dimanche 21 septembre 2008

L'être humain est un animal symbolique, mais pas religieux

On nous rebat régulièrement les oreilles à propos du retour du religieux, ou de la supposée transcendance inhérente à l’Homme qui expliquerait qu’il y aura toujours des religions et que c’est très bien ainsi. Eh bien non, l’Homme n’est pas né pour être religieux. En revanche, il semble bien qu’il ne sache se limiter, heureusement, à une sage raison, une logique implacable, mais qu’il réclame du symbolique, de l’imaginaire, de la déraison. L’être humain est donc un animal symbolique et imaginatif, oui ! mais pas nécessairement religieux. 3 essais permettront peut-être de saisir la différence…


L’Homme et le sacré (Roger Caillois)

Il n’y a pas d’angoisse dans le profane, il y en a dans le sacré, ainsi que de la dépendance. Les 2 s’excluent et se supposent. Il faut protéger le sacré du profane. Le sacré est source d’efficacité, on en attend secours et réussite, terreur mais confiance. Les rites le protègent de la contagion. D’où 1 distinction permis/défendu ; tabou/libre. D’où un ordre du monde fas/nefas (naturel et social, les 2 se nourrissent). Les sacrifices permettent les grâces, logique donc d’ascétisme et d’offrande. On a peur de la vertu, on veut s’en servir, ça fascine, ça repousse. Le sacré est ambigu. C’est le papillon attiré par la lampe : il se condamne. Ce qui incarne le sacré se dissocie (complémentaire et antagoniste) : pur et impur, vie et mort, droite et gauche. Opposés au profane, pur et impure sont réversibles (sang menstruel), le prêtre intervient ici. L’impureté peut apporter la force mystique (Œdipe). Si la souillure est inexpiable, il faut l’éliminer. Le pur et l’impur se distribue sur une géographie sociale. Cohésion et dissolution définissent l’unité complexe du pur et de l’impur qui organisent l’univers puis l’hygiène et la morale.
Le sacré organise le monde, la société et l’univers. Les totems des phratries sont symétriques et opposés (faucon/corbeau ; été/hiver ; rouge/noir …). L’ordre des choses et des hommes en découlent : ciel et terre s’identifient à Yin et yang, à femme et homme. Le principe de respect rend les distinctions possibles (alimentaires, sexuelles) : sacré et réservé, profane et libre. 1 solidarité se dresse contre le sacrilège, pour protéger la loi sainte. Le meurtre d’un membre du clan est un suicide partiel, la tribu est une totalité vivante. Les sociétés se sont complexifiées et hiérarchisées. Le pouvoir apparaît. L’individuation remplace le respect. Le sacrilège de lèse-majesté paralyse. Pouvoir et sacré s’identifient (source extérieure), pouvoir reçoit caractères sacrés. La servitude est volontaire (La Boétie). Le prince est le yang, la multitude le yin. Il faut rester à sa place.
La fête est un recours au sacré, paroxystique. Les interdits sont renforcés, avant les décharges d’activité. On se met en dehors de l’ordinaire, c’est un remède à l’usure, elle renouvelle nature et société, on se réfère au chaos primordial. On incarne les créateurs, on les actualise, on recrée le monde. Rites d’initiation et rites de fécondité sont parallèles. La fête est la suspension de l’ordre du monde, il faut transgresser, faire à l’envers.
Le dieu freine l’action, le héros provoque l’exploit. Les 2 règnent en alternance. La complexité croissante de la société amenuise le rôle de la fête, le sacré s’intériorise, l’uniformité est de mise. Le sacré devient subjectif (émancipation, autonomie, progrès scientifique), du coup il envahit l’éthique et il suffit de consacrer sa vie à une chose pour la rendre sacrée. Il fixe toujours respect, crainte, confiance, force, engage l’existence, sépare, fascine, horrifie.


Le sacré et le profane (Mircea Eliade)

Le sacré, c’est ganz andere. L’homme moderne a désacralisé le Monde. L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace est primordiale. Il y a un Centre, la Création du Monde; alors que pour l’expérience profane, c’est homogène, même si on ne peut abolir complètement l’expérience sacrée (lieu de naissance). Dans l’enceinte sacrée, le profane est transcendé. Le sacré se manifeste par des signes (hiérophanie), on peut le provoquer mais pas le choisir, c’est le réel. Le cosmos est notre monde, à l’opposé du chaos. On consacre, on « cosmise » un territoire par une répétition de la cosmogonie. Il faut une ouverture vers le transcendant, des images communicatives, le monde s’étend autour du Centre. S’installer équivaut à fonder le Monde. Il faut défendre le cosmos de l’extérieur, du chaos (mort, maladie, démon, ennemi humain). Assumer n’est pas toujours facile. Il faut être près de l’axis mundi, assimiler le cosmos ou répéter par rituel, imiter le sacrifice primordial. L’infinité des Centres ne pose fait pas difficulté. On purifie le Monde au moyen de sanctuaires saints (imago mundi). Le Monde se révèle sacré et donc on peut le saisir. L’homme religieux veut vivre dans un cosmos, comme au commencement. Le Temps aussi est non-homogène: Temps sacré réversible, réactualisable ; durée profane qui s’écoule. Cosmos et Temps sont solidaires religieusement. Le Monde peut se renouveler, retrouver sa sainteté à la nouvelle année. L’homme devient contemporain du sacré, du divin, se régénère au moyen de rituels (fêtes, Temps originel). Le Temps sacré rend le temps profane possible. Le progrès est vu comme une révélation divine. Une nostalgie implique le mythe de l’éternel retour, paralysant. Ce n’est pas un refus du nouveau, c’est une soif de sacré, une nostalgie de l’Etre. L’Homme religieux se reconnaît homme seulement en imitant les Dieux. L’homme non religieux se donne lui une responsabilité morale et sociale, non cosmique. Désacralisé, l’éternel retour est terrifiant. Le judaïsme sort du temps cyclique, Yahvé intervient dans l’Histoire. Après Hegel, le temps linéaire peut retrouver un côté terrifiant.
La nature est chargée de valeurs religieuses, le rythme cosmique manifeste ordre, harmonie, fécondité. Il suffit de la contempler : inaccessible, ganz andere. Elle révèle la présence d’un Etre Suprême qui s’éloigne au profit d’autres dieux. On implore l’ES en dernier recours, lui seul peut sauver. L’éloignement s’explique par l’intérêt pour une expérience religieuse plus concrète. Le sacré reste dans le symbolisme. La mort est suivie d’une nouvelle naissance. L’homme religieux est plus « ouvert sur le monde » qu’ enseveli dans la nature (Hegel). Il peut alors connaître le monde, il vit des expériences infinies, la vie est sanctifiée, il se « cosmise », avance vers le nirvana. L’ouverture permet le passage, donc demande des rites d’initiation (mort et naissance sont liés, omniprésents). Le sacré est l’obstacle de l’homme moderne areligieux, mais la mort, la résurrection restent dans son inconscient au moins et il a besoin d’initiation, donc de pseudo-religion. Le symbole ouvre le Monde, aide l’homme à accéder à l’universel.


Le mythe et l’Homme (Roger Caillois)

Caillois tente dans cet essai annonciateur de toute son œuvre de saisir dans leur ensemble les multiples formes que revêtent les démarches de l’imagination. Le monde des mythes n’est pas homogène comme on a voulu le voir, l’Autre a sa place à côté du Même, le multiple à côté de l’un, si bien que tout système explicatif se montre insuffisant. Certes des structures sont mises en lumière, mais jamais la raison suffisante : la dialectique interne d’auto-prolifération et d’auto-cristallisation. La fonction du mythe ne saurait se comprendre selon un utilitarisme rationalisateur, mais davantage en parcourant le chemin biologique (puissance d’investissement de la sensibilité).
Il étudie alors les évocations de la mante religieuse, insecte ayant suscité la fascination s’il en est, établissant un lien biologique entre la nutrition et la sexualité dont il reste des traces chez l’homme : « ici une conduite, là une mythologie ». Nous sommes loin de l’instinct de conservation, mais plutôt de son pendant, l’instinct de mort. L’homme n’est donc pas isolé dans la nature, il obéit aussi aux lois biologiques mais elles déterminent alors la représentation, et non pas l’action, mais le mythe est alors l’équivalent d’un acte. Puis, s’intéressant au mimétisme : il ne peut avoir une fonction de défense, mais plutôt de poésie, de magie, si l’on peut dire. C’est en tout cas un luxe obéissant à la loi de Carnot : le monde tend vers l’uniformité. C’est un mouvement qui joint le besoin physiologique à l’image apaisante, elle-même réalisée par le besoin physiologique. Il en va de même de l’impératif de connaissance tendant à supprimer les distinctions. L’organisme n’est plus à comprendre comme étant dans le milieu, mais il est encore ce « milieu ».
A partir de la dynastie Tcheou, Caillois montre comme les sociétés s’organisent autour du mythe : par les lignes de force qui semblent régir uniformément la totalité du monde, l’inertie d’un côté, soustrayant l’être à sa chronologie sinon à son devenir, la passion de l’autre, exaltant vers un paroxysme dans une accélération qui en fait une chute. Simultanés, ces deux appels provoquent l’angoisse que les structures sociales apaisent par un rapport au temps non univoque confiant le sort à l’inertie ou à la passion. En Grèce, ce qui justifie les héros est moins leur victoire que le fait qu’ils aient eu à combattre.
De quoi subsistent les mythes dans les sociétés modernes ? La littérature (roman-feuilleton) a instauré une représentation de la grande ville si puissante que la question de son exactitude n’est pas posée : poétisation de la civilisation urbaine au moment de la révolution démographique. C’est un passage du Romantisme à la Modernité : intégrer dans la vie les postulations que les Romantiques se résignaient à satisfaire sur le seul plan de l’art. Il y a donc accroissement de l’importance de l’imagination, donc appariement au mythe alors que le Romantisme en était incapable. La conclusion est un pamphlet brillant contre le rationalisme et le positivisme.

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