mardi 18 septembre 2007

L'ADN, la France, la gauche et les impensés

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » Merci à M. Mariani de nous donner une chance de vérifier cet adage hölderlinien et de nous ressaisir. En effet, le vote solennel du 23 octobre n’y fera rien, seul le Conseil Constitutionnel peut sauver les meubles en supprimant cet amendement « ADN ». Je ne veux pas revenir longuement sur le débat direct, tout a été dit et redit à propos du droit du sol, du droit familial, de la protection de la vie privée et des libertés individuelles ; mais aussi sur la suspicion jetée sur les immigrés ; et encore sur la banalisation de l’utilisation de la génétique jusque-là strictement confinée à la médecine et à la justice ; et enfin sur l’illusionnisme d’une mesure si « édulcorée » qu’elle ne sert plus à rien, en admettant qu’elle ait eu une utilité au départ. Tout cela fait de cet amendement quelque chose de parfaitement absurde, néfaste, et stupéfiant. Tant d’acharnement pour imposer un « détail » ! Ne reste plus que le symbole (mais un symbole qui occulte le reste de la loi, dont la tentative, avortée fort heureusement en CMP, de durcir les conditions du droit d’asile).
Il faut dire que l’équipe en place est multirécidiviste sur ces terrains : ne sont pas oubliés les 4 lois en 4 ans sur l’immigration (celle-ci n’est toujours pas votée qu’une cinquième est annoncée, ce sujet devant visiblement rester sous les projecteurs), n’est pas oubliée la volonté de détecter les délinquants en bas-âge, n’est pas oubliée la prétendue prédisposition génétique à la pédophilie et au suicide, n’est pas oublié l’hallucinant discours de Dakar (l’homme africain n’est pas entré dans l’Histoire), n’est pas oubliée la grand-guignolesque communication du Ministère Hortefeux sur les chiffres « à faire » en matière d’expulsion, ne sont pas oubliées les déclarations du candidat Sarkozy innocentant la France de la solution finale, n’est pas oubliée l’absence d’inauguration officielle de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration… Oh ! je sais, il s’agit de bousculer les tabous, d’en finir avec la pensée unique, et se placer du côté du peuple, pas de parler de principes de philosophes, ceux qui feraient réfléchir avant de fournir une centrale nucléaire à un dictateur dont les hobbies semblent être le terrorisme et la torture.
A ce stade de la lecture, le sarkozyste aura reconnu l’intellectuel (de bas étage) et ses questions de principe, il pourra donc fuir la suite, car lui parle « bon sens », « pragmatisme » et « sondages » tels ceux réalisés par OpinionWay montrant que 56 % des Français sont favorables à cet amendement. Arrêtons-nous un instant sur ce sondage. La question posée était : « êtes-vous favorable ou opposé au fait de faire passer un test génétique pour s'assurer de la filiation des enfants et lutter contre la fraude dans le cadre du regroupement familial. » Et pourquoi pas : « êtes-vous favorable ou opposé au rétablissement de la peine de mort pour lutter contre le terrible fléau qui menace vos enfants qu’est la pédophilie ? » Bref, un sondage parfaitement biaisé par la question posée, mais seuls quelques chercheurs en sciences sociales seront là pour ne pas être écoutés sur la question. Peu importe, M. Hortefeux en conclu qu’il est du côté du peuple contre les intellectuels. Vous avez dit populisme ?

Je voudrais désormais en venir au cœur de mon sujet : ce que dit ce débat sur la France, et surtout ce qu’il dit sur la gauche. La France d’abord, comme chacun sait, pays des Droits de l’Homme, porteur à lui seul de la pensée universel, terre d’accueil s’il en est. Je ne peux m’interdire une pointe d’ironie, pourtant tout cela comporte une incontestable part de vérité. Cependant, la même pensée républicaine universaliste est aussi à l’origine de la colonisation (puisque nous sommes porteurs de l’universalisme, il faut l’apprendre aux sauvages). Cependant, comme le rappelle Alain Touraine, la France terre d’accueil a aussi envoyé Hannah Arendt et Walter Benjamin, entre autres, en camps de concentration alors qu’ils fuyaient le nazisme. Sans m’étendre davantage, je veux simplement rappeler que notre histoire est profondément ambivalente (plus encore même que ma présentation ne le suggère, puisque ce sont par exemple aussi des idées européennes qui sont à l’origine des mouvements de décolonisation) et qu’il s’agit d’en faire la critique raisonnable qui permettrait de ne pas se retrouver en position de grand écart entre notre statut autoproclamé de « Pays des Droits de l’Homme » et une perception de plus en plus négative des autres pays du monde, de quelque région qu’ils soient.

Venons-en à la gauche. Je suis face à elle un peu comme le jeune Werther de Goethe est face à la vie : ce ne sont pas ses violents et spectaculaires soubresauts (rejet TCE, CPE, retraites…) qui me font souffrir, mais bien davantage son quotidien de désolation, d’atonie, « cette force dévorante qui est cachée dans toute la nature, qui ne produit rien qui ne détruise ce qui l’environne et ne se détruise soi-même. » Le besoin d’air, de rénovation et de mouvement est plus criant que jamais. Or, voilà qu’un combat typiquement de gauche s’offre à nous : n’est-ce pas là l’occasion de reprendre du poil de la bête, de s’affirmer, de se repenser, de se penser tout court en tant que gauche européenne du XXIè siècle ? Je le pense, et voit 3 chantiers susceptibles d’être ouverts à la suite de la mobilisation contre l’amendement ADN :
1/ Eviter les Charybde et Scylla que sont l’universalisme abstrait et le communautarisme
2/ Proclamer une politique d’immigration de gauche
3/ Repenser (enfin) l’idée de progrès

C’est d’abord le problème de la laïcité. La République laïque « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. » Cet universalisme abstrait est directement hérité des Lumières. Le problème, c’est que dans la réalité, les distinctions sont monnaie courante. La France est par exemple le pays détenteur du record de temps écoulé entre le suffrage dit universel et le droit de vote accordé aux femmes. Est-il besoin de mentionner les multiples discriminations que subissent les personnes de couleur ou dont le nom ne sonne pas comme il faudrait ? En bref, la belle volonté de ne pas discriminer conduit la République a être aveuglée et/ou désarmée face aux discriminations. L’International Crisis Group a ainsi été conduit à conclure au moment des émeutes de banlieue que la République était communautariste quand les émeutiers étaient individualistes : le problème est l’inverse de ce que l’on prétend. Car ce qui est perçu, c’est la menace communautariste, contre laquelle se fige une laïcité néorépublicaine dans une lecture nationaliste, obscurantiste et intégriste de l’histoire de la laïcité française (la France serait le modèle le plus parfait, voire l’unique de la laïcité, alors même qu’il a été historiquement élaboré par inspirations d’expériences étrangères, passées sous silence). Aujourd’hui, les enjeux de la laïcité ne sont plus les mêmes qu’au XXè siècle : l’individu cherche à s’émanciper des institutions qui étaient celles qui menaient l’émancipation laïque (école, médecine). Comment une pensée de gauche pourrait-elle faire l’économie d’une réflexion complexe sur la nécessaire lutte contre les discriminations et la restructuration de liens sociaux ? Comment rester sourd à la proposition de l’ECRI (une commission du Conseil de l’Europe) invitant à bannir le profilage racial ET à collecter des données ethniques dans le but de lutter contre les discriminations ? Il faut en tout cas trouver des solutions instaurant des gardes-fous puissants contre les dérives fascisantes et racistes tout en permettant de penser la diversité sociale. Ce n’est pas le lieu d’aller plus loin, je me contenterai de renvoyer à : Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité ; Macé, Les imaginaires médiatiques ; Weil, La République et sa diversité ; par exemple.

C’est ensuite la question de l’immigration. Les sociétés européennes sont confrontées à un problème démographique fort clair : le vieillissement de la population. Face à cela, deux solutions. La droite caresse le rêve que la natalité remonte, et veut se protéger de l’immigration. La gauche doit prendre acte de ce mouvement sociétal et revendiquer clairement que l’Europe a un besoin vital d’immigration, faute de quoi nos sociétés sont destinées à être de plus en plus exsangues, sclérosées, égoïstes, tendues et distendues. Oui, il faut le dire et le répéter, ce n’est pas de faire du chiffre d’expulsions que l’on a besoin, mais au contraire de faire venir du monde, d’être assez attractifs pour cela (et d’éviter par la même occasion que les plus hauts diplômés quittent le navire). Il s’agit donc de donner une toute autre image de l’accueil des étrangers, plutôt que d’estimer perpétuellement qu’ils sont la source de tous les maux. Il s’agit aussi de résoudre le problème de l’intégration dans une société (une dissociété) qui tend vers la désintégration. Voilà le défi majeur : parce qu’elle renonce à prendre cette question en charge, la gauche est démunie pour défendre une politique d’immigration, elle passera inévitablement pour laxiste, utopique, généreuse mais dupe bienfaitrice alors que, vous savez, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Là encore, laissons les vieux schémas de l’époque industrielle, des 30 Glorieuses, et adoptons une grille de lecture plus moderne. Des pistes : Héran, Le temps des immigrés ; Touraine, Penser autrement ; Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle.

C’est enfin repenser l’idée de progrès. Peut-être la question la plus fondamentale et la plus difficile pour la gauche. Longtemps, elle a été porteuse du Progrès, et puis le XXè siècle nous a appris que le progrès n’était pas automatique, que le temps des certitudes était dépassé, que la plus grande barbarie pouvait naître des idées progressistes. Il y a, de fait, une peur du progrès, et le sens de l’histoire se fait largement moins certain. Peur du réchauffement climatique, des OGM, du nucléaire, etc. Du coup, c’est la droite qui tente de récupérer ce thème. N’est-ce significatif ? La génétique arrive dans le débat par la droite, et la gauche s’y oppose farouchement. Il faut éviter de tomber dans le piège. C’est le progrès, la science, la génétique des populations qui a permis de mettre définitivement à la poubelle les théories raciales : ne faisons pas de la génétique, de l’ADN, des gros mots parce qu’on voudrait les utiliser à des fins que nous refusons catégoriquement. Il faut réinvestir le terrain du progrès, en accepter et en penser l’ambivalence, faire ce que la droite ne fera pas, investir dans la recherche massivement, faire le pari de l’avenir : n’est-ce pas le point de départ de la constitution d’un projet de société novateur, enthousiasmant et réaliste, digne d’une prudente confiance, qui fait si cruellement défaut à la gauche actuellement ? « Il faut résister. […] L’avenir n’est plus la fulgurante marche en avant, ou, plutôt, c’est à la fulgurante marche en avant des menaces d’asservissement et de destruction qu’il faut résister aussi. […] C’est dans Nuit et Brouillard qu’il nous faut jouer » (Edgar Morin, Pour entrer dans le XXIè siècle).