dimanche 21 septembre 2008

L'individu et le culte de la performance


« Un bon sportif est un sportif mort… certes elles sont dures ces paroles de Pierre de Coubertin » aimait à plaisanter Pierre Desproges. Le sport moderne est né avec l’industrialisation et les idéologies productivistes, positivistes et hygiénistes du XIXe siècle. C’était le moyen pédagogique de faire respecter l’autorité dans les collèges anglais, de préparer au mieux les armées pour les prochaines joyeusetés guerrières, voire de les éviter en offrant une confrontation symbolique dans les stades olympiques plutôt que sur les champs de bataille. Soit. Entre-temps, le monde a bien changé, le nationalisme s’est estompé, puis les grandes idéologies ont périclité pour laisser place à l’insignifiance la plus complète. Les stars remplacent les anciennes idoles. Si l’on cherche des valeurs, on les trouvera dans le sport [elles mériteraient pourtant d’être déconstruites, ce sera en partie le cas dans cette revue de lecture]. Et à tel point que ces valeurs du sport ont fini par déborder leur champ d’origine pour contaminer toute la société, et notamment l’entreprise où déboulent les coachs supposés tirer le meilleur parti des cadres sommés d’être toujours plus productifs [voir La question humaine]. Alors il n’est pas inintéressant, à mon avis, d’analyser le raisonnement du sociologue Alain Ehrenberg, raisonnement exposé dans 3 livres : Le culte de la performance, L’individu incertain, La fatigue d’être soi. Indispensable travail si l’on veut comprendre nos sociétés post-fordistes.

La performance est un concept qui vient du monde du sport moderne né de l’ère industrielle en même temps que celui d’autonomie qui remplace la discipline. Dans les années 1980, Ehrenberg montre comment la performance va se transposer dans le domaine entrepeuneurial et devenir un véritable mythe. Démarre alors le culte de la performance. Le sport, c’est la réconciliation de la justice et de la concurrence, l’égalité devant la compétition, une métaphore (apparente) du modèle et de l’idéal démocratique.
Dans le même temps se développent de nouvelles formes de consommation de loisirs autour du phénomène Club Med notamment où les classes sociales disparaissent pour laisser place à l’individualisation. Ce qu’il faut c’est être visible dans une société reconstituée : le village. Tout le monde est à la même enseigne, il faut donc occuper l’espace pour se réaliser soi-même.
La synthèse de ces deux phénomènes amène à une concurrence exacerbée entre les individus, la discipline disparaît au profit de l’autonomie, chacun peut réussir, peut s’accomplir dans sa vie, chacun doit se gouverner soi-même. C’est ce qui amène à penser non plus en terme d’opium du peuple mais en terme de société dopée dans laquelle on trouverait des individus sous perfusion car il y a les « gagneurs » et les autres, ce qui engendre des dépressions.

Ehrenberg s’attache alors à montrer comment cet individu sous perfusion est socialement envisageable car on est conduit à augmenter sans cesse son estime de soi ; mais aussi et surtout techniquement réalisable à l’aide des antidépresseurs qui soignent de troubles dont on ne sait même plus très bien s’ils relèvent de la maladie mais servent peut-être plutôt à désinhiber dans une société où l’inhibition devient un handicap pour s’insérer socialement et relationnellement et où la confiance en soi est un atout croissant. C’est l’âge des drogues sans toxicomanies que l’on étend de plus en plus dans la société par la réduction des effets secondaires des antidépresseurs au moment où la responsabilisation individuelle croît.
Différemment, la télévision participe du même phénomène : réponse rapide à l’individu incertain. La télévision des reality shows traite l’individu comme quelqu’un en difficulté, elle fabrique du bonheur en rendant héroïque le quelconque. Il y a le mythe de la drogue parfaite, la télévision a construit le mythe de la parole parfaite. La vie en direct nous parle de l’individu incertain trouvant sa place dans la société mobile. Le spectacle de réalité fait rentrer dans la norme les déviances ou différences. Chacun peut être visible, chacun peut se reconnaître dans ces héros quelconques.
L’accentuation de l’exigence et de la demande d’autonomie est donc accompagnée par les moyens (chimiques ou herméneutiques) permettant de répondre à l’incertitude qu’elle engendre quand l’individu doit faire face à ses responsabilités. Le risque est de réduire l’individu à l’apparence physique et psychique. La politique de l’individu est à découvrir afin d’éviter les deux écueils qui sont l’apathie dépressive et la non limitation des rapports de force.

Nous sommes entrés dans l’ère de l’homme nietzschéen, l’homme souverain de lui-même qui doit s’autogouverner [nouvelle phase du mouvement décrit par Norbert Elias pour le XVIIe siècle ?]. Le continent du permis a reculé au profit de celui du possible. Il y a une illusion que tout est possible. La fatigue dépressive vient rappeler que tout n’est pas possible mais que l’individu doit en supporter l’illusion. Le déprimé est marqué d’un triple défaut : défaut de projet, d’un défaut de motivation et d’un défaut de communication qui sont à l’envers des normes de socialisation. L’addiction et la dépression sont donc le recto et le verso de la charge imposée à l’individu par la société : le possible. Les normes d’aujourd’hui sont la responsabilité et l’initiative individuelle, et non plus la discipline ou la culpabilité. En ce sens, le « progrès » de la dépression marque les mutations de l’individu dans nos sociétés contemporaines. Ehrenberg parvient à ces conclusions par une étude des définitions des troubles mentaux et de l’histoire de psychiatrie depuis les divergences entre Freud et Janet.

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