lundi 25 juillet 2011

L'homicide par indifférence

Ernest Hello
Je mentionnai déjà Ernest Hello à propos du langage, il y a quelques temps de cela. Je récidive aujourd'hui à un autre sujet, il éclaire en effet d'un jour différent mes prises de positions christo-controdostoïevskiennes (encore une preuve de mon modernisme rampant avec ces contractions conceptuelles) :
  • "Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font"
  • Inversion de : "Plus j'aime l'humanité en général, moins j'aime les gens en particulier"
La troisième partie du recueil de textes (Du néant à Dieu) intitulée "L'amour du néant pour l’Être", et notamment les pages 140 à 150, contient un coup d'épée magistral. Le premier de ces textes par moi jugés majeurs est L'homicide par omission : l'indifférence. Avant de faire place à ce cher Ernest, une illustration tirée de l'autoroute de l'information. Qu'un attentat survienne et fasse 90 morts, et c'est la consternation générale, l'émotion nécessaire. Certes, si l'auteur n'est pas barbu comme espéré secrètement, l'événement suscitera beaucoup moins de commentaires et réactions, mais enfin, tout de même ! C'est que l'acte est reconnu, revendiqué, officialisé, éclatant. Il arrive à la conscience de tous, et immédiatement.

Pourtant, et déjà ai-je évoqué ce sujet avec le Werther de Goethe, si ma mémoire est bonne (comme la fonction rechercher de ce blog permettra au lecteur rigoureux de le vérifier, c'est beau la technologie), et, aussi, avec l'ami Thoreau. Le premier :
Ah ! ce ne sont pas vos grandes et rares catastrophes, ces inondations qui emportent vos villages, ces tremblements de terre qui engloutissent vos villes, qui me touchent : ce qui me mine le cœur, c’est cette force dévorante qui est cachée dans toute la nature, qui ne produit rien qui ne détruise ce qui l’environne et ne se détruise soi-même… c’est ainsi que j’erre plein de tourments. Ciel, terre, forces actives qui m’environnent, je ne vois rien dans tout cela qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant.
Les souffrances du jeune Werther, p. 49

Le second :
Une fois suffit. Du moment que le principe nous est connu, qu'importe une myriade d'exemples et d'applications ? Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l'appelle, est commérage, et ceux qui l'éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont que commères attablées à leur thé.
Walden ou la vie dans les bois, Gallimard, p. 111

Aucun être vivant ne peut vivre sans la mort d'autres êtres vivants. Rien d'original là-dedans, depuis l'ami Héraclite, mais ce sont les conclusions qui manquent, toujours.

Je retrouve ce même sujet avec Hello, mais en moins romantique, et en plus spirituel. Voici : 

"Homicide ! Que cette chose est rare en apparence ! Qu'elle est fréquente, en réalité ! L'homicide sans le savoir nous coudoie dans toutes les rues. Que de gens regardent avec horreur et mépris les homicides reconnus, déclarés, les homocides officiels, qui sont homicides eux-mêmes et homicides profondément ! On est homicide par pensée, par parole, par action et par omission. L'homicide par omission est le plus inaperçu et par là même le plus fréquent de tous.
Quel livre on ferait sous ce titre : les crimes par omission ! Crimes non pas seulement oubliés, mais inconnus ! inconnus des criminels, quelquefois inconnus des victimes. Crimes qui font mourir et qui ne font pas de bruit ; crimes qui comptent pour rien dans notre actuel aveuglement et qui diront leurs noms dans la vallée de Josaphat : - J'avais faim et vous ne m'avez pas donné à manger...
L'homicide par omission : l'indifférence, in Du néant à Dieu, éditions du Sandre, p. 140

Qu'il désigne en victimes principales de l'indifférence le malheur et le génie ne pourra que me renforcer dans la conviction d'être sur le même chemin que lui. Ces lignes parlent. Le texte suivant : La responsabilité du silence. Dois-je faire un dessin ? Il ne suffit pas de ne pas "faire le mal", il s'agit encore de s'accuser du mal qu'on a laissé faire, de celui qu'on n'a pas repéré encore. Alors celui-ci s'élèverait 
"peut-être à des hauteurs morales tout à fait extraordinaires" qui, "ayant découvert dans sa vie les crimes par omission aurait l'étrange courage et la sublime intelligence de s'en repentir d'une façon digne d'eux". 
Je retrouve mon Louis-Ferdinand Céline quand il vitupère :
Je suis ! tu es ! nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes ! Jamais on dira ces choses-là. Jamais ! Jamais ! Pourtant la vraie Révolution ça serait bien celle des Aveux, la grande purification !

Avec Vers la paix par l'horreur, c'est mon Mahatma Gandhi qui me revient. Hello :
[...] Si l'on me demandait quel chemin prendre pour faire la paix dans les âmes, je répondrais peut-être : le chemin de l'horreur. Ce qui manque le plus ce n'est pas l'amour du bien, c'est l'horreur du mal. L'horreur du mal !

Typique attitude du Satyagraha. Je dirais en langage moderniste que c'est une évidence seconde. Il faut à cette Vérité qu'elle fasse un tour complet du cerveau pour se révéler évidente. Au premier regard, non. Hello ajoute :
La grande haine des Saints contre le mal est une des magnificences qui au dernier jour raviront les hommes et les anges.
Cette grande haine est un des sentiments les plus inintelligibles à l'homme corrompu. Cette grande haine est l'éclair que la pureté fait dans la nuit en brandissant son glaive. 

L'homme corrompu, autant dire l'homme, tout court. Celui qui confond amour des pécheurs et amour du péché. "Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font". Cela vient d'être démontré, non pas pour le criminel officiel, mais pour chacun d'entre nous. De là une grande indulgence envers les criminels, aussi grande que la haine qui doit s'abattre sur le crime. Or, pour l'humanité corrompue, c'est l'inverse qui se produit : le criminel (officiel) est laminé, pendant que le crime lui est oublié. Les personnes sont aussi vite dénoncées, insultées, attaquées que les faits passés sous silence.

Aujourd'hui, la situation a ceci d'encore plus délicat que la tolérance fait office de système de pensée. Toute violence verbale est jugée quasiment fasciste, et la moindre petite critique est perçue comme une insulte, du mépris, et de l'arrogance. Haïr le mal est dans ces conditions la quadrature du cercle. Impossible. L'empire du moindre mal, ça vous dit quelque chose ? De même, la violence anti-système sera immédiatement (quoique les média jouent là un grand rôle) perçue et dénoncée par tous (attentats, désobéissance civile, etc.) ; mais jamais la violence, pourtant incomparable, par laquelle le système, le pouvoir en place se perpétue, celle-là ne sera même pas identifiée comme telle, alors dénoncée, combattue... en rêve !


Résumons-nous : 

Le crime est partout, mais notre premier regard n'en discerne qu'une infime partie, nous poussant à clouer au pilori le criminel ainsi identifié. En oubliant l'immense majorité des crimes, nous oublions notre propre responsabilité, et notre haine se déplace du crime vers le criminel. En fait, je crois que la meilleure façon de me faire comprendre, c'est encore : 
Indifférence = SS !

    jeudi 21 juillet 2011

    Non, je ne suis pas...

    1/ Réactionnaire
    Je précise, notre époque ayant aboli l'idéologie dans un fantastique gloubi-goulba, il n'y a plus non plus de catégories de pensée. Le réactionnaire est celui partisan de la Réaction, d'un retour en arrière (traditionnellement jusques avant la Révolution). Aujourd'hui, on ne dit plus "réactionnaire", tout au plus "réac" synonyme de vieux con. En général, après un commentaire jugé "réac", est asséné un : "c'était mieux avant" ironique et supposé tourner en dérision l'absurde personnage trop peu moderne. La dérision est vraiment une plaie (je sens que cette phrase va soulever un nouveau malentendu).

    Le (bon) sens commun veut que ce soit mieux aujourd'hui qu'avant. Ça s'appelle le modernisme. Guy Debord : "tout ce qui est bon apparaît, tout ce qui apparaît est bon", voilà le modernisme. Eh bien non, de mon point de vue, les "progrès" doivent être mis en question : ils ne sont pas nécessairement bons, et s'ils peuvent apporter quelque chose, il peuvent aussi faire perdre autre chose qu'il eut été souhaitable de préserver. Je ne suis donc pas moderniste, progressiste, rationaliste. 

    Pour aggraver mon cas, je critique souvent et férocement la médiocrité de notre époque, et à titre de comparaison, je convoque avec enthousiasme les Grands Anciens dont je parlais récemment. Lady Gaga, Marc Lévy et autres grands succès contemporains ne me font pas grimper au rideau. Alors que Dostoïevski et Beethoven, davantage... Je ne veux pas dire par là que le XIXe siècle était meilleur que le XXIe. On pourrait d'ailleurs en discuter, ce que refusent les modernistes par leur dérision, éteignant toute velléité de comparaison (c'est forcement mieux aujourd'hui). De mon côté, je juge une telle discussion sans intérêt. Jamais je n'ai dit, et sans doute jamais ne dirai-je que telle époque est mieux que telle autre. Ce qui compte n'est pas d'aller en avant ou en arrière, je vis dans cette époque au sein de laquelle il s'agit de s'élever (pas nietzschéen pour rien). 

    Le sens de mon propos est celui-ci : on tombe en admiration aujourd'hui devant le premier passant venu avec une petite lampe 3,5V ; mais, il y a des étoiles et ce sont elles que nous devrions contempler. Chaque époque a eu ses marchands de lampes 3,5V, évidemment. Ce n'est pas la question. 

    Par exemple, avec Huysmans, Bloy, Bernanos, je parlerais volontiers d'un catholicisme encore admirable, à opposer au vil matérialisme qui sévit de nos jours. Ce faisant, je ne rêve pas de revenir à des sociétés religieuses comme avant. J'estime toutefois qu'il y avait alors une vie intérieure qui fait cruellement défaut aujourd'hui, parce qu'elle est la porte d'entrée pour qui veut s'élever. Je ne dis pas : le catholicisme, c'était mieux que le matérialisme. Je dis : nous devons retrouver une vie intérieure digne de ce nom pour nous libérer du matérialisme.


    2/ Conspirationniste
    Déjà, "conspirationniste", ça n'existe pas. Si le mot venait à exister, ce devrait être pour désigner la personne participant à une conspiration ; et non celle qui la dénonce. Que les anti-complotistes (idem pour "complotiste") apprennent à parler français. D'une.

    Alors, si je comprends bien être suspecté de pensée réactionnaire par quiconque progressiste (modéré ou forcené), je comprends tout aussi bien être suspecté de pensée conspirationniste (sic) par quiconque impérialiste (modéré ou forcené). Les mêmes procédés sont à l’œuvre. 

    L'ironie et la dérision. Douter, se poser des questions, garder un esprit critique, déconstruire la propagande du système, chercher les enjeux cachés... suscite désormais  des réactions époustouflantes : on nous parle volontiers de Chinois sarkozystes associés à des extra-terrestres de la CIA. Suite à quoi, tout le monde aura compris que les doutes et questions soulevés sont grotesques et ridicules. Certes, c'est parfois insuffisant, le ridicule ne tuant pas, mais la police de la pensée démocrate a plus d'un tour dans son sac. Il sera facile de juger le malotru malade mental et/ou négationniste donc antisémite. Hop !

    Les complots, ça n'existe pas. Il n'y a jamais eu au cours de l'histoire d'attaque sous faux-drapeau. Aucune décision n'est prise en secret. Bombarder l'Afghanistan, l'Irak, la Libye, etc. c'est effectivement pour le bien des peuples. Au dîner du Siècle, ils ne font que jouer à la belote, c'est bon enfant comme au Bilderberg. En fait, nous vivons en démocratie, et tout est transparent.

    L'idée, c'est bien sûr de confondre cette attitude critique avec quelques ahuris aux théories fumeuses, pour décrédibiliser toute pensée critique envers le système. A l'inverse, quand on veut défendre le matérialisme, on le cantonne à quelques zombies consommateurs effrénés, pour ne pas voir que le mode de vie de tous, aujourd'hui, est matérialiste, dégénéré et sataniste.

    Voilà la difficulté : moi qui ne suis pas réactionnaire, c'est d'abord contre les progressistes-modernistes-rationalistes que je pense ; moi qui ne suis pas conspirationniste (sic), c'est d'abord contre les rationnalistes-démocrates-impérialistes que je pense. Et je pourrais poursuivre la série : moi qui ne suis pas raciste, c'est d'abord contre les anti-racistes que je pense ; moi qui ne suis pas nationaliste, c'est d'abord contre le Capital mondialisé que je pense.

    Et ce parce que le monde qui s'écroule, c'est celui moderne humaniste tolérant rationnel démocrate industriel capitaliste. C'est ça le paradigme occidental, en fin de cycle. C'est contre lui qu'il faut trouver une sortie vers le haut.

    mardi 12 juillet 2011

    Jazz à Vienne 2011 : épater les Grands Anciens

    La musique a beaucoup de travail : c'est la force guérissante de l'univers - et il est en acharnement thérapeutique, à quelques mois de sa fin (?) Elle est là, la musique, elle est là et joue, elle joue son rôle ; qu'il lui est pourtant difficile de se faire entendre entre le brouhaha démocratique et le bruit culturel. En voilà un procès maintes fois mené (par Jean Baudrillard, par exemple, ou par Franck Lepage), celui de l'Idéologie (déjà ne devrais-je pas employer un mot si désuet) et de la propagande (rebelote : on dit communication) qui va avec. Puisqu'il est au mieux intolérant au pire fasciste de critiquer une œuvre, une ribambelle de zozos zinzins ripaille en piétinant le Verbe, la Musique. 

    Aujourd'hui que Michael Jackson et Amy Winehouse sont morts, et en attendant que Coldplay et Justin Bieber fassent montre de toute l'étendue de leurs talents, peut-être avons-nous une fenêtre de tir, comme se plaît à dire le langage dégénéré, pour évoquer quelques cimes piétinées. 

    A l'heure où je couche ces mots sur la feuille - hé ! oui, je les écris à la main, sale misonéiste que je suis : les taper directement serait un sacrilège infernal - je devrais être en route pour Vienne où joueront ce soir Herbie Hancock, Marcus Miller et Wayne Shorter pour un hommage à Miles - excusez du peu. J'ai cependant pensé pouvoir, devoir, me contenter des deux soirées déjà passées au festival "Jazz à Vienne". J'ai horreur de l'accumulation, ça doit venir de là, une petite quenelle pour l'esprit Coubertin comme dirait Dieudonné. Toujours plus : très peu pour moi. Voilà : toujours "très peu". Ferait-ce cela de moi un extrémiste de la modération ? Ouille ! Aïe ! Un paradoxe comme la (post-)modernité en raffole. Je procèderai ce soir à mon propre écartèlement en place publique, pour haute-trahison idéologique.

    Afin d'occuper le court laps de temps, et le répit qu'il me reste, je veux toucher deux mots de musique. En effet, la sentence s'étant abattue sur moi par moi-même, je ne vois plus bien pourquoi je me ménagerais des temps consacrés à ne rien faire, ce qui est très mal vu. Zou ! de l'utilitarisme. Je n'irai quand même pas jusqu'à raconter les deux soirées viennoises, ça n'aurait pas de sens, et c'est le Sens que, justement, je dénicherai. 

    Je suis en Joie ce lundi 4 juillet d'aller écouter Ahmad Jamal pour la troisième fois, sur scène. Je ne m'attends certes pas encore à ce que la vedette lui soit volée par une hôtesse venue lui apporter les fleurs en fin de concert. C'est du jamais vu ! (Avez-vous vu bondir le journaliste toujours en quête de nouveauté ? bien ou mal, peu importe il faut que ce soit nouveau.) Hiromi Uehara qu'elle s'appelle, l'hôtesse. On ne comprend pas très bien, au premier regard : pourquoi diable avoir fait venir du Japon une fille pour donner des fleurs à un vieillard ? C'est que l'une des dernières légendes vivantes du jazz l'a prise sous son aile, Hiromi, la disciple du Maître. Son émotion, sa fierté de lui ouvrir la voie rend le moment très touchant. Le théâtre antique viennois est médusé (n'était-il pas déjà de pierre ?) par sa prestation, les auditeurs sont enchantés. Elle est virtuose, animée d'un humour musical désaltérant dans ce monde de dérision jusqu'à plus-soif, et elle va toujours où il faut : c'est une boussole qui attire le Nord ! N'ayant pas été chargé de sa communication (propagande, pour les intimes), je me bornerai à vous conseiller de la découvrir. 


    Mais, si je parle d'elle, c'est qu'elle est parvenue à s'élever pour une évidente raison, une raison toute simple : elle reconnaît des Grands Anciens, les respecte, mais, et, elle veut les épater. Marc-Edouard Nabe nous l'expliquait au sujet de son dernier livre, L'homme qui arrêta d'écrire. Ce qui pèse, c'est l'actuel manque de Grands Anciens à épater, cette absence nous condamne à l'abaissement mortifère dans l'insignifiance. Hiromi joue pour se montrer digne de Beethoven, d'Ahmad Jamal. Nabe écrit pour être digne de Shakespeare, de Cervantès. C'est si prétentieux qu'il faut quasiment être fou pour y croire. Il est pourtant là, le prix à payer, et vous avez la différence entre musique et mumuse, entre Renaissance et dégénérescence.

    La semaine suivante, c'est Sonny Rollins. Je répète : Sonny Rollins. Dans ce monde cultureux peuplé de molosses enchaînant les tubes, lui est le Colosse titubant certes mais déchaîné. C'est cahin-caha qu'il va faire tout un ramdam ! A-t-il confondu ce saxophone avec un déambulatoire, cet octogénaire ? Que nenni ! Il se permet même, avec ce saxo, de charger le caméraman, avant le rappel. Un éléphant lancé à pleine vitesse n'aurait pas fait mieux. Hé ! bien, lui aussi, tout Colosse qu'il est, convoque les Grands Anciens. Monk, Bird, etc. tous... ils sont là avec lui, dans son cœur, dans sa tête, cachés au fond de son saxophone, il essaye de les faire sortir. Mais, Sonny, tu en es ! tu es à la hauteur, leur hauteur : quelle Hauteur ! Ton Don't stop the Carnival méritait largement, joué avec toute cette facétie qu'il était, la belle ovation qu'il a reçue.


    Un jour, peut-être, tolérance sera devenu un gros mot, comme déjà le souhaitait Rabaut-Saint-Etienne. Alors, la prétention à portée de tous, le cheminement spirituel, l'amour du savoir, la quête de la Vérité, plonger ses racines pour atteindre les cimes vertiges, tout cela sera la règle commune. Oui ? Nous ne serons alors plus en "démocratie". Nous serons en démocratie. Non ? Nous aurons essayé (peut-être) !...

    Sonny Rollins à Jazz à Vienne : contre les molosses enchaînant les tubes, préférons un Colosse titubant déchaîné

    Belles photos du concert : ici


    Cahin-caha. C'est comme ça qu'il entre sur scène, le Saxophone Colossus. En éléphant chargeant le caméraman. C'est ainsi qu'il répond à l'ovation debout. Oui, un éléphant en déambulatoire. Que la démarche est pénible, chez Sonny Rollins. Il est à moitié couché sur son saxophone : mais comment va-t-il faire ? La question est presque aussi ridicule que celui qui se la pose : il fait, et c'est extravagant. 

    Maintenant que Michael Jackson et Amy Winehouse sont morts, on peut penser que Sonny Rollins est le plus grand musicien vivant, d'autant que les étoiles montantes Coldplay et Justin Bieber n'ont pas encore eu le loisir d'exprimer tout leur potentiel. C'est une marotte, mais Sonny convoqua ce soir - il jouait à Vienne, en effet - les grands dieux du be-bop, mais... hé ! gamin ! tu en es. Le respect des Grands Anciens, la volonté de les épater : tout est là. C'est toujours la même histoire. Sonny, tu n'es peut-être pas Monk, l'Oiseau vole peut-être bien haut, mais tu es le Colosse. Quelle hauteur !

    Je ne saurais dire, de Yusef Lateef, d'Ahmad Jamal, et désormais de Sonny Rollins, lequel des trois je préfère, et ça n'a de toute façon pas de sens. Je ne sais pas si le premier Poinciana entendu de l'un est au-dessus du Don't stop the carnival de ce soir, par exemple. Je ne sais pas, je m'en fous, c'est de l'Infini. Inutile d'en parler, je ne chercherai qu'à le ré-entendre. Les premières notes en résonnent, pour clore somptueusement ce magnifique concert en deux parties (cette "page d'histoire"). Le rythme n'est plus celui rencontré quelques années, quelques décennies auparavant, octogénaire oblige ; mais, alors, quelle facétie ! Quelle chance d'avoir pu entendre ça !... Et tout le public qui continue de siffler en descendant les rues de Vienne...

    mardi 5 juillet 2011

    Hiromi The Trio Project - Jazz à Vienne

    Ce soir c'est mon troisième concert d'Ahmad Jamal. Mais la vedette a été volée par l'hôtesse qui lui a apporté des fleurs en fin de concert : Hiromi Uehara. C'est une jeune pianiste que je ne connaissais pas, mais qui a fait sensation à Vienne, ce soir. Disciple de Jamal, elle annonce rapidement être très fière, et l'émotion se lit sur son visage, de lui ouvrir la soirée. Elle s'en montre tout à fait digne, durant toute sa prestation, et lors de la clôture, donc, alors qu'elle traverse la scène pour offrir à son Maître des fleurs comme une petite fille irait demander un autographe. Noble attitude que la sienne : elle reconnaît et respecte les Grands Anciens, ceux qui ont disparu, du moins s'en plaignait Marc-Edouard Nabe dans L'homme qui arrêta d'écrire. Il y a des Grands Anciens à épater, et c'est ce qu'elle entreprend, et c'est ce qu'elle réussit. Elle a un Père, Ahmad Jamal, et un Grand-Père, Beethoven. Sacrée famille, me direz-vous. Mais elle s'en montre à la hauteur.

    Sa prestation restera gravée dans beaucoup de mémoires. Quelle sautille-trépigne devant son piano, qu'elle frappe les notes à coups de poing, de coude, de marteau-piqueur (elle n'avait pas de marteau-piqueur ? comment a-t-elle fait ?), qu'elle triture son clavier rouge dégénéré (même couleur que ses diaboliques chaussures) avec un sens de l'humour parfaitement étranger à la dérision régnante à notre époque, elle s'en tire toujours bien. Attention, la voici qui joue Tom et Jerry... le caméraman se laisse entraîner dans un trou de souris pour la filmer et percute le micro. Achtung ! elle joue une mélodie menaçante, et elle se retourne pour voir le loup qu'elle joue s'avançant - c'est peine perdue, elle l'a déjà apprivoisé. Quand elle change de registre, c'est dans la continuité. Quand elle effleure le piano, c'est violemment. Jamais on n'anticipe la direction, elle est toujours dans la bonne. Une boussole aléatoire, mais tous ses chemins mènent au Nord. 

    Alors, quand la pathétique, que dis-je ?! quand La Pathétique retentit, celle de Ludwig van bien entendu, je n'en crois pas mes oreilles. Mais à quoi s'attaque-t-elle ? Elle la jazzifie et c'est un enchantement. Bah ! c'est incroyable. 

    Elle envoie alors un morceau, seule au piano, époustouflant, et c'est la première ovation debout. Pas la dernière, puisque l'auditoire antique la fera revenir une fois, hélas ! pas deux...