mercredi 24 septembre 2008

Castoriadis dans le Labyrinthe 2/2 - Marx, Aristote et nous

Voilà, la politique et l'économique, autre thème central des Carrefours du Labyrinthe de Cornélius Castoriadis. Le troisième (et central) concerne notamment l'histoire des sciences, ce n'est pas moins intéressant mais moins nouveau pour moi puisque cela a fait l'objet de plusieurs volumes de La méthode d'Edgar Morin notamment, dont la réflexion est très proche de celle de Castoriadis. Toujours la même idée : celle que la pensée héritée recouvre et nie la société comme création d'elle-même avec pour conséquence l'impossibilité de penser un projet politique révolutionnaire cohérent. Castoriadis part donc de l'échec de Marx, doit remonter jusqu'aux racines aristotéliciennes de la pensée occidentale, en démontrer la Sagesse initiale (qui n'est pas la marque de fabrique de ses lointains successeurs) et les apories insurmontées (l'incapacité de penser l'institution imaginaire de la société dans le cadre de la logique aristotélicienne). Ce travail permet d'ouvrir le champ des possibles tout en en rendant plus difficile l'accès, car c'est aux racines (radix) qu'il faut s'attaquer, faute de quoi l'ordre que l'on prétend bousculer ne fera que se reproduire : c'est là le signe de la radicalité de la pensée de Castoriadis.

Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous

Ici, Castoriadis reprend la recherche par Marx du « secret » de l’expression de la valeur, qui pense l’avoir trouvé « en vérité » alors qu’Aristote aurait « hésité et renoncé », empêché selon Marx par une « borne historique ». Marx a-t-il raison et a-t-il réussi ? Pour Aristote, l’échange implique l’égalité, qui elle-même implique la commensurabilité. Or, selon lui, il est « impossible en vérité » que des choses dissemblables (une maison et cinq lits) soient commensurables. Marx, en revanche, estime qu’il y a une substance commune qui est le travail humain et qui fonde le rapport d’égalité « en vérité ». Ce serait donc que la société grecque – le travail des esclaves (la borne historique) – empêchait Aristote de voir ce rapport.
Mais, montre Castoriadis, Marx, s’il en donne une version plus élaborée, reproduit le raisonnement de l’économie classique et n’en surmonte pas les apories. Il ramène lui aussi l’altérité des hommes à une simple différence quantitative par le biais d’une substance : le Travail Simple, Abstrait et Socialement Nécessaire. Marx n’étant pas un auteur plat, mais un grand auteur, une antinomie profonde se laisse percer dans sa pensée. En effet, aucune signification de « socialement nécessaire » n’est tenable ; on ne saurait non plus distinguer le travail simple du travail complexe ; ni même réduire le travail effectif à du travail abstrait (que signifierait l’expression : les nerfs et les muscles sont la forme d’apparition du social ?). Ainsi, ce Travail supposé chez Marx tout modifier et se modifier lui-même constamment (moteur de l’Histoire) est pourtant pensé comme Substance/Essence (mots qui font sens dans la philosophie allemande), donc inaltérable. Pris dans cette antinomie, Marx oscille :
- Le capitalisme transforme effectivement les hommes et leurs travaux, hétérogènes, en du Même homogène et mesurable. C’est lui qui fait être pour la première fois le Travail Simple Abstrait
- Il fait enfin apparaître ce qui était là depuis toujours mais caché
- Il donne l’apparence du Même à ce qui est essentiellement hétérogène

Marx en arrive à la conclusion que dans le futur « royaume de la liberté », il y aura un « royaume de la nécessité » qui lui servira de fondement et qui sera la détermination de la valeur. Castoriadis renvoie alors le « reproche » adressé par Marx à Aristote : si Aristote n’a rien vu, c’est parce qu’il n’y avait rien à voir puisque c’est le capitalisme qui institue une (pseudo) homogénéité des individus et de leurs travaux. C’est donc Marx qui est « enchaîné à « l’état particulier » de la société où il vit. »

Castoriadis revient donc à Aristote qui estime que les individus et leurs travaux sont « tout autres et inégaux ». Ils doivent donc être « égalisés » pour qu’il y ait échange et par là société. Cette égalisation est donc l’œuvre de la loi, de l’arbitraire du nomos mais ne saurait rendre « en vérité » les individus égaux : ils le sont « suffisamment quant à l’usage/besoin. » Et cette expression, pour Castoriadis, symbolise la Sagesse d’Aristote, celle qui manquera à Hegel (à Marx).

Aristote « découvre » l’économie sans pourtant s’y intéresser : son propos est la politique et la visée de celle-ci est « ce qui est Beau/bien et juste » mais « à l’égard de la loi seulement, et non à l’égard de la nature. » C’est l’opposition fondamentale nomos/physis. Tous les penseurs radicaux mettent en avant l’arbitraire du nomos contre la physis, ce que l’on retrouve depuis Démocrite dans un courant qu’une philosophie mutilante (dernier exemple : Heidegger) a voulu voir liquidé par Platon et Aristote. Mais justement, loin de la liquider, Aristote reprend cette question : le bien humain suprême est-il nomô ou physei ? Il n’y répond pas, c’est vrai, mais parce qu’il se rend compte de l’aporie à laquelle elle mène.

Il tente néanmoins de penser la politique, la justice : le juste est le légal, dit-il. Alors, la justice est « vertu parfaite » mais la vertu est déterminée par la loi de la cité. Y aurait-il une cité qui serait la meilleure par nature ? « Oui » semble répondre Aristote, bien gêné cependant pour la décrire. Quid de l’égalité ? Elle est « partie » de la justice : une justice partielle traite de l’égal, et par l’égal. Aristote doit alors distinguer justice distributive et justice corrective.

La distributive règle le partage (donner en excluant) qui s’oppose au participable (donner sans exclure). C’est la justice totale qui assure l’accès de chacun au participable (la langue, etc.) et sépare partageable et participable en les instituant : c’est là l’institution première de la société. La justice totale est la politique. Mais ensuite, comment partager le partageable ? Cette attribution est arbitraire, quelconque et on peut la discuter : le nier, c’est nier l’existence de la société et de la politique explique Castoriadis. La question est donc : « quoi à qui selon quels critères ? » Saint-Simon repris par Marx : « à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Qu’est-ce qui est préférable, ou plus juste ? C’est là l’enjeu de la discussion de la répartition initiale. Peut-il y avoir rationalité, logos de cette question ? Avec Héraclite, on peut voir le logos comme l’égalité : logos commun, appartenant à tous. Mais cette égalité n’est pas arithmétique, elle est géométrique : proportionnalité de deux rapports. Marx le répètera : l’égalité arithmétique est inégalité comme cela se comprend facilement (il n’est pas égal de donner autant de nourriture à un enfant et à un adulte). Ce faisant, on en revient à la question de la justification de la base de proportionnalité, donc de la mesure des individus et des objets. Marx dit : c’est le Travail. Mais il faudrait déjà, alors, qu’il y ait eu répartition (« celle qui conduit à l’échange de produits de travaux indépendants »). Point aveugle chez Marx.

Aristote explique qu’il faut au préalable la fixation d’une axia (Proto-valeur chez Castoriadis) : pourquoi telle valeur est-elle valeur ? Il y a bel et bien besoin d’un critère auquel se référer pour partager, critère qui établit le juste et l’injuste dans le nomos. Une société commence donc toujours par poser une Proto-valeur à partir de laquelle la paideia (dressage social des individus) agit. Mais Aristote estime qu’il n’y a pas de réponse à la question de la justification de l’axia, qu’il la définisse successivement comme chreia (besoin/usage/utilité) et comme vertu.

Quant à la justice corrective, elle traite des transactions volontaires (contrats) ou non (délits). Ici, l’égalité est arithmétique, sauf pour la première transaction (« l’échange comme constitutif de la société »). Elle traite en effet dans l’universel abstrait : le vol, l’adultère… Cependant, la loi doit s’adapter « aux choses agies », ce qui signifie qu’elle est toujours défaillante, arithmétiquement égale donc inégale (Platon, Marx) et c’est le juge qui doit accomplir la visée du législateur. Aristote appelle cela l’équité, « la justice la meilleure ». Or, cela renverse ce qu’il dit de la justice corrective, nous explique Castoriadis, et alors se dévoile sa radicalité : les transactions au sens usuel sont simplement des modes de la transaction (allagé) constitutive de la société. Castoriadis : « la société présuppose la commensurabilité mais [celle-ci] n’est pas et ne peut pas être « naturelle », elle n’est pas donnée physei. » Elle est donc convention arbitraire du nomos. La société est création d’elle-même. Certes Aristote ne dit pas cela, mais au moins dit-il que la société implique l’altérité des individus. Dès lors, l’échange présuppose la proportionnalité :

maçon / cordonnier ?= maison / x chaussures

Comment comparer ? Avec les coûts de production, d’après l’économie politique moderne. Mais eux-mêmes sont « assemblages hétéroclites d’objets hétérogènes » donc non comparables. Se souvenir d’Aristote : on peut comparer « suffisamment quant au besoin », cela par la monnaie (nomisma… de nomos), sans pour autant qu’on égalise « en vérité » (ce que pense, à tort, Marx). Toutefois, Aristote et Marx, « devant le fait naturel et social de la non-égalité, se sentent saisis par l’exigence de la dépasser, en posant l’égalité, l’un, comme fin de la justice, l’autre, comme fin de la (pré- ?)histoire. »

Dans sa recherche de solution, Marx ne peut rien faire du caractère historique (qu’il n’ignore pas) des besoins humains (la paideia, la justice totale), et le voilà conduit vers une fiction incohérente plutôt qu’un projet politique historique. Pour Aristote, et la pensée grecque, et la pensée occidentale, la limite est cette impossibilité de dire : « soit que tout nomos est physei, soit qu’il n’y a pas de physis du nomos. » Afin de comprendre le social-historique, il y a donc besoin d’une autre logique pour affronter la division ultime physis/nomos.

En effet, l’axia ne peut être antérieure à la constitution de la société qu’elle fonde pourtant : c’est donc qu’elle ne la fonde pas « en vérité », mais qu’elle fonde par la paideia… Cette aporie se retrouve dans Le Capital. La question de l’institution dépasse donc la « théorie » et marque la limite de la pensée héritée.

« Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons libres et égaux dans une société juste et autonome. » alors même qu’on ne pourrait définir ces termes. Rien n’empêche donc de vouloir autre chose, d’instituer la société sur d’autres valeurs. C’est en ce sens, et non à cause d’une prétendue égalité naturelle des hommes, ni de raisonnements théoriques, que Castoriadis soutient l’égalité de revenus pour tous comme institution d’une société autonome, pour détruire la motivation économique, la hiérarchie qu’aucun raisonnement théorique ne saurait justifier.

lundi 22 septembre 2008

Faut-il encore s'intéresser ?

Moi je n'y arrive pas. Le cirque médiatico-politique est trop usant. Prenons le PS par exemple. Quelqu'un comprend-il ce qui différencie Royal de Delanoë et d'Aubry ? On voyait bien ce qui séparait Fabius de Strauss-Kahn, mais là je serais bien incapable d'y voir des différences idéologiques : le seul sujet de discussion est donc de savoir qui sera calife à la place du non-calife... très intéressant. Mais ce n'est pas grave, ce n'est pas comme s'il y avait des raisons de s'opposer au pouvoir en place, qui est si gentil et qui fait si bien son travail. En effet, Sarkozy a vaincu les pirates ! Et on se bouscule pour tenir la couronne de lauriers au-dessus de sa tête lors de son triomphe, où il serait de mauvais goût de rappeler certaines affaires. Tapie reçu à l'Elysée ? Chut. France 24 décimée (mélange des genres Kouchner - Ockrent) ? Chut. La crise financière ? plus tard, plus tard. Les prisons ? Ah non alors, vous voulez quand même pas mettre les détenus à l'hôtel ? Bon... Alors on ne dit rien.
On peut quand même s'amuser de la cacophonie gouvernementale. C'était drôle la taxe pique-nique. Mais c'est fini. Bon c'était peut-être la plus justifiée des innombrables nouvelles taxes décidées par ce gouvernement dont le chef avait promis pendant la campagne qu'il allait baisser de 4 points les prélèvements obligatoires ; et qu'il irait chercher la croissance "avec les dents". De fait, tout le monde, jusques et y compris le leader révolutionnaire Pierre Méhaignerie, savait parfaitement que c'était intenable, mais il l'avait promis. Au lieu de cela, il prend la menace de récession "dans les dents" et multiplie les nouvelles taxes que seuls les plus riches, Dieu soit loué, n'auront pas à subir grâce au bouclier fiscal. Merci au Président qui fait ce qu'il dit et dit ce qu'il fait. En vérité, on sature. Sarko parvient à faire de certains des révolutionnaires, c'est amusant. Quant à moi, j'ai clairement plus envie de réfléchir aux apports de penseurs d'une gauche radicale disparue ou presque que de commenter le petit jeu démocratique qu'on nous donne en représentation depuis un peu plus d'un an... C'est peut-être laisser le champ libre à Sarko et aux clowns du PS malheureusement. Mais ces gens-là sont trop forts pour nous.

La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution Française - Michel VOVELLE

Allez, je livre ici une revue de lecture d'un livre déjà quelque peu daté mais pionnier sur la Révolution Française, parce qu'il s'intéresse à la perception et à la réception de cet événement, comment il a été vécu, subi, accepté, refusé... Il montre bien que tout mouvement social, aussi révolutionnaire fut-il, n'est pas univoque. Quelle part prennent conservation, évolution, révolution ? Comment l'idéologie dominante manoeuvre et avec quelle efficacité ? Tout le monde en 89 ne prend pas son destin en mains... mais la société française n'en est pas moins bouleversée...

Michel Vovelle est un historien français spécialiste du XVIIIè siècle. Il est né en 1933, et obtient son agrégation d’histoire en 1956. A partir de 1976, il enseigne l’histoire moderne à l’Université d’Aix en Provence, puis, à partir de 1984, il est titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Il a beaucoup travaillé sur la Révolution française, publiant par exemple des textes choisis de Marat en 1975, ou des ouvrages tels que Religion et Révolution. La déchristianisation de l’an II en 1976, La Révolution française en 2003, etc. Il s’est principalement penché sur les mentalités, la culture, les idées, les mots que recouvrent cette période, et ce avec une approche d’histoire marxiste ou plus globalement sociale, très largement influencée par Ernest Labrousse dont il vante l’approche quantitative et l’histoire sociale précise et scientifique. Il redonne alors du poids à l’acteur individuel, notamment avec ses publications des années 1990, qui n’est plus englué dans des contraintes économiques et sociales trop fortes. De ses nombreuses publications et de son statut de professeur émérite, il a obtenu la direction de l’Institut de la Révolution Française pendant dix ans et a présidé la commission de recherche scientifique pour la célébration du bicentenaire dela Révolution.


Nous retrouvons ces grandes lignes dans son ouvrage publié en 1985 : La mentalité révolutionnaire. En 1985, l’histoire des mentalités est une nouveauté historiographique. Cela ne fait en effet qu’une vingtaine d’années que les historiens s’y intéressent vraiment. Par certains côtés toutefois, des prémisses se font remarquer, dès l’histoire romantique de Michelet par exemple. En réalité, c’est peut-être une histoire conservatrice productive de mythes et justifiant des manipulations qui a détourné les historiens de cette approche par les mentalités. L’objet de cet ouvrage, nous le devinons fort bien, sera alors de se réapproprier une approche de la Révolution par les mentalités qui doit permettre d’en expliquer à la fois changements brutaux, qu’ils soient provoqués, acceptés, subis ou refusés, et les héritages et résistances que l’on peut remarquer. Bien sûr, une nouvelle orientation scientifique comme celle-ci ne peut qu’exiger de s’attaquer à de nouvelles problématiques, de nouvelles sources d’investigation. Si bien que cet ouvrage ne se révèlera être qu’un travail de défrichage, posant les bases de travaux à mener ultérieurement. Michel Vovelle est ici porteur de l’ambition « [d’]ouvrir la voie ».


Cet ouvrage s’articule alors en six grandes parties pour une réflexion en trois temps : les origines et le fait révolutionnaires, les acteurs de la Révolution, la Révolution subie ou refusée.

C’est donc fort logiquement que Michel Vovelle s’attache d’abord à étudier les prémisses de la Révolution. Il montre tout d’abord la Révolution comme un héritage des mentalités populaires dans les formes de comportements et dans les rêves. Mais si un changement s’opère dans les mentalités entre 1750 et 1789, la Révolution est un changement radical, brut et irréversible, Saint Just ne parle-t-il pas d’une « idée nouvelle » ? Donc plus qu’un héritage des Lumières et/ou de comportement populaires changés, la Révolution est jugée comme une création de l’instant reposant sur un sentiment d’invincibilité. D’ailleurs, la Révolution amène à autre chose que ce qu’avaient prévu les Lumières.
Pas vraiment un héritage donc, mais le rôle d’une mentalité pré-révolutionnaire apparaît indiscutable. En effet, c’est donc dans le second XVIIIè que l’on constate un décollage culturel d’une part, mais aussi des évolutions d’attitudes collectives d’autre part. La famille est repensée, rétrécie, l’enfant y occupe une place plus grande et L’Emile marque un point d’orgue de cette évolution. Les femmes effectuent un certain rattrapage également. Le rapport à la mort se désocialise de manière importante. En filigrane apparaît donc une certaine déchristianisation d’après Michel Vovelle. L’inquiétude, la méchanceté, ces notions se développent aussi dans le second XVIIIè. Manifestement, une sensibilité nouvelle, avec ses affectivités, inquiétudes et tensions, apparaît avant la Révolution, et ce alors que les Lumières ont une diffusion limitée.
Les origines établies, il s’agit désormais de montrer que la Révolution va s’inscrire en rupture avec elles, c’est justement le fait révolutionnaire basé sur les rapports ambivalents entre peur et espérance. La peur tout d’abord est un élément central de la sensibilité révolutionnaire, même si ce n’est évidemment pas une idée neuve. Par exemple, la Grande Peur consécutive à la prise de la Bastille se répand en 15 jours seulement sur ¾ du territoire. La peur se constate après Varennes, puis les massacres de septembre 92 dans le contexte de la chute de la royauté et de l’invasion marque une nouvelle étape avec la violence. La peur semble ensuite disparaître… pour être remplacée par la Terreur ? Il s’agit plus vraisemblablement d’un transfert culturel : maturation politique et responsabilisation individuelle qui empêchent les paniques d’ancien temps. Mais la peur reste omniprésente, on le repère aux craintes de complots par exemple.
La peur se manifeste par les foules révolutionnaires qu’il faut distinguer en foules parisiennes et foules provinciales. A Paris, le recrutement est populaire, jeune et les femmes participent, les anciennes émotions de la misère sont essentielles. La spontanéité est caractéristique, avant d’observer une organisation et une maturation progressive de foules qui vont démontrer leur force, sans forcément de volonté insurrectionnelle. Il ne s’agit pas des mêmes foules, à partir de 1791 que de celles de 1789. En province, les notables sont plus présents, la misère et les revendications paysannes sont plus prises en compte, la violence semble plus fréquente. Clairement, la misère n’explique pas tout. L’automne 92 est le point culminant des foules : frustration par la suite ? contentement au contraire ? départ des jacobins militants aux frontières ?
La violence est donc ultra présente, qu’elle soit subversive ou répressive. Marat la théorise pour sauver la Révolution. En 93, on passe de la violence à la Terreur mais la violence persiste (Machecoul…). Par contre, les Thermidoriens veulent une paix civile, ils ne sont pas suivis et l’insécurité et la violence cachée apparaissent. Sous le Directoire, on passe d’une violence politique à du brigandage. Cependant, l’impression de violence incontrôlée est trompeuse, car la nécessité de faire table rase était bien présente. La peur, la foule, la violence, la table rase et le rêve d’un nouveau monde nivelé : il y a une logique, il y a du sens.

C’est donc ici que la peur rejoint l’espérance. Le peuple, l’égalité, le bonheur sont des idées nouvelles. L’idée de peuple évolue de l’unanimisme à un élargissement (citoyen passif à citoyen tout court) et un rétrécissement (citoyen à sans-culotte engagé). Le tournant est Thermidor puis le Directoire où on fait appel au peuple contre les sans-culottes. Mais ce retour n’est qu’illusion et « rien ne sera jamais plus comme avant ». De l’image du sans-culotte peut se dégager l’impression surprenante d’une révolution des pères de famille. En tout cas, ce groupe est socialement composite et il semble donc qu’un syncrétisme éphémère entre les Lumières et un mouvement populaire se soit opéré.
Du militant, Michel Vovelle s’intéresse ensuite à l’héroïsation. Les héros sont détruits… pour en faire apparaître de nouveaux types : héros collectifs anonymes, héros populaires, héros fondateurs. En revanche ; le césarisme est violemment rejeté malgré un culte de la personnalité pour l’Incorruptible. Thermidor sera la rupture, celle où les Lumières et le peuple vont se séparer et une méfiance à l’égard du grand homme dictateur s’instituer. Cet esprit ne durera pas longtemps… héros militaires, les jacobins clandestins héroïseront Caïus Gracchus.
La Révolution arrive-t-elle à une cité idéale ? Y a-t-il déjà de nouvelles sociabilités ? Déjà les confréries étaient sur le déclin, de nouveaux lieux de rencontres laïcisés s’instituaient. Le club des Jacobins et son immense réseau de correspondances est essentiel. Modéré au départ, il va glisser à gauche, puis jouer un rôle dans la victoire de la Montagne sur la Gironde, avant de connaître son apogée jusqu’à la chute de Robespierre. Le club sera alors fermé. Son recrutement est plus écrémé que celui des sans-culottes. Le club des Cordeliers, est lui l’écho des faubourgs, et invente une sociabilité politique populaire mal comprise. Malgré leur échec, ces sociabilités ont un devenir, difficile à cerner : conspiration de Babeuf ? restauration des confréries ? L’image du Jacobin est durable en tout cas.
Quelle place pour la fête ? Primordiale dans les sociabilités, et l’influence de Rousseau se fait sentir : on veut la fête partout et nulle part. La Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 est essentielle. En 91, la cassure est nette entre fête et anti-fête, la fête se cherche alors une nouvelle expression, que lui donnera le 20 prairial an II avec la fête de l’Etre Suprême, grand succès. La Réveillère-Lépeaux, lui, imposera plus d’organisation, un conditionnement collectif pédagogique. L’idée rousseauiste est battue en brèche : la fête reste un spectacle.
Une nouvelle religion s’installe-t-elle ? Il semblerait en l’an II, et le Directoire va poursuivre. D’ailleurs, la révolte face à la déchristianisation est violente, montrant que le mouvement avait été reçu. Des images maternelles s’imposent, les cultes des martyrs de la liberté ont été reçus, un transfert de sacralité s’opère donc, la Révolution est une « bonne nouvelle ». Certes il n’y a pas la connotation millénariste des niveleurs ou diggeurs mais un mouvement irréversible vers une religion civique s’installe.

Mais la Révolution est autant agie que subie. Au quotidien, c’est surtout la vie chère. On subi aussi beaucoup le changement de temps et d’espace, même si le calendrier révolutionnaire n’a jamais vraiment été reçu. Finalement, pour ceux qui n’agissent pas sous la Révolution, qu’est-ce qui change ? Les attitudes certainement. Car la Révolution fait appel à la fraternité, l’amour des autres, la vie brève est pensée, la mort semble proche, il faut alors vivre intensément. Mais le changement dans les mœurs ne sera pas brutal. Mais la laïcisation partielle opère : plus de mariages, de divorces (et pour cause), moins de naissances.
La Révolution produit sa société rêvée. L’amour évolue, on s’interroge sur le statut de la femme, on passe de l’amour de soi à l’amour des autres. Oui mais cela n’abouti pas et le renouvellement de l’héritage chrétien n’est pas complet. Peut-on dire pour autant que le monde n’a pas changé ? Certainement pas. En particulier, la sensibilité de la mort évolue. La Terreur joue un rôle puisque la mort devient un moyen de Salut de la Patrie. La guillotine est censée abréger les souffrances. La mort par guillotine est le revers de la mort héroïque. Robespierre défendait l’abolition de la peine de mort puis a été le champion de la Terreur. Surtout, il semble que Enfer et Paradis apparaissent désormais comme étant ici-bas. Robespierre oppose à cela le culte de l’Etre Suprême, on crée le Panthéon. Tout va se désorganiser sous le Directoire mais on reviendra aux idées des Lumières : la mort doit servir à l’éducation des vivants. Puis une fuite en avant romantique se fait jour : on héroïse à l’antique. Mort-sommeil, mort héroïque, mémoire collective, mort familiale : l’impact se fera ressentir lors du XIXè.
Mais la Révolution n’est pas que subie, elle est aussi parfois refusée. Même, elle peut apparaître comme phénomène minoritaire. Certes l’engagement sera croissant avant de diminuer. Les contrastes sociaux et géographiques de réception de la Révolution sont frappants. Les refus sont importants, la vie en marge de la Révolution encore plus. Il y a toute une sensibilité du refus avec les émigrés de l’extérieur et ceux de l’intérieur qui vivent dans l’autre camp. La constitution civile du Clergé et le schisme constitutionnel sont des césures fondamentales. Là encore, Thermidor sera un tournant, on assistera à la revanche des « jeunes gens ». Et puis, les émigrés de l’extérieur vont vivre la solitude, le contact à d’autres cultures et en dégageront une sensibilité nouvelle à l’œuvre au XIXè. Cependant, la grande faiblesse de la contre-Révolution était de ne pas avoir de projet commun mobilisateur, au contraire des Révolutionnaires. Il y a aura des régressions partielles ou momentanées après la Révolution, mais nombreuses sont les nouveautés indéracinables provoquées par la Révolution dans les mentalités.
Si la méthode employée par Michel Vovelle semble très intéressante, les résultats, bien que très encourageants, nous laissent sur notre faim, comme d’ailleurs Michel Vovelle l’avait prédit puisque ce travail est en quelque sorte pionnier. Il est aussi prisonnier, semble-t-il, d’une connaissance moins grande de la deuxième révolution, après la chute de Robespierre. En effet, les informations sur la Convention Thermidorienne et le Directoire sont très peu nombreuses en comparaison de ce que nous offre cet ouvrage sur la période allant de 1789 à Thermidor. Une voie donc à explorer, puisque loin de tomber dans des travers qui traiteraient une Révolution par ses « héros » ou au contraire par des déterminismes sociaux-économiques uniquement. Des allers-retours ou plutôt une approche problématique synthétique des conceptions « par le haut » et « par le bas » me paraissent très pertinents, et c’est ce à quoi s’est adonné Michel Vovelle.

Norbert Elias et l'élucidation de la dynamique de l'Occident

Ce livre est la 2ème partie du travail entamé par La civilisation des mœurs. Il en constitue la conclusion, mêlant le processus de formation de l’État centralisé et la civilisation des mœurs individuelles. C’est un véritable classique, travail fondateur très fécond. Des critiques ont été émises par la suite, notamment au sujet des sources utilisées par Elias et notamment Saint Simon décrivant plus le XVIIIe siècle que le XVIIe, or Elias parle de processus du XVIIe siècle. Il n’empêche, l’élucidation des processus de monopolisation de la violence et de la contrainte par l’Etat, concomitante de l’émergence d’une société d’individus autocontraints, ça n’est pas sans intérêt !

La sociogenèse de l’État. Norbert Elias montre comment, par le gain progressif de complexité sociale, l’on passe des seigneuries féodales à l’État centralisé et absolu. L’émiettement du pouvoir au XIè siècle a provoqué un jeu de concurrence libre entre différentes Maisons qui ont tenté d’agrandir leurs domaines. Les vainqueurs de ce jeu ont alors pu constituer un monopole, d’ordre privé, marqué par le temps des apanages (XIV-XVè). Le pouvoir royal a profité des tensions extérieures / intérieures pour assurer son triomphe et installer son monopole, qui devient petit à petit celui de l’État, de la nation, et non plus de la famille royale. Tout est issu du jeu d’interdépendances économiques entre les différents corps sociaux : relations antagonistes des bourgeois et nobles, qui se révèlent complémentaires pour asseoir les pouvoirs du « maître central ». Si bien que personne n’a jamais souhaité instaurer un monopole d’État, que ce soit militaire ou fiscal, mais c’est ce qui s’est produit (mécanisme absolutiste).

Esquisse d’une théorie de la civilisation. Justement, la monopolisation de la contrainte physique et fiscale par l’État réduit la contrainte sociale entre individus ou entres groupes. On passe alors à une logique d’autocontrainte qui se développe, d’abord par la curialisation des guerriers, mais ensuite par le jeu des interrelations entre couches sociales supérieures et inférieures montantes. Encore une fois, personne n’impose à des dominés une contrainte précise. Cette autocontrainte se manifeste par le refoulement des pulsions et une rationalisation qui n’est donc pas inventée par quelques penseurs des Lumières (ils en sont les porte-parole). La pudeur et la gêne gagnent du terrain, d’abord uniquement vis-à-vis de ses égaux sociaux, puis les relations sociales se complexifiant, en s’étendant par le jeu de la mobilité sociale. Ainsi les comportements « civilisés », nés de l’intériorisation de la peur notamment, sont relatifs, dépendent de la nature humaine tout en en étant autonomes puisque ce sont des Hommes, dans des conditions particulières, qui ont produit ces comportements qui ne sont pas éternels et universels. D’où l’importance de comprendre les processus de l’émergence de ces comportements, la dynamique de l’Occident mêlant sociogenèse de l’État et civilisation des mœurs.

dimanche 21 septembre 2008

L'individu et le culte de la performance


« Un bon sportif est un sportif mort… certes elles sont dures ces paroles de Pierre de Coubertin » aimait à plaisanter Pierre Desproges. Le sport moderne est né avec l’industrialisation et les idéologies productivistes, positivistes et hygiénistes du XIXe siècle. C’était le moyen pédagogique de faire respecter l’autorité dans les collèges anglais, de préparer au mieux les armées pour les prochaines joyeusetés guerrières, voire de les éviter en offrant une confrontation symbolique dans les stades olympiques plutôt que sur les champs de bataille. Soit. Entre-temps, le monde a bien changé, le nationalisme s’est estompé, puis les grandes idéologies ont périclité pour laisser place à l’insignifiance la plus complète. Les stars remplacent les anciennes idoles. Si l’on cherche des valeurs, on les trouvera dans le sport [elles mériteraient pourtant d’être déconstruites, ce sera en partie le cas dans cette revue de lecture]. Et à tel point que ces valeurs du sport ont fini par déborder leur champ d’origine pour contaminer toute la société, et notamment l’entreprise où déboulent les coachs supposés tirer le meilleur parti des cadres sommés d’être toujours plus productifs [voir La question humaine]. Alors il n’est pas inintéressant, à mon avis, d’analyser le raisonnement du sociologue Alain Ehrenberg, raisonnement exposé dans 3 livres : Le culte de la performance, L’individu incertain, La fatigue d’être soi. Indispensable travail si l’on veut comprendre nos sociétés post-fordistes.

La performance est un concept qui vient du monde du sport moderne né de l’ère industrielle en même temps que celui d’autonomie qui remplace la discipline. Dans les années 1980, Ehrenberg montre comment la performance va se transposer dans le domaine entrepeuneurial et devenir un véritable mythe. Démarre alors le culte de la performance. Le sport, c’est la réconciliation de la justice et de la concurrence, l’égalité devant la compétition, une métaphore (apparente) du modèle et de l’idéal démocratique.
Dans le même temps se développent de nouvelles formes de consommation de loisirs autour du phénomène Club Med notamment où les classes sociales disparaissent pour laisser place à l’individualisation. Ce qu’il faut c’est être visible dans une société reconstituée : le village. Tout le monde est à la même enseigne, il faut donc occuper l’espace pour se réaliser soi-même.
La synthèse de ces deux phénomènes amène à une concurrence exacerbée entre les individus, la discipline disparaît au profit de l’autonomie, chacun peut réussir, peut s’accomplir dans sa vie, chacun doit se gouverner soi-même. C’est ce qui amène à penser non plus en terme d’opium du peuple mais en terme de société dopée dans laquelle on trouverait des individus sous perfusion car il y a les « gagneurs » et les autres, ce qui engendre des dépressions.

Ehrenberg s’attache alors à montrer comment cet individu sous perfusion est socialement envisageable car on est conduit à augmenter sans cesse son estime de soi ; mais aussi et surtout techniquement réalisable à l’aide des antidépresseurs qui soignent de troubles dont on ne sait même plus très bien s’ils relèvent de la maladie mais servent peut-être plutôt à désinhiber dans une société où l’inhibition devient un handicap pour s’insérer socialement et relationnellement et où la confiance en soi est un atout croissant. C’est l’âge des drogues sans toxicomanies que l’on étend de plus en plus dans la société par la réduction des effets secondaires des antidépresseurs au moment où la responsabilisation individuelle croît.
Différemment, la télévision participe du même phénomène : réponse rapide à l’individu incertain. La télévision des reality shows traite l’individu comme quelqu’un en difficulté, elle fabrique du bonheur en rendant héroïque le quelconque. Il y a le mythe de la drogue parfaite, la télévision a construit le mythe de la parole parfaite. La vie en direct nous parle de l’individu incertain trouvant sa place dans la société mobile. Le spectacle de réalité fait rentrer dans la norme les déviances ou différences. Chacun peut être visible, chacun peut se reconnaître dans ces héros quelconques.
L’accentuation de l’exigence et de la demande d’autonomie est donc accompagnée par les moyens (chimiques ou herméneutiques) permettant de répondre à l’incertitude qu’elle engendre quand l’individu doit faire face à ses responsabilités. Le risque est de réduire l’individu à l’apparence physique et psychique. La politique de l’individu est à découvrir afin d’éviter les deux écueils qui sont l’apathie dépressive et la non limitation des rapports de force.

Nous sommes entrés dans l’ère de l’homme nietzschéen, l’homme souverain de lui-même qui doit s’autogouverner [nouvelle phase du mouvement décrit par Norbert Elias pour le XVIIe siècle ?]. Le continent du permis a reculé au profit de celui du possible. Il y a une illusion que tout est possible. La fatigue dépressive vient rappeler que tout n’est pas possible mais que l’individu doit en supporter l’illusion. Le déprimé est marqué d’un triple défaut : défaut de projet, d’un défaut de motivation et d’un défaut de communication qui sont à l’envers des normes de socialisation. L’addiction et la dépression sont donc le recto et le verso de la charge imposée à l’individu par la société : le possible. Les normes d’aujourd’hui sont la responsabilité et l’initiative individuelle, et non plus la discipline ou la culpabilité. En ce sens, le « progrès » de la dépression marque les mutations de l’individu dans nos sociétés contemporaines. Ehrenberg parvient à ces conclusions par une étude des définitions des troubles mentaux et de l’histoire de psychiatrie depuis les divergences entre Freud et Janet.

Piaget et la pédagogie constructiviste

Psychologie et pédagogie est la réunion de 2 textes, le 1er de 1965 (Éducation et instruction depuis 1935), le 2nd de 1935 (Les méthodes nouvelles. Leurs bases psychologiques). Piaget y expose son point de vue constructiviste et comment la psychologie doit être prise en compte dans le domaine éducatif. Seulement, c’est loin d’être le cas en 65, mais encore aujourd’hui, alors même qu’on accuse les « pédagogies nouvelles » de tous les maux, espérant ainsi faire l’économie de l’analyse des processus socio-économiques (exemple : le nombre d’élèves et le besoin en professeurs !) responsables des difficultés aujourd’hui rencontrées.

Dans le 1er, Piaget part de l’invention de la pédagogie et de ses problèmes, largement oubliés : quel but pour l’enseignement? quelles branches pour les atteindre? quelles méthodes (lois du développement mental)? La formation des enseignants est trop coupée de la recherche scientifique, de la pédagogie expérimentale. Les recherches ont pourtant montré de manière plus précise comment se formait l’intelligence chez l’enfant (comprendre et inventer, i. e. construire des structures en structurant le réel), et la nature active des connaissances (connaître = assimiler le réel à des structures de transformations), selon le processus de développement (maturation, expérience), et le mode de transmission éducative.

Évolution des disciplines, apparition de nouveaux procédés didactiques et recours aux données de la psychologie de l’enfant ont pu converger pour des évolutions de quelques branches d’enseignement, pourtant peu exploitées (mathématiques et recherche personnelle de l’élève, esprit expérimental dans les sciences physiques et naturelles, philosophie et remède au divorce entre esprit scientifique et esprit philosophique).
Dans le même temps, le nombre d’élèves a explosé, il devient alors plus difficile de recruter un personnel enseignant suffisamment formé, et des besoins nouveaux organisent l’instruction publique => conflits sur les méthodes qui n’a pas profité aux méthodes actives (effort volontaire et autodiscipline plus qu’anarchisme individualiste), malgré la dissipation d’un certain nombre de malentendus à leur propos, sans doute parce que les meilleures méthodes sont les plus difficiles à appliquer. Pourtant, le développement des opérations intellectuelles procède de l’action effective (logique = coordination des actions), cette coordination générale ayant une dimension sociale (coordinations interindividuelles et intra-individuelles = même processus).
L’enseignement programmé (Skinner) montre les apories des méthodes traditionnelles, pourtant non remises en cause chez l’enfant, alors que chez l’adulte, dans les formations en entreprises où l’on cherche l’efficacité, ces questions sont prises en compte. Unité de la culture de formation, mobilité scolaire et orientation, procédés mis en œuvre se retrouvent donc au cœur des réformes de structure : éducation préscolaire (nécessitant plus encore des connaissances psychologiques), rôle des examens (docimologie), place de la psychologie scolaire, élaboration des programmes (lutte contre la surcharge), formation des enseignants (psycho de l’enfant, épistémologie, méthode expérimentale) et leur reconnaissance sociale.

La prise en compte des deux termes – individu en croissance, valeurs sociales, intellectuelles et morales – caractérise les méthodes nouvelles par rapport aux traditionnelles : autonomie et créativité plus que obéissance et imitation. Piaget en délimite les bases sociales et biopsychologiques.

L'être humain est un animal symbolique, mais pas religieux

On nous rebat régulièrement les oreilles à propos du retour du religieux, ou de la supposée transcendance inhérente à l’Homme qui expliquerait qu’il y aura toujours des religions et que c’est très bien ainsi. Eh bien non, l’Homme n’est pas né pour être religieux. En revanche, il semble bien qu’il ne sache se limiter, heureusement, à une sage raison, une logique implacable, mais qu’il réclame du symbolique, de l’imaginaire, de la déraison. L’être humain est donc un animal symbolique et imaginatif, oui ! mais pas nécessairement religieux. 3 essais permettront peut-être de saisir la différence…


L’Homme et le sacré (Roger Caillois)

Il n’y a pas d’angoisse dans le profane, il y en a dans le sacré, ainsi que de la dépendance. Les 2 s’excluent et se supposent. Il faut protéger le sacré du profane. Le sacré est source d’efficacité, on en attend secours et réussite, terreur mais confiance. Les rites le protègent de la contagion. D’où 1 distinction permis/défendu ; tabou/libre. D’où un ordre du monde fas/nefas (naturel et social, les 2 se nourrissent). Les sacrifices permettent les grâces, logique donc d’ascétisme et d’offrande. On a peur de la vertu, on veut s’en servir, ça fascine, ça repousse. Le sacré est ambigu. C’est le papillon attiré par la lampe : il se condamne. Ce qui incarne le sacré se dissocie (complémentaire et antagoniste) : pur et impur, vie et mort, droite et gauche. Opposés au profane, pur et impure sont réversibles (sang menstruel), le prêtre intervient ici. L’impureté peut apporter la force mystique (Œdipe). Si la souillure est inexpiable, il faut l’éliminer. Le pur et l’impur se distribue sur une géographie sociale. Cohésion et dissolution définissent l’unité complexe du pur et de l’impur qui organisent l’univers puis l’hygiène et la morale.
Le sacré organise le monde, la société et l’univers. Les totems des phratries sont symétriques et opposés (faucon/corbeau ; été/hiver ; rouge/noir …). L’ordre des choses et des hommes en découlent : ciel et terre s’identifient à Yin et yang, à femme et homme. Le principe de respect rend les distinctions possibles (alimentaires, sexuelles) : sacré et réservé, profane et libre. 1 solidarité se dresse contre le sacrilège, pour protéger la loi sainte. Le meurtre d’un membre du clan est un suicide partiel, la tribu est une totalité vivante. Les sociétés se sont complexifiées et hiérarchisées. Le pouvoir apparaît. L’individuation remplace le respect. Le sacrilège de lèse-majesté paralyse. Pouvoir et sacré s’identifient (source extérieure), pouvoir reçoit caractères sacrés. La servitude est volontaire (La Boétie). Le prince est le yang, la multitude le yin. Il faut rester à sa place.
La fête est un recours au sacré, paroxystique. Les interdits sont renforcés, avant les décharges d’activité. On se met en dehors de l’ordinaire, c’est un remède à l’usure, elle renouvelle nature et société, on se réfère au chaos primordial. On incarne les créateurs, on les actualise, on recrée le monde. Rites d’initiation et rites de fécondité sont parallèles. La fête est la suspension de l’ordre du monde, il faut transgresser, faire à l’envers.
Le dieu freine l’action, le héros provoque l’exploit. Les 2 règnent en alternance. La complexité croissante de la société amenuise le rôle de la fête, le sacré s’intériorise, l’uniformité est de mise. Le sacré devient subjectif (émancipation, autonomie, progrès scientifique), du coup il envahit l’éthique et il suffit de consacrer sa vie à une chose pour la rendre sacrée. Il fixe toujours respect, crainte, confiance, force, engage l’existence, sépare, fascine, horrifie.


Le sacré et le profane (Mircea Eliade)

Le sacré, c’est ganz andere. L’homme moderne a désacralisé le Monde. L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace est primordiale. Il y a un Centre, la Création du Monde; alors que pour l’expérience profane, c’est homogène, même si on ne peut abolir complètement l’expérience sacrée (lieu de naissance). Dans l’enceinte sacrée, le profane est transcendé. Le sacré se manifeste par des signes (hiérophanie), on peut le provoquer mais pas le choisir, c’est le réel. Le cosmos est notre monde, à l’opposé du chaos. On consacre, on « cosmise » un territoire par une répétition de la cosmogonie. Il faut une ouverture vers le transcendant, des images communicatives, le monde s’étend autour du Centre. S’installer équivaut à fonder le Monde. Il faut défendre le cosmos de l’extérieur, du chaos (mort, maladie, démon, ennemi humain). Assumer n’est pas toujours facile. Il faut être près de l’axis mundi, assimiler le cosmos ou répéter par rituel, imiter le sacrifice primordial. L’infinité des Centres ne pose fait pas difficulté. On purifie le Monde au moyen de sanctuaires saints (imago mundi). Le Monde se révèle sacré et donc on peut le saisir. L’homme religieux veut vivre dans un cosmos, comme au commencement. Le Temps aussi est non-homogène: Temps sacré réversible, réactualisable ; durée profane qui s’écoule. Cosmos et Temps sont solidaires religieusement. Le Monde peut se renouveler, retrouver sa sainteté à la nouvelle année. L’homme devient contemporain du sacré, du divin, se régénère au moyen de rituels (fêtes, Temps originel). Le Temps sacré rend le temps profane possible. Le progrès est vu comme une révélation divine. Une nostalgie implique le mythe de l’éternel retour, paralysant. Ce n’est pas un refus du nouveau, c’est une soif de sacré, une nostalgie de l’Etre. L’Homme religieux se reconnaît homme seulement en imitant les Dieux. L’homme non religieux se donne lui une responsabilité morale et sociale, non cosmique. Désacralisé, l’éternel retour est terrifiant. Le judaïsme sort du temps cyclique, Yahvé intervient dans l’Histoire. Après Hegel, le temps linéaire peut retrouver un côté terrifiant.
La nature est chargée de valeurs religieuses, le rythme cosmique manifeste ordre, harmonie, fécondité. Il suffit de la contempler : inaccessible, ganz andere. Elle révèle la présence d’un Etre Suprême qui s’éloigne au profit d’autres dieux. On implore l’ES en dernier recours, lui seul peut sauver. L’éloignement s’explique par l’intérêt pour une expérience religieuse plus concrète. Le sacré reste dans le symbolisme. La mort est suivie d’une nouvelle naissance. L’homme religieux est plus « ouvert sur le monde » qu’ enseveli dans la nature (Hegel). Il peut alors connaître le monde, il vit des expériences infinies, la vie est sanctifiée, il se « cosmise », avance vers le nirvana. L’ouverture permet le passage, donc demande des rites d’initiation (mort et naissance sont liés, omniprésents). Le sacré est l’obstacle de l’homme moderne areligieux, mais la mort, la résurrection restent dans son inconscient au moins et il a besoin d’initiation, donc de pseudo-religion. Le symbole ouvre le Monde, aide l’homme à accéder à l’universel.


Le mythe et l’Homme (Roger Caillois)

Caillois tente dans cet essai annonciateur de toute son œuvre de saisir dans leur ensemble les multiples formes que revêtent les démarches de l’imagination. Le monde des mythes n’est pas homogène comme on a voulu le voir, l’Autre a sa place à côté du Même, le multiple à côté de l’un, si bien que tout système explicatif se montre insuffisant. Certes des structures sont mises en lumière, mais jamais la raison suffisante : la dialectique interne d’auto-prolifération et d’auto-cristallisation. La fonction du mythe ne saurait se comprendre selon un utilitarisme rationalisateur, mais davantage en parcourant le chemin biologique (puissance d’investissement de la sensibilité).
Il étudie alors les évocations de la mante religieuse, insecte ayant suscité la fascination s’il en est, établissant un lien biologique entre la nutrition et la sexualité dont il reste des traces chez l’homme : « ici une conduite, là une mythologie ». Nous sommes loin de l’instinct de conservation, mais plutôt de son pendant, l’instinct de mort. L’homme n’est donc pas isolé dans la nature, il obéit aussi aux lois biologiques mais elles déterminent alors la représentation, et non pas l’action, mais le mythe est alors l’équivalent d’un acte. Puis, s’intéressant au mimétisme : il ne peut avoir une fonction de défense, mais plutôt de poésie, de magie, si l’on peut dire. C’est en tout cas un luxe obéissant à la loi de Carnot : le monde tend vers l’uniformité. C’est un mouvement qui joint le besoin physiologique à l’image apaisante, elle-même réalisée par le besoin physiologique. Il en va de même de l’impératif de connaissance tendant à supprimer les distinctions. L’organisme n’est plus à comprendre comme étant dans le milieu, mais il est encore ce « milieu ».
A partir de la dynastie Tcheou, Caillois montre comme les sociétés s’organisent autour du mythe : par les lignes de force qui semblent régir uniformément la totalité du monde, l’inertie d’un côté, soustrayant l’être à sa chronologie sinon à son devenir, la passion de l’autre, exaltant vers un paroxysme dans une accélération qui en fait une chute. Simultanés, ces deux appels provoquent l’angoisse que les structures sociales apaisent par un rapport au temps non univoque confiant le sort à l’inertie ou à la passion. En Grèce, ce qui justifie les héros est moins leur victoire que le fait qu’ils aient eu à combattre.
De quoi subsistent les mythes dans les sociétés modernes ? La littérature (roman-feuilleton) a instauré une représentation de la grande ville si puissante que la question de son exactitude n’est pas posée : poétisation de la civilisation urbaine au moment de la révolution démographique. C’est un passage du Romantisme à la Modernité : intégrer dans la vie les postulations que les Romantiques se résignaient à satisfaire sur le seul plan de l’art. Il y a donc accroissement de l’importance de l’imagination, donc appariement au mythe alors que le Romantisme en était incapable. La conclusion est un pamphlet brillant contre le rationalisme et le positivisme.

Les imaginaires médiatiques - Eric MACE


Eric Macé s’essaye à une sociologie postcritique des médias, en commençant par substituer le terme de « médiacultures » à celui de « culture de masse », trop déprécié et réducteur. Les médiacultures renvoient d’une part aux industries culturelles et aux médiations médiatiques, et d’autre part aux rapports anthropologiques au monde à travers des objets à l’esthétique relationnelle spécifique. Il les conçoit, non pas comme l’instrument de la mystification des masses mais comme le poste d’observation du passage à une seconde modernité, postindustrielle.

Il inscrit ce nouveau regard dans une tradition sociologique postcritique permise à la fois par les gender studies et les cultural studies postcoloniales. Les médiacultures sont alors typifiées et reconnues comme instables, réversibles, ambivalentes et ambiguës et non pas unidimensionnelles.

3 parcours théoriques sont ensuite retracés : l’École de Francfort et le tournant gramscien (de l’idéologie à l’hégémonie) en premier lieu, menant tout droit aux cultural studies anglo-saxonnes ; le parcours « inverse » opéré par Pierre Bourdieu en France qui par d’Hoggart pour retomber sur la mystification des masses, quitte à se contredire ; Edgar Morin (L’esprit du temps) enfin, qui voit dans la culture de masse hollywoodienne des années 1930-60 le passage à ce que Alain Touraine appellera la société postindustrielle. Morin précède en quelque sorte les cultural studies, avec un double déplacement, ceux des concepts de mythe et d’industrie culturelle, qui, d’instruments de domination (tradition critique) deviennent problématiques des dialectiques des tensions culturelles.

Macé tente alors de critiquer la critique de l’audimat, en montrant comment les industries culturelles sont prises dans un système de tensions et contraintes (qu’est-ce qui va intéresser les gens?) qui leur impose : instabilité, incertitude, diversité. Alors, les médiacultures, culture connue de tous mais pas culture de tous, deviennent le lieu du conformisme : conservatisme et progressisme y sont en tension. C’est pourquoi la vitalité de l’arène publique tient à ce qu’y émerge de subcultures, des contre-cultures et qu’elle est en ce sens vitrine de la vitalité démocratique. La globalisation homogénéise la façon d’exprimer ses différences, mais n’abolit pas les différences (Nick Couldry).


Alors que retenir ? La culture de masse était détestée (Debord, Baudrillard, Barthes, Bourdieu…) comme mystification. Il ne s’agit pas de nier les rapports de pouvoir et les effets de domination qui la traverse ; mais bien davantage de pouvoir penser les médiacultures comme plurielles, contradictoires, conflictuelles, faites de mouvements et contre-mouvements culturels. C’est ainsi que s’élaborent les imaginaires collectifs dans notre seconde modernité. C’est dans ce cadre qu’il convient donc les analyser, déconstruire, critiquer. Cet essai reste toutefois très programmatique : c’est un appel à mener des études dans cette direction, et à ce titre n’amène pas à des conclusions factuelles et utilisables. Espérons que l’approche sera prolifique…

vendredi 19 septembre 2008

Spinoza avait raison - Antonio R. DAMASIO

C’est par hasard que Antonio R. Damasio a redécouvert Spinoza, alors qu’il voulait vérifier une citation, cette redécouverte lui fit entrevoir que Spinoza avait eu l’intuition de ce que ses découvertes en neurobiologie laissent supposer. Ce livre, outre l’exposition des derniers résultats de Damasio, raconte donc la recherche quasi mystique de Spinoza à travers la Hollande : se mêlent donc autobiographie, histoire, philosophie, biologie. L’intuition géniale de Spinoza, non démentie par Darwin, Freud et la neurobiologie la plus récente, est que le corps et l’esprit ne forment qu’une seule et même substance, à l’inverse du dualisme cartésien. L’idée centrale –le conatus – selon laquelle l’individu tente, s’efforce de se préserver, ce qui implique de nombreux processus de la vie qui se signalent au cerveau, s’encartent et donnent naissance aux sentiments relie la philosophie de Spinoza et la biologie de Damasio.



En effet, Damasio a travaillé sur les émotions et les sentiments (variantes de l’expérience de la douleur ou du plaisir telle qu’elle se manifeste à travers des émotions et des phénomènes connexes ; autrement dit la partie privée quand les émotions sont la partie publique) et a montré que les émotions précédaient les sentiments (principe d’emboîtement) dans des réponses essentiellement à des situations au sein même de l’organisme (homéodynamique et donc préservation de l’être) : les conséquences d’une « sagesse » naturelle sont encartées sans que l’individu n’en sache rien et donne naissance aux sentiments. Un sentiment est donc en grande partie une perception de l’état du corps, parfois également d’un état d’esprit l’accompagnant (perceptions interactives). Pour avoir des sentiments, il faut : un corps et des moyens de se représenter son corps en son sein (système nerveux) ; que ce système nerveux puisse encarter les structures du corps et ses états (en faire des images mentales) ; une conscience (connaître son propre contenu) ; que le cerveau soit capable de construire un état émotionnel du corps.


Il retrouve alors Spinoza qui estimait que la Joie est une transition de l’organisme vers une plus grande perfection (mais problème des cartes sous drogues) et inversement pour la Tristesse, ce qui a des implications sur les comportements sociaux et donc sur les mécanismes derniers de la régulation de la vie ; le gouvernement de la vie sociale (comportements éthiques, non automatisés à la différence de l’homéostasie). Rejoindre Spinoza pour qui le fondement de la vertu est « l’effort même pour conserver son être » donc l’harmonie émotion / raison pour atteindre la Joie : remplacer une émotion négative par une plus grande positive ? Pour nous maintenir, nous devons nécessairement préserver les autres soi, c’est-à-dire que le fondement du comportement éthique est biologique, et non pas révélé. De quoi trancher les débats entre la justice écossaise et la justice kantienne ?

Le hasard et la nécessité - Jacques MONOD

Pour le biologiste, la nature est objective, ce qui est le fondement indémontrable de la méthode scientifique ; il faut alors séparer l’éthique porteuse d’un projet de la connaissance centrée elle sur l’objet. Ainsi, une « ancienne alliance », « animiste », doit être rejetée au profit d’une nouvelle alliance qui mettrait fin à l’illusion du dualisme. Pour ce faire, la biologie doit résoudre une évidente contradiction épistémologique dont la base serait la téléonomie : l’œil en tant qu’organe naturel répond bien au projet de capter l’image. Donc l’objectivité oblige à reconnaître la téléonomie comme principe de fonctionnement du vivant. Mais pour Monod, la téléonomie découle de l’invariance (conservation de l’espèce et transmission du patrimoine génétique), alors que d’après lui, les animistes posent que c’est la téléonomie qui impose l’invariance.

Monod fait de l’animisme une étape de l’évolution au sens darwinien des idées de l’Homme : religion, philosophie jusqu’au marxisme inclus et l’évolutionnisme finaliste (Spencer). Monod explique que la téléonomie observable à un niveau macroscopique est causée par les invariances microscopiques (traduction de l’ADN) irréversibles. C’est ce qui permet de comprendre la diversité des êtres vivants alors mêmes que les machineries chimiques qui les composent sont peu ou prou les mêmes. « Il s’ensuit nécessairement que le hasard seul est la source de toute nouveauté dans la biosphère. » Et ce n’est qu’ensuite que la téléonomie assure la stabilité des formes dans la biosphère. Ce qui pose le problème de ce qu’il nomme les frontières : l’origine des premiers systèmes vivants et le fonctionnement du système le plus téléonomique qui soit (le SNC de l’Homme). Ce qui ouvre donc une conception nouvelle de la complexité de l’héritage génétique et culturel, de l’expérience personnelle, qui se regroupe pour définir l’individu que nous sommes.

L’exigence d’explication est universelle, avec une fonction d’apaiser l’angoisse de trouver un sens à l’existence, c’est pourquoi la science objective qui a finit par s’imposer aux sociétés modernes mais en suscitant toujours l’hostilité car elle s’affirme comme seule source de connaissance et appelle à une refondation éthique.

jeudi 11 septembre 2008

"Le monde est déjà filmé, il faut le transformer" - Guy DEBORD

Voilà, Siné Hebdo est dans les kiosques. Ce journal saura-t-il tenir ses promesses ? "Pendant que la droite bulldozère, la gauche, pas le PS, la vraie (situationnistes, trotskystes, anarchistes, altermondialistes, et tous les marginaux de mon coeur) se déchire et s'injurie, offrant ainsi un boulevard aux salopards de prédateurs" écrit Siné dans son édito. Son journal espère remédier à cette situation. Mais sur la même page, martin est amère : "Tu veux encore lutter contre ça, Siné ? A quatre-vingts balais, éditer un nouveau journal ? Mais pour quoi faire ? En cinquante ans, on a eu toi, Bosc, Reiser, Hara-Kiri, Charlie Hebdo (le vrai, pas celui de l'éditorialiste de Saint-Germain-des-Prés), Desproges, les Guignols, Groland. Les mentalités ont-elles évolué ? Oui. En pire." Les prochains numéros donneront rapidement des éléments de réponse. Mais force est de constater que la gauche est en totale débâcle. La fin des idéologies et l'avènement de la "nouvelle philosophie" lui ont réglé son compte et n'occupent plus l'espace médiatique que des moralisateurs tout attachés à la défense de l'ordre établi : liquidation de mai 68, disqualification de la gauche assimilée à de l'islamo-gauchisme antisémite, défense systématique des intérêts des USA, etc. Résultat : nous sommes accablés de réalisme bienpensant (non-pensant).


Donc, si jamais on a besoin d'une petite bouffée d'oxygène, un petit flash-back s'impose. Après-guerre, les intellectuels se divisent notamment entre gaullistes (Aron, Malraux), compagnons de route du PCF (Sartre, Aragon) et ceux qui, de gauche, dénonçaient le totalitarisme soviétique tels Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Cornélius Castoriadis et le groupe de Socialisme ou Barbarie, notamment. De ceux-là, j'ai déjà parlé à plusieurs reprises.


Aujourd'hui, c'est au tour de Guy Debord. 1967 : il publie La société du spectacle, après 10 ans de situationnisme. 1968 lui donne raison. Seulement, 68, la solidarité spontanée, l'anarchisme et le situationnisme sont vaincus par le régime. Et l'imposture de la pensée anti-68 (depuis le célèbre livre de Ferry et Renaut, La pensée 68) consiste à voir mai 68 comme la préparation de l'individualisme nihiliste contemporain. Castoriadis, Morin et Lefort (Mai 68, La brèche) montrent bien que c'est là un terrible contresens : est pris pour "pensée 68" le structuralisme pré-68 (mort de l'Homme, mort du sujet, mort de la politique), celui-là même rendu obsolète par 68, et dont les tenants, après 68, tentent de nuancer leurs positions et/ou de prendre leurs distances. Bref, mai 68 a échoué, et Debord adapte son livre au cinéma en 1973.


Ayant pu le voir, je vais en parler rapidement. La marchandise, présentée par la société comme triviale et se comprenant en soi-même, est au contraire, d'après Debord, très complexe, subtile, et impregnée de sens métaphysique. Tout cela est recouvert par l'avènement avec la révolution industrielle de l'économie politique, à la fois "science dominante et science de la domination". Le capitalisme a tout unifié, mais unifie les choses en tant qu'elles sont séparées. Il unifie tout, jusques et y compris sa contradiction officielle : l'insatisfaction elle-même devient une marchandise. Baudrillard dans La société de consommation en vient également à ce genre de conclusion que la société s'équilibre entre la consommation et sa contestation. Critiquer le système revient à en assurer la pérennité en quelque sorte. La tâche critique en est sérieusement compliquée.


Pour revenir au capitalisme qui unifie ce qui est séparé... Les révolutions bourgeoises du XVIIe siècle ont institué un temps officiel irréversible (Kant expliquait déjà que la Révolution Française et la décapitation de Louis XVI marquait la sortie d'un temps cyclique et l'entrée dans un temps linéaire). Ce temps irréversible s'oppose donc à l'ancien temps agraire, cyclique. Mais, le temps irréversible a beau être le temps officiel, il n'en est pas devenu pour autant le temps vécu, le temps du quotidien, celui des masses. Le temps quotidien est resté cyclique, rythmé par les phases de travail, de repos, de vacances tant attendues. Les usagers de ce temps n'ont pas le pouvoir de décision. Donc, finalement, la société n'a pas l'usage du temps irréversible : s'il y a eu une histoire aux XVIIe et XVIIIe siècles, il n'y a plus d'histoire, puisque plus de décision. Le temps irréversible unifié n'est que celui de la comparaison des marchandises, pour le profit des classes dirigeantes, et l'aliénation des travailleurs. On se souvient que Sarkozy prétendait que "l'homme africain (sic) n'est pas assez entré dans l'histoire", le bougre ! Eh bien "l'homme occidental" croit y être entré lui, alors que c'est faux, et rien n'indique que ce ne soit plus glorieux.


Le stalinisme n'a fait que montrer la bureaucratie comme continuation de la domination de l'économie politique par quoi "toute la société devient démente". Alors, un projet révolutionnaire doit avoir à l'esprit qu'on ne saurait combattre l'aliénation sous une forme aliénée, et donc que la théorie révolutionnaire est l'ennemie de l'idéologie révolutionnaire. La théorie ne pourrait qu'amener à conforter le système et la Réaction. Puisque le monde est déjà filmé, il faut le transformer. Castoriadis : pour rester révolutionnaire, il faut abandonner le marxisme. Morin : la révolution doit être permanente. Conclusion de Debord : il faut être prêt à une dizaine de Mai-68, à nombre de défaites, de guerres civiles, pour venir à bout de la société de spectacle. Cher payé... Quelle énergie reste-t-il dans notre société devenue post-industrielle depuis ?

jeudi 4 septembre 2008

Non à Edvige

Tiens, je n'avais pas parlé de ce fichier, mais les médias reviennent dessus, alors allons-y. Avec les tests ADN, c'est peut-être bien la mesure la plus choquante prise par le gouvernement Sarkozy. Je n'ai pas entendu le PS avec la fermeté qui s'impose, mais Bayrou lui n'a pas raté l'occasion de se montrer comme l'opposant n°1. Je vous laisse découvrir :

C'est proprement ahurissant. De plus en plus orwellien.