jeudi 17 septembre 2009

Les mots qui ne passent pas

Il faut que je fasse cet effort, je crois, de préciser mon propos. Loin de moi l'idée d'insulter qui que ce soit, je suis trop gandhiste pour cela - oui Gandhi, celui qui écrivit une lettre à Hitler en l'appelant "Cher ami". Que les amateurs de rock ne se sentent donc pas menacés par mes articles. C'est Dostoïevski qui a tout compris en disant : "Plus j'aime l'humanité en général, moins j'aime les gens en particulier, comme individus". Et inversement (dans mon cas). Ma misanthropie est telle que je pardonne tout à tout le monde. Aucune animosité, donc. C'est qu'il y a des mots qui sont un peu trop compris comme synonymes aujourd'hui : critique, provocation, opinion, insulte, etc.

Au Moyen-Age, il y avait ce qu'on appelait des Controverses. Des types défendaient des points de vue opposés sur des questions qui les passionnaient et la violence des "disputations" n'avait d'égale que leur sérénité. Mais c'était le temps des ténèbres (sic). Aujourd'hui, on est dans la célébration et la promotion obligatoire. Par exemple, quelqu'un qui n'est pas sarkozyste est anti-sarkozyste, et c'est mal d'être anti. Quand on parle d'un sujet, il ne faut en dire que du bien ; sinon on démontre son intolérance (sic). Il y a deux gugusses que j'admire assez pour ça : Zemmour et Naulleau qui arrivent (ce sont les seuls !) à dire du mal non pas de leur interlocuteur, mais de leur œuvre. C'est-à-dire à critiquer et dire ce qu'ils pensent. La pertinence de leur propos, c'est autre chose. Mais les rares fois où l'interlocuteur ne refuse pas le débat en prétextant que c'est provocateur ou insultant, la discussion est intéressante.

Je reviens à mes moutons. Je critique le rock. Mais c'est aussi une musique que j'aime. Je n'enverrai jamais aux orties Noir Désir, PJ Harvey, The Brian Jonestown Massacre, The Dandy Warhols, Led Zep, etc. Et même, il y a des morceaux de Coldplay que j'aime. Simplement, quand je pense, je pense aussi (et surtout) contre moi-même. On imagine facilement quelqu'un qui adore le chocolat penser qu'il ne faut pas en manger.

Alors je ne prends pas de pincettes. C'est bien beau d'aimer quelque chose, mais parfois ce quelque chose est recouvert ou caché par de multiples écrans de fumée et il faut dézinguer le reste pour y accéder. C'est mon parcours. J'ai du faire un travail critique et mon auto-critique pour accéder à la littérature (une certaine littérature), pour accéder aux chants soufis, pour accéder au jazz. J'ai du détruire des idoles. Je devrai encore le faire. Voilà ce qu'il faut comprendre, pas que je profère des insultes. Il ne suffit pas de clamer son amour, il faut aussi aller comprendre pourquoi c'est considéré, comme dit Nabe, comme des "déchets nucléaires".

On peut me reprocher du mépris et de la condescendance. Évidemment. Je peux me le permettre. Parce que je suis à terre, sous terre, avec tous les vaincus de ce monde. La condescendance de ceux qui ont tout perdu, ont tout faux, n'ont aucune chance de gagner, et surtout aucune volonté pour cela. Mes seules victoires sont celles remportées sur moi-même. Avec les autres, je ne suis pas en compétition. Cette condescendance est une ironie adressée à moi-même. Je prends de haut ce qui m'écrase. En avant... ahah


En avant. […] Puissé-je ne rien garder à mes semelles de tout ce que je quitte, et ne rien emporter que mes belles douleurs, mes belles conquêtes, toutes mes victoires sur moi-même en tant de combats où j’ai été vaincu selon le monde, défait par la laideur et révolté par le bruit. […] En avant !
André Suarès


Le pauvre Marchenoir était de ces hommes dont toute la politique est d'offrir leur vie, et que leur fringale d'Absolu, dans une société sans héroïsme, condamne, d'avance, à être perpétuellement vaincus.
Léon Bloy

mardi 15 septembre 2009

Jazz à la Villette - Connivences antillaises

Quelques mots, aussi, sur la performance de l'après-midi, Cité de la musique, qui s'avéra une vraie surprise pour moi. Alain Jean-Marie et Daniel Maximin m'étaient inconnus. Leurs Connivences antillaises ne me disaient rien. Et, après quelques minutes, c'est l'inquiétude et le questionnement : parviendra-t-on à entrer dans le jeu ? Maximin récite, ou lit, des textes qu'il a lui-même écrits, ou ceux d'Aimé Césaire, mon inculture ne me permet pas de savoir. S'intercalent, entre deux lectures, des morceaux de piano de Jean-Marie. Difficile d'accès, donc... mais petit à petit, le charme opère. Ou la réceptivité est plus grande. Toujours est-il que c'est de plus en plus connivent, entre eux, et avec le public. Les textes sont beaux, écrits, profonds, remarquablement lus/récités/interprétés. Le piano rend hommage à toutes les gloires du jazz, c'est multi- et même archi-référencé (la moitié doit m'échapper). Le tout ne manque pas d'humour, et de classe. Et voilà comment passer un grand moment imprévu.

lundi 14 septembre 2009

"Il manque Ahmad Jamal, mais on a essayé de continuer la lutte"

C'est difficile de parler d'un concert, sans véritablement avoir d'intérêt, et plus encore quand on a l'impression qu'il n'y a pas de mots, et quand bien même, on n'aurait pas l'écriture pour les exprimer. Je m'y sacrifie malgré tout ; parce que les mots musicaux de cette soirée ne doivent pas tomber dans l'oreille de sourds, uniquement. Voici donc le compte-rendu du concert de clôture du Festival Jazz à la Villette.


Dimanche 13, 13h13. ça s’inventerait, mais ce n’est pas le cas. La nouvelle tombe – aïe ! j’ai mal. En raison de difficultés logistiques, Ahmad Jamal n’a pas pu quitter Bogota à temps – à temps pour rejoindre Paris où il devait jouer pour un concert historique. Le mot n’est pas galvaudé, car le dieu vivant du piano joue essentiellement en trio, depuis cinquante ans. Ce soir, il se présentait dans une configuration inédite, avec deux souffleurs ; et, quels souffleurs ! Yusef Lateef. Archie Shepp. Excusez du peu. Deux dieux vivants du saxo. Jamal ils n’avaient joué avec jamais. C’était ici… maintenant… l’occasion unique… c’était ce soir (ou jamais), ce fut ce soir où Jamal ?

Il faut encaisser la déception ; mais, il est facile d’admettre que le plateau demeure exceptionnel. L’ahuri qui se serait plaint il y a deux siècles de ne voir que Mozart et Haydn ensemble, sous prétexte que Beethoven était aussi annoncé pour compléter la trinité, aurait bien porté son qualificatif substantivé.

Il est 21h quand les artistes entrent en scène. Yusef en avant-dernier : avec ses 89 ans, il se dépêche de mettre du temps à s’asseoir. Archie, enfin. Avec son chapeau, la classe à l’état pur. Il prend la parole. « Malheureusement, Ahmad Jamal n’est pas là […] mais on continue la lutte… avec le légendaire… Yusef Lateef ! »

Parce que c’est bien d’une lutte qu’il s’agit. Plus tard, Archie parlera de sa grand-mère, de l’esclavage – ils n’avaient pas d’instruments, alors ils tapaient sur leur corps pour jouer de la musique. Démonstration de son batteur à l’appui, c’est édifiant. C’est Hambone. C’est la révolution. Oui, this is [their] music comme l’affirmait Ornette, lui aussi au programme du festival, quelques jours plus tôt, d’ailleurs. Shepp se met alors à chanter, qu’il sent la souffrance dans les yeux de Grand-Mère ; et, les plus analphabètes des sentiments eux-mêmes ressentiraient l’âme de cette musique qu’est le jazz : le jazz n’est pas noir, il est nègre. Avoir la peau blanche ou noire, ce n’est qu’une donnée de la biologie, anecdotique si l’on en croit la génétique des populations. Mais être nègre, c’est un attribut social, on l’est parce que le colon existe. Le jazz prend le parfait contrepied du colonialisme, comme les acteurs de la pièce de Jean Genet, d’ailleurs (Les nègres). Les vaincus se jouent des vainqueurs à leur propre jeu, se marrent de leurs mascarades.

Or, si l’esclavage est aboli ; et, si les colonies sont démantelées (du moins pour les physiciens de la géopolitique tenant la Cisjordanie pour quantité négligeable), la lutte continue. La servitude ne prend plus sa source dans les monts de la politique, mais dans ceux de l’économie et de la culture. L’un et l’autre se renforcent mutuellement. On exploite, on lamine ; mais, on verse des larmes de crocodile supposées remplir des puits – en forme de tonneau des Danaïdes – en Afrique. Et en effet, les larmes tombent dans le puits. Le crocodile aussi. C’est un grand bouffeur de nègres, hop !... hop !... hop !... il prend ça pour d’étranges fruits.

L’histoire est trop connue – comment le rock a vampirisé le jazz et le blues. Précisément, le vampire se vampirise en vampirisant. Le rock a tout piqué – tout sauf l’âme. La culture pop est une culture d’athées. Athées, je veux dire capitalistes. Cette équivalence aussi est trop facile à démontrer. Et c’est dans ce monde de morts-vivants que Michael Jackson peut se promener dans le cimetière et s’assurer le statut de génie de la musique du XXe siècle, au même titre que les Beatles et Elvis. On peut affirmer cela, aujourd’hui, sans risque courir d’être écartelé en place publique pour blasphème. C’est même le contraire : celui qui le contestera sera jugé comme un vil provocateur à conspuer. Mais laissons le rock qui, né d’une dégradation, la poursuit sans cesse : de Led Zep’ à Coldplay, il y a une certaine* perte de qualité certaine* (* rayez la mention inutile).




Le sujet, c’est un autre genre d’athées, pas les progressistes technicistes scientistes ; non, les artistes amoraux et spirituels de la révolution permanente et du renversement des valeurs. Post-scriptum intégré : Dieu n’a rien à voir dans ces définitions des athéismes, et si cela vous étonne, pensez que l’autre l’a hurlé : Dieu est mort.

En l’espèce, la lutte dura pas moins de 2h30. Au pied levé, Wayne Dockery (contrebasse), Steve McCraven (batterie), Leon Parker (percussions) et Tom McLung (piano), ont remplacé Ahmad Jamal et ses acolytes. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont été à la hauteur de l’événement, et ce n’était pas tâche facile. Comment ne pas regretter, toutefois… laissons les regrets. Quatre morceaux sont joués, quatre morceaux qui se méritent parce qu’ils sont longs, complexes, difficiles à mettre en place, épuisants aussi, jubilatoires finalement. Le fond mérite l’effort que la forme impose : tout est . Ça polyphone à tout va, Shepp et Lateef jouent parfois au ping-pong avec des raquettes en forme de saxophones : ce sont les meilleurs moments. Lateef semble tour à tour grand-père des montagnes marocaines, fakir indien, ou pygmée jouant de la flûte dans la forêt (spéciale dédicace à Dieudonné : part 1 et part 2), et finalement grand nègre dieu du saxo. Il délaisse pourtant régulièrement son saxo, comme lors du coup d’envoi du concert qu’il donne à la flûte, pour une multitude d’instruments à vents. Ce ne sont que bouts de bois, bambous, cuivres, peaux de serpents, cannes à sucre, quelle importance ? La profusion de sons différents nous transporte : c’est un oriental avant tout.

Quant à Shepp, il veut laisser la vedette, mais il n’est pas en reste. Même quand il ne joue pas, il assure. Par exemple quand il se trouve bien malin à devoir ouvrir une fermeture-éclair pour récupérer sa clarinette. Chez Simenon, la fermeture-éclair suffit à confondre un meurtrier. Mais porter atteinte au solo de Lateef, c’est une autre histoire… quoiqu’il en soit Archie se fait discret. Shepp chante peu, mais lorsqu’il s’y colle, les oreilles de beaucoup de chanteurs sifflent tant il les surpasse. Il est impressionnant et quasi-monstrueux. C’est l’apothéose de fin de concert. Lateef se lève, mais au lieu de saluer, il prend le micro et se met à son tour à chanter ! Qu’il veut rejoindre l’autre côté de la rivière, même si celle-ci est profonde, sauvage, etc. Quel moment ! Quelle voix, encore ! Shepp reprend la parole : « Il manque Ahmad Jamal, mais on a essayé de continuer la lutte… » Mission accomplie. Les mots de pianiste, les mots de saxophonistes, les mots de bassiste, les mots de percussionnistes auront été entendus ce soir.

Ils s’en vont, et reviennent pour le rappel de derrière les fagots : aux petits oignons ils nous cuisinent, aux anges nous sommes, tout le rappel durant une standing ovation ils reçoivent. L’impression commence à se dégager que rien ne pourra les arrêter. Et pourtant si, ils s’arrêtent. Mais l’ovation, elle, ne s’estompe pas. On en serait presque honteux de demander un nouvel effort à ces vieux artistes ; mais ils en sont touchés, je crois. Ils reviennent donc pour un second rappel, plus calme et émouvant après le très festif premier. Cette fois, c’est terminé. La scène s’éteint, la salle s’allume, le public enchanté s’en va. Sauf que, deux minutes plus tard, Lateef revient, dans le noir, seul, pour aller chercher ses instruments – comme s’il n’avait pas pu envoyer quelqu’un… Et ce qui devait arriver arriva : il s’assied, souffle dans sa flûte, provoquant l’hilarité et les applaudissements de ceux qui restent… alors il se lance dans un long solo à la flûte, magistral. Puis, un petit coup de hautbois. Mais non, quand même pas : il se contentera de passer de longues minutes à dédicacer des albums, serrer des mains et saluer. Comment avait dit Archie, déjà ? Légendaire ?