet de résistance à la pente naturelle du conservatisme, un projet de libertés individuelles, un projet de désordre social (éducation, culture, mobilités).
Au lieu de cela, la gauche s’est figée, au sortir des 30 Glorieuses, sur ses vieux dogmes (Etat-Providence) et ses vieux rêves égalitaires dont l’absurdité saute pourtant aux yeux. Des inégalités, il y en aura toujours, mais si la gauche parvient à créer les conditions de possibilités d’ascension et de mixité sociales, alors elle aura gagné. Sa mission est donc de rendre la société dynamique, puisqu’une société dynamique est une société qui s’ouvre, une société qui regarde vers l’avenir, qui permet les ascensions sociales, les parcours individuels originaux, qui tolère les différences, qui conquiert de nouveaux droits humains, en particulier pour ses minorités maltraitées. Certes, de cette ouverture, les plus riches et les plus puissants profitent le plus, au moins ne sont-ils pas les seuls ! au moins les pesanteurs et conditions d’immobilismes s’abattant sur les plus pauvres se perforent – partiellement seulement bien entendu. Au contraire, dans une société sclérosée, les plus riches et les plus puissants trouvent les moyens de se protéger et de limiter les dégâts, alors que les masses plus démunies, elles, voient les quelques portes entr’ouvertes se refermer, et c’est le retour des rancoeurs, des suspicions envers l’Autre, du racisme, des reniements des droits humains (et à commencer, bien entendu, par ceux des femmes, des minorités ethniques), des fatalités sociales, des exclusions durables.
Quel bilan en tirer ? Eh bien que la clé est donc dans le dynamisme socio-économique, et que celui-ci dépend de la capacité d’une société à s’ouvrir aux autres, à échanger, à commercer. L’objectif est de transformer une société-sablier en société-ballon de rugby : élargir autant que possible le goulot d’étranglement. Et justement, ce dont nous disposons dans le monde actuel nous le permettrait plus que jamais : l’Europe, la mondialisation dite libérale, le monde post-industriel : voilà ce qui devrait nous pousser à l’ouverture, au libre-échange. C’est notre présent, c’est notre quotidien. Le refuser, vouloir revenir aux 30 Glorieuses, aux solutions de l’époque… c’est céder à la pente du conservatisme. C’est ce que fait la gauche française.
Alors aujourd’hui que la gauche a perdu, l’heure ne doit surtout pas être à l’opposition à Sarkozy. Elle doit être à la résistance. Pourquoi ce vocabulaire ? Parce que nous ne devons pas nous opposer symétriquement à Sarkozy, ce serait accepter le diagnostic que la droite a repris à l’extrême droite en l’euphémisant. Ce n’est pas le rôle de la gauche que de parler de protectionnisme européen, de patriotisme économique contre les délocalisations, de ne parler de co-développement que dans la rubrique « lutte contre l’immigration » des programmes, de sacraliser la laïcité, etc. S’opposer à Sarkozy sur son terrain, c’est le renforcer d’une part, et c’est d’autre part ne pas voir à quel point nous sommes loin de nos valeurs. C’est donc le moment de changer de stratégie, de résister au conservatisme, de proposer un vrai projet de gauche. Il faut accepter le monde tel qu’il est et regarder vers l’avenir, accepter le monde post-industriel et la globalisation (dont nous profitons largement, soit dit en passant), ce sont les instruments de l’ouverture et de la remise en question, donc de l’avancée vers l’avenir.
C’est pourquoi aujourd’hui, il faut abandonner la France. Nous ne sommes plus Français, nous ne nous reconnaissons pas dans l’Identité Nationale que l’on nous servira, nous sommes des Humani-Terriens, nous sommes humanistes, mondialistes, écologistes. Nous avons besoin du Monde et nous voulons parler du Monde. Le cosmopolitisme, les métissages, les cultures, les échanges, les voyages : voilà ce que nous voulons porter. Notre rôle de Marianne rebelles est de montrer que oui, nous sommes plus jolis métissés. Durant ces 5 années, notre but sera de montrer que nous n’avons pas peur des Africains, des Musulmans, mais que nous voulons nous enrichir humainement, culturellement, à leur contact ; que nous na craignons pas la mondialisation, mais que nous voulons une ouverture réciproque permettant aux uns de se développer et donc de gagner en libertés, en droits humains, et aux autres d’innover pour continuer à avancer. Pour ces derniers, nous voulons trouver chez les Allemands, les Suédois, les Anglais, les Italiens de Romano Prodi, les Espagnols de José Luis Zapatero leurs solutions les meilleures pour adapter notre société. Pour les premiers, nous voulons que cesse le scandale de la mondialisation d’aujourd’hui : « libéralisme au sud, protectionnisme au nord » ou comment les plus riches, pour sauver leurs agricultures, maintiennent la tête sous l’eau les plus pauvres. Nous voulons une nouvelle impulsion de gouvernance globale, seule solution pour traiter les enjeux environnementaux et pour gérer les conflits qui rongent les rapports entre « civilisations ». En clair, nous voulons rendre évident ce besoin de Monde, ce besoin d’Europe, ce besoin de dépassement (sans dissolution) de la Nation ; il nous faut imaginer une mythologie-monde comparable à la mythologie nationale propagée avec le succès que l’on sait au XIXè siècle. Il nous faut rendre visible la culture-monde, les identités multiples et complexes, la littérature de voyage, le cinéma de voyage, la musique de voyage ; il nous faut promouvoir tout ce qui sert le dialogue interculturel, les échanges et les libertés gagnées par cette voie. Voilà comment nous entendons contrer la perception anxiogène du Monde qui est celle que notre société adopte aujourd’hui. Voilà comment la gauche pourra se retrouver, et donc rêver à nouveau, projeter à nouveau, innover à nouveau, gagner à nouveau. J’espère ne pas avoir usé du « nous » abusivement dans ce paragraphe.
Pour conclure, j’estime qu’il ne faut pas attendre cette rénovation des hommes politiques. Certes des possibilités de mouvements apparaissent : les antilibéraux ont la tentation de se regrouper, et la gauche réformiste a la tentation de regarder vers le centre qui lorgne lui-même vers le centre-gauche depuis son émancipation vis-à-vis de la droite menée par François Bayrou. A l’heure qu’il est, rien ne laisse présager du résultat de ces agitations. Peu importe ! A nous de mener la résistance, à nous de manifester notre humani-terrianisme, à nous de porter nos valeurs, de les apporter sur la place publique et d’en faire l’objet du débat, à nous de faire en sorte qu’on ne parle pas en 2012 d’identité nationale menacée, de déterminisme génétique, de protectionnisme, et d’autant de sujets dont la simple évocation signifie la défaite de la gauche. Nous avons 5 ans pour être constructifs. 5 ans pour réunir les conditions de possibilité de naissance d’une anthropolitique (appelée de ses vœux par Edgar Morin depuis 1965 !), c’est-à-dire faire revenir l’humain et pour cela l’ouverture au Monde, selon la magnifique phrase de Jean-Pierre Vernant que je ne me lasse pas de citer : « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c'est se perdre et cesser d'être. On se connaît, on se construit par le contact, l'échange, le commerce avec l'autre. Entre les rives du même et de l'autre, l'homme est un pont. » Reconstruisons le pont…