jeudi 25 décembre 2008

Alexandre Vialatte remonte à la plus haute antiquité


Querellus editoriam, ça va comm’ sum. "Cessons de chercher querelle à l’éditeur", disait déjà Pline l’Ancien il y a près de deux mille ans. Rarement, au cours de l’histoire du monde, une profession aura été autant controversée que celle d’éditeur. Aujourd’hui encore, on accuse des éditeurs, et tous les éditeurs d'ailleurs, d’exploiter les auteurs. Dieu merci, ce n’est pas l’avis de tout le monde. À la question : "Les éditeurs sont-ils un mal nécessaire ?" 100 % des maquereaux de Pigalle interrogés répondent : "Oui, bien sûr. Si y a personne pour les pousser au cul, les livres, y restent dans la rue au lieu de monter dans les étages." ainsi Pierre Desproges entamait-il son réquisitoire du Tribunal des flagrants délires contre André Balland.
J'avais bien envie, il y a quelques jours de cela, de le prendre à contrepied et de chercher querelle à l'éditeur. Je souhaitais en effet me procurer les Chroniques de la Montagne d'Alexandre Vialatte, auteur, comme il le dit lui-même "notoirement méconnu" que le même Desproges citait avec tant d'admiration ("Si vous n'êtes pas capables de vous passer d'un épisode de Dallas pour lire les chroniques de Vialatte") qu'il m'a donné l'envie de la découvrir. Or, croyez-le ou non (oui vous le croyez), mais il est très difficile de trouver en librairie des livres de cet énergumène ! Même à Clermont-Ferrand, lieu de vialagiature théoriquement éminent puisque c'est bel et bien le journal auvergnat qui hébergea les 900 chroniques en question. Ubuesque, non ? L'occasion de se reporter sur Alfred Jarry ? Ces chroniques sont éditées désormais chez Robet Laffont dans la collection Bouquins en deux volumes, mais ne sont plus disponibles (si ce n'est le tome 1). Allai-je devoir me contenter de la satisfaction d'avoir déjà lu du Vialatte, sans le savoir, puisque c'est lui qui traduisit Le Gai Savoir et Ecce homo de Nietzsche ? Non : un dernier exemplaire du tome 2 était en circulation sur chapitre.com, j'étais sauvé et c'est ainsi qu'Allah est grand, aurait dit Vialatte.
Voilà, je n'ai fait qu'entamer cette lecture qui s'annonce au long cours : 2000 pages pour 898 chroniques. Mais après seulement 1,11% de lu (10 chroniques, refaites le calcul, c'est très intéressant), je suis déjà estomaqué. Il est évident que tout adorateur invertébré (et vertébré aussi, pourquoi pas) de Desproges devrait lire Vialatte, la filiation est assez claire. Le style est juste exceptionnel, le choix des mots stupéfait à chaque détour de phrase. Dégagé dans tous les sens du mot dégagé et du mot sens, comme dirait n'importe quel inéminent pataphysicien, Vialatte ne parle que de son époque au moyen de romans, ou tout ce qui a trait à l'art et à l'humain. Les sentences sont miraculeuses.

"Où allons-nous si Ferdinand Lop se met à offenser la grammaire ! Nous n'y allons plus, nous y sommes. C'est une époque extraordinaire. J'oubliais en effet de dire que l'almanach Vermot nous apprend qu'on a trouvé en Tchécoslovaquie, à Petovice exactement, des mammifères amphibies à trois yeux ! Le progrès fait rage ! Et c'est ainsi qu'Allah est grand." Chronique n°9, 3 février 1953

Etonnant, non ?

Et ceci alors qu'il parle des lapins d'Henri Pourrat, lequel les élève en dehors du clapier qu'il leur a construit : "Les lapins s'ébrouent dans le jardin, font mille folies dans la carotte, commettent des crimes dans la luzerne ; et s'ébattent dans le chou quintal avec une naïveté charmante. Ils se jettent dans les jambes du facteur. Jamais ils ne sortent par la porte ! Un jour, ils sauteront d'eux-mêmes dans la casserole ; on s'étonne des progrès de la civilisation." Chronique n°2, 16 décembre 1952

Je vous en reparlerai...

samedi 20 décembre 2008

Vacances ?




Guy Debord, Hurlements en faveur de Sade, 1952

Cavanna Siné qua non


« Le seul fait que Cavanna existe est une insulte au bon goût français » disait Pierre Desproges.



On ne saurait rendre un plus bel hommage à cette légende. De la place qu’il reste à cette légende il sera donc question ici. L’été dernier, nous fûmes tout occupés à départager Siné de Val dans une grotesque affaire montée sur prétexte antisémite – on voit aujourd’hui mieux encore qu’hier combien ce prétexte était fallacieux. Chaque camp en a tiré les conclusions qui s’imposent et cohabitent désormais Charlie Hebdo et Siné Hebdo. A Charlie, on subit peut-être une migration du lectorat, et il s’agit d’indiquer clairement où est le bon grain et où est l’ivraie. C’est Caroline Fourest qui s’en charge cette fois dans Le Monde (« La démocratie des cerveaux disponibles ») : « D’où la division au sein de la presse satirique entre, d’un côté, celle qui veut fortifier la démocratie et, de l’autre (celui des « pulsions infantiles, bêtes et méchantes » précise-t-elle avant), celle qui s’en moque, voire celle qui la vomit. »

Cavanna dont la désillusion se faisait sentir depuis quelques temps ; Cavanna qui s’était plaint que Philippe Val l’utilise pour incendier Siné dans son dernier livre ; Cavanna l’initiateur de cet humour et de cette nouvelle presse satirique bête et méchante ; Cavanna n’allait pas laisser passer cela.

Sa chronique cette semaine : Les dinosaures avaient-ils le trou du cul aussi petit que la bouche ? Il explique : « Ce grand ennui qui m’alanguit depuis trop longtemps, ce n’était donc pas mon exclusif désenchantement qui là, perçait, mais bien le symptôme collectif, peut-être universel, d’un bouleversement majeur dans le cosmos. » La décadence. La mort du bête et méchant. L’affadissement. La victoire des bienpensants. Et de critiquer l’évolution de « Charlie », dont les caricaturistes ont rangé leurs griffes (Choron dernière de Pierre Carles, sortie le 7 janvier), dans lequel les caricatures sont trop souvent politiques et si facilement anti-sarkozystes. Lui préfèrerait du sociétal (« comme si nous vivions en un monde où la politique prime sur toute autre activité humaine ») croqué par la « racaille rabelaisienne ».

Il termine en fustigeant ambition, carriérisme, et finalement un journal – comme il est amère de lire ça sous sa plume à propos de Charlie Hebdo – « Pas encore bon chic bon genre, mais déjà estimé des gens en place. Des gens qui placent. » Se pose donc la question de l’avenir de ses chroniques : « Ce que je fous là, moi, dinosaure bouffé aux mites, sur mon tas de décombres ? On me le fera bientôt savoir, je pense. » J’ai quand même du mal à imaginer que l’on puisse signifier à Cavanna qu’il n’a plus rien à faire dans un journal, dans ce journal ! Va-t-il y rester ?

Et de fait, Caroline Fourest, qui peut répliquer avant le bouclage, répond à Cavanna dans le même numéro de Charlie. Rien n’est laissé de côté dans la flagornerie – vouvoiement, « il fait partie de ces dieux que l’on préférerait ne pas avoir offensés » etc. – et le mea culpa est trop gros pour ne pas paraître balourd. Ainsi, ce n’est pas Cavanna ni toute l’équipe d’Hara Kiri qu’elle visait, mais « une facette de cet humour « bête et méchant ». » Fourest fait ainsi mine de ne pas comprendre. La rupture est consommée ou presque. Elle a beau objecter que la censure est devenue politique et religieuse, ça n’enlève rien à la pertinence du propos de Cavanna, rien. C’est pour cela que Siné était détesté jusqu’à aller au clash que l’on sait. En réalité, le pas était difficile à franchir, mais c’était une bonne chose que de le faire et Siné se porte assurément mieux dans son hebdo que dans « Charlie ». Quant à Cavanna ? Ce sont eux les porteurs de la légende ; le titre Charlie Hebdo leur a en quelque sorte été dérobé ; mais sans eux, qu’en reste-t-il ? Cavanna : « On ne rit pas du SDF. On le regarde crever, mais on ne rit pas. C’est ainsi qu’on fait des carrières. Pas des légendes. »

C’est pourquoi j’aimerais que Siné Hebdo aille plus loin encore, ne tombe pas dans l’anti-sarkozysme facile, évite une philosophie onfrayenne un peu emballée… mais il est vrai que quelques signatures sont quelques peu décevantes (Geluck ?! Isabelle Alonso !?).

En attendant qu’une relève pointe le bout de son nez et bâtisse une légende nouvelle ?

vendredi 19 décembre 2008

Resweber, Les pédagogies nouvelles

La pédagogie change de perspective aux XVIIe et XVIIIe siècles alors que l’enfant est enfin posé comme sujet libre et autonome (Ph. Ariès).

Les courants pédagogiques

I/ La pédagogie négative

On s’interroge sur la liberté, avec une inspiration pédagogique : on pose la question des fins de l’éducation. Rousseau et son fameux « Laissez croître. » fonde la pédagogie sur la liberté individuelle et érige le transfert en loi de tout apprentissage, en pariant sur l’absence de méchanceté de l’homme. On nie donc les valeurs héritées du passé et cette éducation repose sur la « seconde lecture » (lecture rétrograde) : la clé de l’expérience n’est donnée qu’à la fin car l’essentiel n’est pas le principe mais son bien-fondé. Hegel, Goethe, Freud et Heidegger s’y inscrivent pour dévoiler une vérité menacée de se voiler sous l’ordre de la mesure, norme, regard économique. L’éducateur est le lieu-tenant de la marge, de l’inconscient.

Certains sont plus libertaires (école de Hambourg) : Tolstoï ouvre une école en 1849 ; Neill fonde l’école de Summerhill en 1920. On pousse le laisser-croître jusqu’au laisser-faire. K. Lewin estime que si le mode autoritaire provoque l’anxiété, le laisser-faire génère de l’angoisse et il préconise un mode démocratique, entre les deux.

II/ L’anti-pédagogie

La tradition hippocratique et socratique identifie savoir et santé, ignorance et maladie. Et comme savoir et santé renvoient à des normes édictées par la société, l’anti-pédagogie dénonce une structure insidieuse d’enfermement (Foucault), un agent reproducteur de la société de consommation (Illich), un instrument de reproduction sociale (Bourdieu) et un ensemble de procédures excluant l’enfant de son désir (Boujedra, Scherer, Celma, Mannoni). Du moins ce courant critique-t-il les techniques, méthodes et programmes de la pédagogie classique. Le groupe remplace le maître, l’enseignant devient secrétaire du groupe (dans la pratique, c’est plus difficile).

Eduquer : donner forme à son désir… c’est une pédagogie de l’éveil, de l’imaginaire, de la créativité, de l’étonnement. Elle cherche la libération des sujets par une relation dynamique et réciproque. Elle se démarque de l’école et de son savoir institué (paideia) et y substitue un modèle sacral. L’alibi est politique : c’est une contestation continuelle de la forme acquise, au nom du désir, qui est visée

III/ La pédagogie institutionnelle

Parallélisme également entre curabilité et éducabilité avec 2 orientations : une psychanalytique (F. Oury, A. Vasquez) et l’autre socio-analytique (groupe de Gennevilliers) après la scission en 62 du GTE de Freinet. Mais, au lieu de s’offusquer de la condition de l’école milieu où se fonde l’image de la société globale ; la pédagogie institutionnelle y voit une chance : elle insiste sur le rôle des institutions internes (groupe-classe, tiers médiateur) où s’investissent l’angoisse. C’est ainsi qu’elle entend, elle aussi, produire l’inconscient (pédagogie par objectifs). L’utopie fouriériste d’autogestion la travaille : il existerait une institution meilleure, sinon idéale échappant aux effets Lukacs (ignorance des conditions d’apparition de l’institution), Weber (chape normative de l’appareil organisationnel) et Mülhmann (refoulement des finalités premières). Cela pose la question de l’analyse institutionnelle. Il n’y a point d’éducation (e-ducere) sans un processus de désubjectivisation.

IV/ La pédagogie thérapeutique

Le pédagogue est à la fois prêtre et médecin, selon qu’on l’interprète au plan réel, imaginaire ou symbolique. Discours médical et pédagogique se veulent une grammaire pour déchiffrer les symptômes. Alors on s’interroge sur ce que cache cette monstration : c’est la pédagogie thérapeutique.

C. Rogers et la méthode non-directive : il encourage le client à s’exprimer librement, à devenir ce qu’il est et à accéder à un désir qu’il s’est interdit. L’apprentissage scolaire est aussi une catharsis, un moyen de libérer les blocages. Quant à D. Winnicott, il théorise cette pédagogie : le holding remplace la sympathie rogérienne. Une surface imaginaire permet au sujet de constituer le self ; il en constitue d’autres car la loi du désir consiste à lâcher prise pour d’autres surfaces. Le sujet peut s’abriter derrière un faux self. L’opérateur qui assure le passage entre faux et vrai self est le jeu, le squiggle game. Apprendre : se surprendre soi-même au jeu de la prise. J.-L. Moreno (« psychodrame ») met lui l’accent sur l’éducation à la spontanéité avec le théâtre impromptu. S’en inspirent les nouveaux groupes thérapeutiques (W. Reich, A. Lowen, A. Janov, H. Laborit…) qui insistent sur le corps redressé, décontracté, libéré sexuellement. D’Hippocrate et Socrate à Rousseau, il faut que l’ignorance soit un mal pour justifier la violence du pédagogue qui impose la loi de sa vérité

V/ La dynamique de groupe

Freinet et le conseil de coopérative en est l’esquisse. Le modèle : le T. Group. L’idée est d’aboutir à une mise en perspective des rapports d’attraction et des rapports de rejet que constituent le tissu social (sociogramme de Moreno). Et cela pour corriger les déficiences affectives du lien social, en permutant les rôles. Diverses grammaires existent, non exclusives les unes des autres. En milieu scolaire, on voit alors l’enseignant comme un « facilitateur » et le groupe non directif. Le but est d’acquérir la capacité d’acquérir des connaissances. Par rapport à la pédagogie institutionnelle, il y a une finalité critique et politique de libération de l’imaginaire. Avec une métaphore d’unité du groupe, la fonction du leader pose problème : son autorité repose sur ses aptitudes à faire surgir et canaliser les interactions du groupe. Cette pédagogie peut sembler abriter une démission mais reste essentielle sous 3 conditions : y recourir pour débloquer les préjugés ; comme réflexion sur l’avenir professionnel ; ou comme jeux pédagogiques.

VI/ Pédagogie et psychanalyse

La polémique en 1909 entre F. W. Foerster et O. Pfister pose la question du bon usage de la psychanalyse en pédagogie. A. Adler apporte beaucoup sur la relation pédagogique, le projet de vie, l’importance de l’intersubjectivité en éducation. Le transfert peut s’interpréter à la lumière de la psychanalyse (A. Aichhorn). Cependant, le pédagogue, même thérapeute, n’est pas psychanalyste. La psychanalyse est en amont : ce qui va du « ça » des pulsions au moi censé en émerger. L’éducation est en aval : ce qui va du sur-moi au moi. Si l’expérience psychanalytique vise au remodelage de l’inconscient, l’éducation tente de rationaliser le surmoi. L’apprentissage par transfert commande le transfert d’apprentissage (transmission incitative ou maïeutique). Et puis les deux disciplines usent de la parole vraie. Le père fixe l’enfant au double sens du principe (arche) et de la fin (telos) et la parole éducative en sera une répétition spécifique, au sens non de redite mais de reprise.


L’expérience pédagogique


I/ Les impératifs pédagogiques

Freud et Piaget ont pensé par stades mais cette logique s’appuie sur un langage mixte : induit de l’observation, construit par l’éducateur ; et langage second qui occulte le langage premier du rythme. On peut penser les blocages affectifs ou intellectuels comme une perte de cadence… Par ailleurs, le sujet des pédagogies nouvelles gagne à être interprété en termes de processus de subjectivisation (Foucault). Et Dolto a raison de distinguer dans l’imago du corps les couches d’une double écriture : l’image basique du narcissisme structure l’image dynamique ; l’imago articule la dimension réelle du schéma corporel à la dimension symbolique de la figure.

Comment avoir raison de la résistance ? La motivation est renforcée par le dépassement de la résistance ; elle relève de l’affectif qui est le terreau de toute cognition (Piaget, Vygotski). Ainsi la formule de Lacan : « ne pas céder sur son désir » = on est motivé si on perçoit le motif du désir (le plaisir de devenir autre que soi-même).

La relation est le moteur de la formation ; les pédagogies nouvelles rompent avec le modèle sophistique d’une pédagogie du mensonge (Kierkegaard). Le maître est le symbole de l’ailleurs ; la relation est donc à trois termes et il y a un constant travail de distanciation. Et Nietzsche disait que connaître, c’est habiter un inconnu, transformé, du fait de cette habitation, en lieu familier (Le Gai Savoir, 355). Qu’on insiste sur la croissance, l’assimilation, la fonction transitionnelle de la pédagogie se trouve au carrefour et les pédagogies nouvelles empruntent autant au modèle incitatif ou maïeutique qu’au modèle appropriatif


II/ Au carrefour des théories et des pratiques

Les pédagogies fondamentales

Rudolf Steiner – théorie pédagogique axée sur le développement total. Il pense en termes de processus relationnels : phase d’imitation, phase de création, puis jugement libre. 3 dimensions en interaction : l’action l’expérience esthétique, la contemplation (admirateur de Goethe). Cf. Ecole Waldorf.

L. S. Vygotski donne une synthèse des repères régulateurs nécessaires. Pensée, sensibilité, langage et corps sont indissociables. C’est une pédagogie de la médiation ; il utilise la notion de « zone proximale de développement » l’intervention devant « élever » l’enfant, en se basant sur le niveau de compétences en sommeil de la zone intermédiaire.

Henri Wallon – l’initiateur des pédagogies nouvelles. Président en 1946 de la commission qui rédige le plan Langevin-Wallon. Il conçoit une Ecole unique en 3 cycles jusqu’à 18 ans. C’est un projet autour de l’enfant, autou c’est la culture à laquelle il faut élever l’enfant.

Jean Piaget – le développement de l’enfant. Il distingue 4 stades. Le sujet épistémique, par son savoir, se construit en construisant le monde ; il a le pouvoir de maîtriser les éléments de son environnement.

J. S. Bruner complète l’approche cognitive de Piaget par l’accent qu’il met sur les interactions sociales et les contextes culturels (le langage).




Les pédagogies appliquées

Maria Montessori – le courant sensualiste (Condillac). L’enfant apprend à habiter le monde. L’image du corps et le renversement de la relation entre l’enfant et l’adulte sont la base de méthode. Le détour par le jeu est nécessaire à la constitution du je.

Olivier Decroly – développement de la relation. L’implication de l’enfant dans le rapport social, la découverte de sa personnalité comme partie prenante (inter-esse) de la société est le moteur de l’éducation. Influence empiriste et associationiste !

L’école nouvelle d’Antony (le Père Castor) emploie largement « l’expérience tâtonnante » de Freinet.

A. S. Neill – l’expérience de la libération. Neill transcrit sur le plan de la pédagogie la distinction nietzschéenne entre les forces actives et les forces réactives. Les idéaux religieux ou progressistes étouffent la libre expression de la vie. « L’autodétermination, en matière d’éducation, a une valeur infinie. »

L’école de Barbiana – climat de responsabilité et liberté. L’école doit devenir un lieu de partage d’une culture débordant les savoirs académiques. Mais, à la différence de l’école de Summerhill, il y a une éducation à la citoyenneté. L’éthique pédagogique de l’abbé Don Lorenzo est inséparable d’une prise de conscience politique.

Célestin Freinet – méthode naturelle. Développer harmonieusement les facultés de l’individu, en équilibre avec son milieu. Le pivot de la méthode : le plaisir de pouvoir et d’agir (expérience tâtonnante). Quelques techniques d’action : l’expression libre, la vie de travail et le travail sur la vie, le besoin logique de connaître et de classer, le besoin artistique de représenter… sont utilisées entre les travaux d’atelier et les activités intellectuelles correspondantes. Le groupe (fratrie subie devenue communauté) permet à l’enfant de transformer en œuvre la réalisation technique. Freinet a fondé en 1944 l’école moderne française.

Les CEMEA de Gisèle de Failly (1936) : carrefours entre théorie et pratique ; formation de cadres, etc.


On ne naît pas sujet, on le devient et on n’a jamais fini de le devenir.

jeudi 18 décembre 2008

Mialaret, La psychologie de l'éducation

I/ Essai de définition

Le mot éducation est très polysémique. Une situation d’éducation – domaine de la psychologie de l’éducation – est à considérer avec le cadre, l’environnement, le niveau d’évolution (connaissances, structuration de l’appareil psychique, les pré requis), le fonctionnement psychologique (partenaires en présences, ceux invisibles, les contenus, les finalités de l’action éducative, la communication), les effets psychologiques. On la distingue donc de la psychologie scolaire, de la psychopédagogie, de la psychologie de l’enfant…

II/ Les aspects psychologiques de l’institution

Elle sert de trait d’union entre la vie individuelle et la vie sociale : famille, puis école, puis « formation continue » et milieu professionnel. L’entrée à l’école est un passage dans un nouvel univers pour le jeune enfant et dès Binet en 1895, on travaillait sur l’anxiété générée (cf. Demangeon). Les changements de classe, de niveau, d’organisation provoquent également de l’anxiété : le collégien par exemple voit son horizon temporel habituel (P. Fraisse) passer d’1 ou 2 jours à une moyenne échéance.
Plus généralement, entrer dans un nouveau milieu social c’est utiliser et développer de nouveaux aspects de sa personnalité. Dans une classe, par rapport à la famille hiérarchisée selon l’âge, on fait l’expérience de l’égalité des droits et devoirs ; d’une coopération entre pairs choisis. Et l’enfant doit accepter d’avoir un maître, vivre l’intervention de l’adulte comme une aide, non une intrusion. Le climat psychologique de la classe est donc essentiel. D’autant que : « la formidable pression scolaire qui s’exerce sur les élèves n’est pas étrangère à l’émergence de la dépréciation de soi et des états dépressifs à l’adolescence. » (C. Bourcet) : indifférence ou mépris enseignant, obsession parentale…
Les structures, le climat de l’établissement, de la classe, l’organisation spatiale, les rythmes scolaires (H. Montagner ; F. Testu) jouent un rôle primordial à interroger.

III/ L’action éducative

C’est pour l’essentiel un processus de communication : il faut analyser ce qui se passe entre l’émission d’un message et sa réception / interprétation. 3 problèmes majeurs : les messages peuvent être acceptés ou refusés (motivation pour les activités scolaires), mal décodés (maîtrise de la langue, références communes), ou mal compris ou interprétés (niveau intellectuel, expériences). M. Altet classe les messages entre ceux dont l’objet didactique est : information, organisation-structure, stimulation-animation-activation, évaluation, régulation. On peut alors analyser le « style d’enseignement ». Quant aux réactions induites : réception-consommation et expression-production s’opposent.
A. Weil-Barais distingue les formes d’apprentissage : l’empreinte, l’habituation (ne plus réagir à), l’apprentissage associatif (essais-erreurs – Freinet ou conditionnement pavlovien ou skinerien), apprentissage par l’action (Piaget, Wallon), observation et imitation, apprentissage coacitf (travail en équipe), tutorat. Mais quels en sont les mécanismes ? On peut se référer
ü au système affectivo-cognitif : difficultés dans les relations objectales
ü au système social : dissonance cognitive (Festinger) et conflit cognitif (Piaget) => intérêt de méthodes permettant la discussion
ü au système cognitif : automatisation, stockage, connaissances nouvelles

De l’acte à la pensée (H. Wallon) en 5 étapes : action réelle de l’enfant ; action réelle accompagnée par le langage ; conduite du récit ; traduire l’action au moyen dessins (généralisations) ; traduire son action à l’aide de symboles (opérations). Les analyses piagetiennes mettent l’accent sur l’acquisition des connaissances non pas uniquement par réception, mais par une action du sujet qui intègre les nouveaux savoirs aux anciens. Le sujet est confronté à un « obstacle épistémologique » (Bachelard) : l’expérience du sujet. L’interaction sociale est évidemment essentielle. G. Vergnaud a travaillé sur la représentation (en opposition au behaviorisme) : la représentation n’est pas un épiphénomène mais est fonctionnelle. Schèmes et concepts se trouvent entre action et représentation.

IV/ Analyse psychologique des méthodes et des techniques pédagogiques

Piaget distingue l’associationnisme empiriste ; les méthodes au retour imprévu à l’innéité et à la maturation interne à la suite de Chomsky (« raison » préformée, malgré le psychogénétisme qu’il reconnaît) ; et les méthodes constructivistes par continuel dépassement des élaborations successives. Drevillon établit deux axes, lui : celui qui distingue les méthodes actives de celles impositives, et celui distinguant les méthodes flexibles de celles systématiques. Globalement : une méthode synthétique part des éléments simples (issus de l’analyse de l’adulte) et une méthode analytico-synthétique qui se réfère à l’expérience globale de l’enfant pour aboutir à en retrouver les éléments constitutifs.
Les méthodes actives posent la question du type d’activité et de son niveau. Des méthodes organisent le travail individuel, accordant une importance au rythme individuel, permettant de repérer rapidement les erreurs, assurant une motivation plus forte, et libérant l’enseignant pour mieux se consacrer aux élèves en difficulté. Mais ce peut être une solution de facilité : et l’apprentissage de l’effort est réduit au maximum (effet pervers). De nombreux travaux ont porté sur le développement social de la personnalité : Project Method 1919, Cousinet, Petersen, Freinet, Lobrot… Pour Dottrens, le travail en équipe développe le sens de la responsabilité et de la solidarité. Piaget a montré que l’échange d’expériences vécues par chaque élève favorise la résolution de conflits sociocognitifs.
Certaines techniques, notamment audiovisuelles, introduisent des distorsions à connaître. Les cadres mentaux de l’espace et du temps sont perturbés, en effet. Elles sollicitent des ressources, des perceptions globales pas toujours à portée des enfants et la réalité doit être reconstruite par le langage. De plus, la vitesse de perception et de compréhension est moins grande chez les enfants ; ils ont du mal à reconstituer un récit. Et puis, cela peut introduire une confusion entre vision, reconnaissance, information, connaissance, savoir. L’ordinateur aussi pose un certain nombre de difficultés.

V/ Analyse psychologique des contenus. Problèmes psychologiques des didactiques

Révolution copernicienne (Claparède) avec Rousseau : analyse de la matière à transmettre à l’élève, des aspects psychologiques de l’apprentissage, des modifications des structures psychiques qui en résultent. P. Higelé retient 15 opérations cognitives depuis le stade préopératoire jusqu’à celui des opérations formelles : correspondance terme à terme, somme des parties, opérations topologiques, sériation, classification, relation de cause à effet, inclusion, complémentarité, grands nombres, conservation, substitution, espace projectif et espace euclidien, implication, combinatoire, proportionnalité. Classiquement, on posait : comment présenter logiquement – pour l’adulte – une notion. Les pédagogies nouvelles prennent en compte les orientations psychologiques requises et mises en œuvre.
Les méthodes syllabique, phonique, phonomimique, synthétiques, s’opposent alors aux méthodes globales, analytiques (Decroly). Mais dans la pratique, des méthodes mixtes sont employées. Quelle efficacité ? Dès 1976, J. Foucambert insiste sur la recherche du sens pour apprendre à lire. Le concept de conscience phonologique a depuis été mis en évidence. Mais il est très difficile de mesurer scientifiquement l’efficacité d’une méthode. Il reste que les élèves utilisent la « pensée par îlots » (Wallon) : ils sont par exemple étrangers à la notion d’ordre bien après qu’on la leur enseigne. Construire, ce n’est pas seulement faire, c’est constamment réfléchir.
En histoire, Decroly avait introduit la « frise des temps » dont les apports sont manifestes mais qui apporte une confusion de l’espace et du temps (Bergson ?) et une erreur de perception des événements historiques, entassés sur les derniers siècles… Finalement, la compréhension et la production de la mise en intrigue sont les meilleurs moyens pour la compréhension de l’histoire.

VI/ Psychologie de l’évaluation scolaire

Elle peut être formative, diagnostique, pronostique ou sommative. Son effet est décisif et positif en tant que connaissance des résultats. Elle peut servir de béquille, d’analyse du travail, des erreurs, d’objectifs à atteindre.
Mais il y a aussi l’effet Pygmalion théorisé par Rosenthal et Jacobson : si l’enseignant considère un élève comme bon, celui-ci le deviendra (schématiquement) et inversement. L’idée que se fait le professeur de la valeur de l’élève est donc un élément essentiel.
La psychologie de l’évalué est importante également. Mais, oubliée, celle de l’évaluateur l’est aussi. Il s’agit d’éviter angoisse, découragement, dégoût pour la matière.

mercredi 17 décembre 2008

Piaget & Inhelder, La psychologie de l'enfant


Croissance mentale et physique sont indissociables : la psychologie de l’enfant ne se limite pas à la maturation biologique, mais prend en compte l’exercice, l’expérience acquise, la vie sociale.

I/ Le niveau sensori-moteur

La période antérieure au langage est appelée sensori-motrice : ni pensée ni affectivité liée à des représentations. Les constructions de schèmes s’appuient exclusivement sur des perceptions et des mouvements. L’intelligence sensori-motrice se développe par stades dans une progression continue et selon une réciprocité S ó R : assimilation et non pas association unilatérale.
Le point de départ du développement : les activités spontanées et totales de l’organisme, le réflexe. Jamais passif, l’organisme en se mouvant aboutit à des réflexes différenciés et coordonnés (et non pas l’inverse). Les réflexes du nouveau-né essentiels pour l’avenir donnent ainsi lieu à un « exercice réflexe » qui les consolide. Au stade II se constituent les premières habitudes mais sans différenciation entre buts et moyens. Au stade III (vers 4 mois ½) apparaissent des « réactions circulaires », avec coordination entre vision et préhension. Au stade IV seulement s’impose un but préalable mais les moyens employés ne sont empruntés qu’à des schèmes d’assimilation connus. Vers 11-12 mois (V), des moyens nouveaux sont recherchés. Enfin, en VI, les moyens nouveaux sont trouvés, non plus seulement par tâtonnements extérieurs, mais aussi par combinaisons intériorisées (compréhension soudaine). C’est l’achèvement des précédents niveaux.

Cette intelligence organise le réel en construisant, par son fonctionnement même, les grandes catégories de l’action. L’univers initial est centré sur le corps : cet égocentrisme est aussi total qu’inconscient et il faut 18 mois pour qu’une décentration générale s’opère :
D’abord par la formation d’objets permanents, alors qu’il n’y a que monde sans objets mais uniquement des tableaux mouvants et inconsistants. L’espace et le temps se structurent, indissociablement d’une structuration causale qui remplace la causalité initiale magico-phénoméniste.

3 formes se succèdent pour manifester le schématisme sensori-moteur : les structures de rythmes initiales ; les régulations diverses et contrôles par tâtonnements des premiers actes d’intelligence (feedbacks) ; un début de réversibilité source des futures opérations.

Si l’aspect cognitif des conduites consiste en leur structuration, l’aspect affectif consiste en leur énergétique. Baldwin parle d’adualisme initial : aucune frontière entre le monde intérieur vécu et l’ensemble des réalités extérieures (I et II). C’est un narcissisme (Freud) sans Narcisse. Les rythmes se différencient en recherches des stimuli agréables et en tendances à éviter les désagréables. Les progrès affectifs (III et IV) sont solidaires de la structuration générale des conduites. En V et VI, c’est un « choix de l’objet » affectif (Freud) : double constitution d’un moi différencié d’autrui et d’un autrui devenant objet d’affectivité. Décentration affective et décentration cognitive sont un même processus. Les « relations objectales » se constituent en liaison avec le schème des objets permanents.

II/ Le développement des perceptions

L’intelligence procède de l’action en son ensemble et la connaissance est essentiellement assimilation active et opératoire, à l’encontre de ce que pose l’empirisme (connaissance : copie du réel). Le sensori-moteur est irréductible au perceptif : la perception est en effet enrichie par l’activité sensori-motrice et ne peut donc pas la constituer pleinement. Les effets de champ sont des « illusions » ou déformations systématiques et demeurent pourtant qualitativement les mêmes à tout âge ; seule leur intensité diminue sous l’effet des activités perceptives qui elles se développent progressivement. Et ce jusqu’à pouvoir se plier aux directives que leur suggère l’intelligence en ses progrès opératoires. Alors que la théorie de la Gestalt voyait dans les activités perceptives une simple extension des effets de champ, on voit ici qu’au contraire, les effets de champ ne sont que des sédimentations locales d’activités perceptives de niveaux variés. Les notions de l’intelligence comportent des informations perceptives mais aussi toujours des constructions spécifiques plus ou moins complexes. Les structures perceptives reposent sur un mode de composition probabiliste et ainsi sont irréversibles. Elles contiennent aussi une composition non additive ; et comme les opérations sont rigoureusement additives (2+2=4 et pas un peu plus ou un peu moins comme s’il s’agissait d’une perception) et réversibles, il est exclu de tirer les opérations ou l’intelligence en général des systèmes perceptifs. Il y a donc une dualité.

III/ La fonction sémiotique ou symbolique

Fonction génératrice de la représentation, ou portant sur l’ensemble des signifiants différenciés. Malgré une extrême diversité de manifestations, cette fonction présente une unité remarquable. Il y a d’emblée signification, mais le signifiant est indifférencié avant le cours de la seconde année, quand l’évocation d’un objet ou événement absent est possible : imitation différée, puis jeu symbolique, puis dessin, image mentale et enfin évocation verbale sont les étapes de plus en plus complexes. L’imitation est la préfiguration sensori-motrice de la représentation, c’est par elle qu’on passe de ce niveau à celui des conduites représentatives. Symboles motivés (ressemblants à leurs signifiés) et signes arbitraires/conventionnels sont les nouveaux instruments engendrés par la fonction sémiotique.

Le jeu symbolique remplit le mieux la fonction essentielle du jeu chez l’enfant. Il doit en effet pouvoir s’assimiler au réel, alors que l’imitation est accommodation : l’intelligence est l’équilibre entre les deux. D’ailleurs, le symbolisme du rêve est analogue à celui du jeu (freudisme : M. Klein, A. Freud).

G. Luquet : le dessin jusque 8-9 ans est essentiellement réaliste d’intention, mais l’enfant dessine ce qu’il sait, plutôt que ce qu’il voit. Avant, on passe du réalisme fortuit au réalisme manqué, puis aux « bonshommes-têtards », au réalisme intellectuel et vers 8-9 ans donc au réalisme visuel. Les premières intuitions spatiales sont topologiques avant d’être projectives ou euclidiennes.

On distingue les images mentales reproductrices de celles anticipatrices ; mais même une reproduction imagée de mouvements même connus suppose une anticipation et toute image de mouvements s’appuie sur les opérations permettant de comprendre ces processus en même temps que de les imaginer. Les images préopératoires sont donc statiques. Ce n’est que vers 7-8 ans que les images cinétiques et de transformation deviennent possibles. Les images mentales sont un système de symboles qui traduisent le niveau de compréhension préopératoire puis opératoire de l’enfant : elle ne suffit pas à structurer.

Le mémoire de récognition est très précoce, mais la mémoire d’évocation n’apparaît pas avant l’image mentale, le langage. Ce qu’on appelle mémoire est donc l’aspect figuratif des systèmes de schèmes. Le langage débute par une phase de lallation spontanée puis une différenciation des phonèmes par imitation (11-12 mois) avant un stade de mots-phrases (Stern) puis, dans la seconde année, de phrases à deux mots… (R. Brown). [débat Chomsky / Piaget] Il y a une corrélation surprenante entre le langage employé et le mode de raisonnement. Le langage n’est pas la source de la logique, mais est au contraire structuré par elle. Les racines de la logique : la coordination générale des actions depuis le niveau sensori-moteur.
IV/ Les opérations « concrètes » de la pensée et les relations interindividuelles

Il y a un retard entre le schème de l’objet permanent et la réversibilité et les conservations opératoires (7-8 ans) qu’il annonce. Ce retard montre 3 niveaux successifs (et non pas 2 comme le pensait Wallon, De l’acte à la pensée). Entre l’action directe sur le réel (sensori-motrice) et les opérations, il y a un niveau de progrès mais aussi d’obstacles. En premier lieu : la nécessité de reconstruire sur le plan de la représentation ce qui était sur celui de l’action ; cette décentration est encore plus complexe sur un univers plus étendu comme l’est celui de la représentation. Et puis, il faut qu’elle porte sur un univers non plus physique, mais aussi interindividuel, social. Les opérations nécessitent un processus de socialisation cognitive, affective, morale.

Les opérations sont toujours coordonnées en un système d’ensemble. Réversibles (inversion ou réciprocité), elles impliquent un invariant et donc un schème de conservation, ce qui s’acquiert vers 7-8 ans. Ces opérations portent sur des objets, pas encore sur des hypothèses verbales.

Il existe une précausalité entre la cause efficiente et la cause finale (les « pourquoi » vers 3 ans). Ce finalisme montre un réalisme dû à l’indifférenciation du physique et du psychique. Elle est assez proche des causalités magico-phénoménistes. Pour les formes opératoires de causalité, l’obstacle est que le réel résiste à la déduction, il y a toujours une part d’aléatoire. La notion de probabilité se construit peu à peu.

Vers 3 ans se forment des sympathies ou antipathies durables et d’une conscience ou valorisation durable de soi. Alors l’enfant s’oppose à autrui et il cherche à conquérir son affection et son estime. On doit considérer le processus de socialisation, et non pas celui d’une transmission à sens unique. Or la socialisation pose problème, l’enfant pouvant monologuer alors que l’adulte le prend pour des informations lui étant destinées.

Selon P. Bovet, la genèse du devoir nécessite l’intervention de consignes données de l’extérieur et l’acceptation de ces consignes (donc d’un sentiment sui generis de celui qui les reçoit pour celui qui la donne : respect mêlant affection et crainte). Ce respect unilatéral (et non mutuel) engendre une hétéronomie chez l’enfant qui s’atténuera pour laisser place, en partie, à l’autonomie et au respect mutuel.

V/ Le préadolescent et les opérations propositionnelles

Nouvelle structure (négligée par les « tests » focalisés sur les différences individuelles) de la pensée : maniement d’hypothèses et raisonnement sur des propositions abstraites. A l’adolescence, le sujet peut différencier la forme du contenu, c’est le début de la pensée hypothético-déductive ou formelle. Sont possibles, non plus seulement des sériations, classifications, mais des combinatoires (combinaisons, permutations) ; non plus seulement une réversibilité, mais des groupes de réversibilités : quaternalité réunissant inversions et réciprocités en un même système. Par ailleurs, la notion de proportion débute toujours sous forme qualitative et logique (11-12 ans), avant de se structurer quantitativement.

La formation scolaire néglige totalement ou presque la culture de cette pensée. Pourtant, c’est une remarquable formation spontanée de l’esprit expérimental qui s’opère.

Le passage d’opérations concrètes centrées sur le réel à celles formelles qui atteignent ses transformations possibles est un changement de perspective capital non sans conséquences affectives (identité, autonomie morale, nouvelles valeurs, insertion dans la société…)



Conclusion

Trois grandes constructions se succèdent donc des schèmes sensori-moteurs aux relations sémiotiques puis à la pensée formelle. La chronologie de succession devient de plus en plus variable, prouvant par là que la maturation interne est de moins en moins seule à l’œuvre : les influences du milieu croissent en importance. L’expérience acquise n’est pas pur enregistrement : les structures logico-mathématiques sont élaborées avant d’avoir les connaissances physiques. En plus de la maturation et de l’expérience acquise, sont fondamentales les interactions sociales. On ne saurait démêler les aspects affectifs et cognitifs, qui sont à la fois inséparables et irréductibles l’un à l’autre.

Il reste qu’il n’y a pas de plan préétabli, bien que la construction soit progressive, chaque étape étant nécessaire à la suivante. Dimensions ontogénétique et sociale doivent donc être prises en compte ensemble. La cybernétique donne des moyens de penser ce développement, par l’autorégulation avec les boucles rétroactives et anticipatrices.

mardi 2 décembre 2008

Pour que les lancers de tétine restent autorisés


Il est de bon ton, ces derniers temps, de se moquer du PS et de Ségolène Royal en particulier. Les mêmes qui passent leur temps à commenter ainsi l'actualité de ce parti estiment d'ailleurs en général qu'il ne s'y passe rien : par un étrange mouvement, les voilà donc tout occupés à nager dans l'insignifiance. Il n'y a rien à commenter, et pourtant ils y passent leur temps. Le show, le marketing, la comm' politique des uns et des autres, Ségolène ou Martine, c'est insignifiant. C'est du spectacle, au sens de Debord (se reporter aux billets qui lui sont consacrés). C'est ça qui passionne les foules - en attendant, les vrais sujets, la chose publique, sont esquivés. Je n'ai pas parlé de Chomsky & Cie, le film tiré de l'émission de Daniel Mermet - Là-bas si j'y suis - consacré au "peut-être plus grand intellectuel contemporain". Il y a bien montré comment la propagande s'insinue dans les sociétés dites démocratiques : il n'y a certes besoin d'aucun complot, tout cela se fait naturellement par concourance d'intérêts. C'est spontanément que les gens se passionnent pour l'insignifiant. Pendant ce temps, un incongru personnage prétend "moraliser le capitalisme", réforme l'Education Nationale, entend abolir la "retraite-guillotine" (sacrebleu, Mitterrand n'était pas allé jusqu'au bout !), etc. Il me faudra éplucher plus complètement la réforme de l'Education Nationale... quant à la conception du travail n'en parlons pas... En revanche, il y a quelque chose qu'il me faut bien évoquer, parce que ça touche à quelque chose qui me met vraiment hors de moi. Un rapport remis à Rachida Dati préconise d'abaisser de 13 à 12 ans l'âge légal pour emprisonner. Restons-en là, et ce serait déjà choquant au plus haut point. Mais M. Lefebvre, porte-parole, je crois, de l'UMP, surenchérit ! Il reprend les propos de Sarkozy candidat et estime qu'il faut détecter les comportements violents dès le plus jeune âge (3 ans). Bon, quand l'UMP applique ses idées à l'économie, c'est juste aberrant... mais quand ça touche à la justice, c'est absolument inqualifiable, répugnant... C'est là, je trouve, que l'on voit le mieux la différence entre la droite et la gauche. Si on devait penser binairement, ce qui n'est pas ma tasse de thé par ailleurs, je dirais que droite et gauche se distinguent le long du continuum suivant :

liberté <------------------------------------------> communauté

Pour la droite, la communauté prime : le lien, la tradition, les ancêtres, la généalogie, la tribu, l'identité... Et pour la gauche, c'est la liberté individuelle qui prime, la construction de soi, les cultures, le progrès, l'acquis... Pas la peine de m'expliquer que c'est caricatural, discutable, etc... c'est le but de ce genre d'oppositions. C'est cette opposition que je trouve significative, je reste dessus.
De là découle le reste dont les rapports à la justice, et à la science - pour ce qui m'intéresse dans cet article. Pour la droite, il faut protéger la communauté du désordre (la liberté) et la science est utilisée à cet effet ; pour la gauche en revanche, on ne saurait se priver des libertés au nom d'une prétendue sécurité. C'est ainsi que l'on comprend l'utilisation que l'on peut faire de la psychologie. D'un côté pour contrôler les masses, améliorer la réception de la propagande (pardon, la publicité), obtenir une plus grande efficacité économique en développant la motivation qui pousse les éléments à dépasser leurs limites (l'esclavage, pardon, le coaching), ramener les vilains petits canards vers une norme sociale rassurante, mettre à l'écart les déviants sous le fallacieux prétexte de les soigner...
De l'autre côté, on entend utiliser les connaissances de la psyché humaine pour permettre une plus grande émancipation de l'individu. La psychanalyse par exemple, au départ, a pour but la prise de pouvoir du conscient sur l'inconscient (Où Ca était, Je dois advenir), pas du tout de guider vers une norme préétablie pour reproduire l'ordre social.
Je ne vais pas reprendre l'argumentaire contre la détection dès 3 ans des comportements violents, vous trouverez certainement tout ce qu'il faut sur le vieux site (le gouvernement avait déjà renoncé en 2006 devant le tollé) de la pétition "Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans". Les postulats philosophiques qui conduisent à ce genre de mesures sont inacceptables, tout simplement. Comment peut-on nier l'humanité aussi férocement ?
Il y en a marre ! Ras-le-bol de ces conceptions liberticides. Ras-le-bol de cette tentation de faire de tous des moutons de panurge, de découper les têtes qui dépassent. C'est quoi la vie ? Aller à la crèche, subir des tests psychologiques plus crétins les uns que les autres, aller à l'école, y apprendre qu'on y est uniquement pour intégrer le marché du travail - le plus tôt sera le mieux - marché sur lequel on est amené à faire un boulot de plus en plus dépourvu d'intérêt puisque toujours plus segmenté et spécialisé, sans vision d'ensemble donc sans satisfaction ni motivation... si toutefois on a la "chance" d'avoir un job, auquel cas il ne faudra pas broncher sous peine de le perdre, le job - y en a tellement qui attendent après... C'est ça la vie ? Suivre le chemin de l'abrutissement le plus complet ? Et puisqu'on vit plus vieux, faut travailler plus longtemps (logique à la con s'il en est). Et puisque la vie est si merdique qu'on n'a plus le temps de rien faire en semaine, il faut travailler aussi le dimanche pour qu'on ait le temps de consommer. Le soir, écoeuré et épuisé par son travail e la journée, il n'y a plus qu'à regarder le foot ou les séries US à la télé... pas la force de remettre en cause sa vie... suffit d'attendre les vacances tant attendues (E. Morin : "La vacance des grandes valeurs fait la valeur des grandes vacances"). On ne supporte pas sa vie, et c'est pour cette raison qu'on n'est pas capable de se révolter. Alors tout continu. Stress, chiffres, normalité. G. Debord : "Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles."
Mais qui parle encore de qualité, de qualité de vie ? La preuve que la crise économique que nous traversons n'est pas majeure est bien que le modèle de société n'est absolument pas remis en cause. On le croyait, ou espérait, au début (Wallerstein, Stiegler, ...)... mais c'était prendre ses rêves pour des réalités. Mais rien ne change. Ce débat est totalement esquivé... alors... vous reprendrez bien un baril de Ségolène !

dimanche 16 novembre 2008

Références castoriadisiaques

Eh bien voici le 60è message posté sur ce blog. Je me contenterai de donner deux liens pour qui aura eu envie d'aller plus loin en lisant ce que j'ai écrit sur Castoriadis.

Cornelius Castoriadis/Agora International Website : ce site référence le maximum d'articles sur ou de Castoriadis, une mine d'or, manifestement.

vendredi 14 novembre 2008

La question humaine

Voilà quelques temps sans article, et c'est vrai que je n'avais pas grand chose à commenter. L'enthousiasme débordant pour la victoire d'Obama me semblait vraiment démesuré : si j'y vois un beau symbole, je ne parviens pas à y voir un réel intérêt politique. Chomsky parle d'une démocratie à parti unique des affaires, et je suis bien d'accord : que le curseur soit placé un peu plus d'un côté ou de l'autre, ça ne change pas grand chose. D'ailleurs, pour revenir chez nous, c'est la même histoire. On nous bassine avec la guerre des chefs du PS, mais enfin : quelles différences idéologiques ? Et, pire encore : quelles différences entre le PS et Sarko ? Certes, si Royal était passée, on aurait échappé à une série de mesures anti-libérales (centres de rétention, tests ADN, chasse aux 25 000 voleurs, etc.) mais sinon ? Ce qui m'amène à parler de Soral, et du débat chez Taddéï sur le Front national. Soral vient du PCF, et il est très fort pour montrer les incohérences de la pensée de gauche, ou comment les droits de l'homme et l'internationalisme sont alliés objectifs du capitalisme mondialisé. Voilà, il est là le débat ; elle est là la contradiction à surmonter pour la gauche ; c'est là qu'il faut inventer (parce que, personnellement, je suis évidemment en désaccord total avec les solutions nationalistes de Soral). Le reste ? Débat de pacotille dans lequel il est piquant de constater que c'est Bayrou le plus radical.




Mais passons... En revanche, je n'ai toujours pas parlé de La question humaine, le film de Nicolas Klotz d'après un livre de François Emmanuel. Or, c'est le film le plus marquant de ces dernières années à mes yeux, alors une petite revue s'impose pour ce film très classe (Amalric et plus encore Lonsdale nickels, BO avec Schubert, le flamenco Miguel Poveda, Syd Matters...).




L'histoire, rapidement : Simon est psychologue dans une entreprise pétrochimique, SC Farb (référence au gaz...), filiale d'une multinationale allemande ; il vient de participer à un plan de redressement où son rôle fut d'affiner les critères de sélection du personnel. Le directeur, Karl Rose, le charge de mener une enquête sur le directeur général, Mathias Jüst, dont l'état mental semble se dégrader. Cette enquête le plonge dans un trouble profond et il est, physiquement aussi bien que mentalement, atteint par ce qu'il va découvrir.




Après l'avoir vu, qu'en retenir ? Le film est puissante démonstration de la déshumanisation de nos sociétés. Simon est amené à constater d'effroyables parentés entre son travail - séminaires, coaching, accroître la productivité des cadres, mettre la motivation au coeur du dispositif de production, écarter les élements improductifs (alcooliques), dépasser les limites personnelles - d'une part, et le langage technicien de la Solution Finale. La plupart des critiques addressées au film étaient de cet ordre : c'était faire un amalgame scandaleux entre la Shoah et l'entreprise, entre les nazis et les chefs d'entreprise, et entre les rafles de Juifs et les expulsions de sans-papiers. Malheureusement, c'est n'avoir rien compris au film que de tenir ces propos. Ce qui est démonté, c'est la logique industrielle née au XIXe siècle et son langage qui perd petit à petit sa substance, par une lente et diffuse propagande invisible.




Alors qu'on parlait de "questions" au XIXe siècle, on ne parle plus désormais que de "problèmes" que des experts auront segmentés et qu'ils traiteront sans que personne ne puisse rien y comprendre, au moyen de formules mathématiques, et dans le but d'atteindre la plus grande efficacité possible. Personne ne prend la question dans sa globalité pour en juger la pertinence, chacun est à sa place et fait ce que le Système lui demande de faire, selon un plan préétabli, et si l'objectif est atteint, alors tout le monde sera satisfait. Déjà Nietzsche avertissait qu'on risquait d'avoir tué Dieu pour mieux céder aux idoles scientifiques. Notre Système technoscientifique nous a fait devenir, ainsi que le déplorait Guy Debord, "des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles". Cette logique est à l'oeuvre depuis le XIXe siècle donc, et c'est sans originalité qu'elle s'est traduite par la Solution Finale et son exécution pratique et technique. Cete logique déshumanisante, déjà à l'oeuvre avant, l'est encore depuis. Aussi bien, l'intérêt du film est-il d'appeler à se ressaisir de la "question humaine". C'est ce qui s'exprime autant par le discours final que par la musique de Syd Matters, désarticulée et obsédante, et plus encore peut-être par le chant de Miguel Poveda dont la puissance du chant tzigane symbolise la blessure, le travail, le geste humain soit tout ce qui est hors-champ dans le film.




Se rendre compte de la folie qui consiste, pour l'homme industriel, à se prendre pour une machine rationnelle. Abattre cette idole Croissance : pourquoi la croissance ? quelle croissance ? Est-ce vraiment sans objet de se demander si on va gagner les points de croissance en fabriquant des vaccins ou des chars d'assaut ? Pourquoi 25 000 reconduites à la frontière ? Quelle différence entre le 25 000e et le 25 001e ? Est-ce humain ? Si oui, alors c'est humain, trop humain et il est urgent de relire Nietzsche. Abattre la motivation économique (cf. Castoriadis). Relier science et humanités (Edgar Morin) au service d'une émancipation par une pensée qui saisirait ensemble global et local au lieu d'abandonner les questions générales au profit de petits problèmes sériés pour bureaucrates et techniciens. Le chantier est donc important...




Qu'à cela ne tienne, il y a au moins la bonne nouvelle du retour de Noir Désir. Eux au moins chantent Le Temps des Cerises, et si Bonne nuit les petits résonne, nous on garde un oeil éveillé ...Noir Désir qu'on retrouve intact après toutes ces années... Loin de faire profil bas, il reviennent égaux à eux-mêmes en tapant un grand coup engagé : la volonté de continuité après L'Europe et Nous n'avons fait que fuir se fait sentir dans le texte et dans le choix de la reprise. Histoire de dire : c'est reparti !

dimanche 12 octobre 2008

Faut-il sauver les soldats Nabe et Siné ?


Depuis le 20 septembre, je tourne et retourne ce tract – Sauver Siné – de Marc-Edouard Nabe sans parvenir à savoir ce que j’en pense. Le point de départ est clair : une nouvelle manifestation de la guerre idéologique qui sévit depuis la victoire des (dites) démocraties (dites) libérales sur le communisme et dont la propagande consiste à démontrer que, le meilleur Système l’ayant emporté, il n’y a plus d’idéologies et les Occidentaux peuvent batifoler joyeusement dans les vertes prairies de l’insouciance (le capitalisme centré sur l’Empire américain) et ce jusqu’à ce que les bougnoules déboulent pour restaurer la barbarie moyenâgeuse, cataclysme contre lequel les (dites) démocraties (dites) libérales doivent présenter un front uni duquel aucune tête ne saurait dépasser. La propagande est puissante, mais souffre de quelques mises en cause, si bien qu’elle a recourt à une arme fatale : l’antisémitisme étant devenu après Auschwitz le crime des crimes, lancer l’anathème armé de ce thème assure la disqualification du coupable. On en arrive aux plus délirantes accusations (Max Gallo faisant le lien entre l’antisarkozysme et l’antisémitisme obtient-il le pompon ?) qui fâchent peut-être ceux qui les subissent mais qui m’écoeurent personnellement surtout pour l’insultante banalisation des crimes nazis dont les victimes ne méritent pas, à mon sens, d’être ainsi utilisées à tour de bras pour régler des comptes idéologiques 60 ans plus tard. Je m’égare, je m’égare (et pas seulement de…), mais c’est ainsi que Siné dut quitter Charlie Hebdo en cet été 2008.

En tant que lecteur de Charlie, ce fut difficile à avaler. Je ne me faisais certes guère d’illusion sur la radicalité du journal, mais il restait agréable de lire dans le même canard des propos différents voire contradictoires entre les premières et les dernières pages, et puis Siné quoi… c’est Siné. Alors il a lancé Siné Hebdo, et un enthousiasme certain était de mise. A l’évidence, la liste des trublions laissait un peu perplexe : si je ne regarde plus la télé, ce n’est pas pour lire les mêmes pantins dans un journal qui se voudrait subversif ! L’axe Ruquier-Groland dont parle Nabe, amèrement : très peu pour moi également. Mais enfin maintenant que quelques numéros sont passés, on peut toujours faire la fine bouche mais il n’empêche que Siné Hebdo remplit un vide.

D’accord avec Nabe, pourtant : l’antisarkozysme est facile et sans risque. C’est au Système qu’il faut s’attaquer, et Siné ne le fera pas dans son journal « recentré ». Et justement, le Système est en train de péricliter – à moins qu’il ne sache se métamorphoser une nouvelle fois et se nourrir de la crise qu’il traverse pour renouveler sa domination, ce qui semble plus probable. Quoiqu’il en soit, comme en toute période de crise, il y a là un moment historique pendant lequel il est possible de prendre conscience que nous choisissons nos règles et lois, et que nous, vivants hic et nunc, pouvons agir pour remodeler voire créer un nouveau modèle, bien que son avènement ne soit en aucun cas prévisible, dépendant du résultat combiné de tant d’actions individuelles. Le Système et sa propagande se fissurent.

Est-il temps pour un journal ? Nabe répond négativement. Au contraire, je pense qu’il en est plus que jamais temps. Parce qu’à défaut de se saisir de cette occasion politique que nous offre la crise, c’est le risque d’un violent retour de flamme qui nous guette. Wallerstein parle des guerres de religion pendant que beaucoup évoquent le spectre de 1929 et des années 30. Alors éloignons les tentations apocalyptiques – j’ai au contraire une tendance au « catastrophisme éclairé » assez fâcheuse – car ce n’est pas d’une Révolution des Saints dont nous avons besoin – pour un pacifiste obstiné, la violence extatique, c’est un peu gênant. Ce qu’il faudrait, c’est détruire par la pensée non pas les bases idéologiques de ce qu’on appelle le néo-libéralisme, mais plus radicalement la rationalité prétendument optimale du capitalisme. Il ne s’agit pas de construire un nouveau modèle théorique – il ferait inévitablement fausse route – mais bien de saper la propagande consistant à sanctifier une fatalité contre laquelle nous ne pourrions nous élever. Personne en 1789 n’avait de plan sur ce qui allait se passer, et pourtant le régime a changé. Nul besoin d’une théorie, mais uniquement de la conviction que nous pouvons être révolutionnaires (reste donc d’actualité Cornelius Castoriadis). Comme le disait Guy Debord, « le monde a déjà été filmé, il faut le transformer ». Mais pour cela, il faut bien que les acteurs potentiels sortent de leur léthargie. N’est-ce pas le moment, avant que trop de bruit et de fureur ne rendent la tâche trop violente, d’agir ?

Nabe aurait donc voulu un numéro unique, résurgence de Siné Massacre, regroupant tous les coupables d’antisémitisme, bien qu’ils n’aient rien à voir entre eux si ce n’est leur qualité de pestiférés. « Ça, c’est de l’ouverture ! Moi, je suis le moins sectaire de tous… » clame-t-il. Certes, mais ne pourrait-on pas être encore moins sectaire et ne pas limiter le casting aux pestiférés ? Nabe, remarquant que la police ne fait pas de différence entre ceux qui « [refusent] de se plier au chantage à la Shoah » et ceux qui « [veulent] détruire tous les Juifs comme Hitler le voulait », prétend assumer cette confusion mais ne se dit toutefois fier d’être antisémite qu’à la condition qu’on entende ainsi ceux de la première catégorie. Malgré tout ce qu’il en dit, il garde la distinction.

Et il faut la garder. Etant personnellement persuadé que l’individu se construit dans sa recherche d’autonomie qui se conquiert contre des déterminations partielles naturelles ou sociales, et souhaitant donc mettre l’accent sur l’acquis, l’existence, la liberté, l’individu, l’événement, il m’est impossible d’appliquer des catégories englobantes et donc de penser en termes racistes. A moins de dépasser les frontières de la mauvaise foi et de l’auto-trahison, je ne saurais donc être antisémite. Cependant, n’étant pas sioniste (si tant est que j’aie un avis à donner là-dessus), il se pourrait que l’accusation tombe. En réalité, mon antisionisme n’est qu’un cas particulier de mon antinationalisme : il ne s’agit là d’aucun traitement de faveur et malgré mon soutien (si toutefois je pouvais me permettre) aux Palestiniens, j’aurais beaucoup de mal à leur souhaiter de connaître les Joies d’un Etat-nation, concept qui n’a pas fini de me casser les pieds ici d’où j’écris tranquillement.

C’est donc au nom du respect de la liberté (d’expression) et de la différence que j’estime que nous ne devons pas démissionner et opiner du sous-chef lorsqu’un BHL assimile Siné à « l’antisémitisme le plus rance ». Et qu’il n’est pas « pitoyable » de fustiger Vincent d’Indy, auteur d’un opéra antisémite honoré d’une avenue parisienne, « pour montrer qu’on est du bon côté ». En revanche, rêvons à un journal qui ouvre ses colonnes à tous, qu’ils sentent le soufre ou non (oui : ou non) et que tout ce beau monde s’étripe dans les mêmes colonnes avec pour seul but de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous enfonçons en usant de tous les mécanismes de servitude volontaire. Le camp des bons (ceux qui approuvent les opérations de l’OTAN) se plaît à se définir comme voltairien, et assène cette phrase qui est faussement attribuée à leur idole : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je battrai pour que vous puissiez le dire ». Hélas, cette phrase, dans l’esprit voltairien malgré tout, prouve leur imposture à eux qui se battent pour que le point de vue opposé au leur ne soit pas formulé.

Je ne crois pas qu’il faille craindre des excès de liberté d’expression, ce avec quoi ils étaient d’accord à propos des caricatures de Mahomet. Il en va de même avec le négationnisme, tare qui passa sous le sous le coup de la loi Gayssot au moment même où elle avait été vaincue par exemple par l’investissement de Pierre Vidal-Naquet. Parce que la liberté appelle son contrepoids : la responsabilité. Que les plus abjectes pensées soient exprimées, et alors elles seront combattues avec passion, sérieux, intelligence, humour et le débat public y aura gagné bien davantage qu’en condamnant dans l’indifférence générale et la bêtise contreproductive les auteurs d’abjections. Si l’on doit reconnaître une force à la démocratie, c’est celle de savoir autoriser ses ennemis à s’exprimer en son sein (liberté pour les ennemis de la liberté), à la différence de tous les autres régimes connus : c’est précisément la force que l’on devrait mettre en avant si l’on voulait la défendre ; c’est celle qui est jetée par-dessus bord par ses défenseurs apparemment les plus acharnés…

samedi 4 octobre 2008

Bob Dylan peut-il couvrir le bruit ?


Le bruit – prenons-le ici dans son sens pauvre (mais non commun) soit celui qui englobe tous les désordres qui nuisent à la communication de l’information, tout ce qui est non pertinent, toute pollution finalement. Tout ce qui nous pourrit la vie. Le bruit des voitures, des sirènes, des klaxons, mais aussi celui de la publicité – et tout ce qui fait notre société de consommation, mais encore celui des papiers à remplir – et tout ce qui fait notre société bureaucratique, etc. – le déchaînement de bruit et de fureur shakespearien rendant la vie insignifiante, déchaînement dédoublé encore par toutes les tentatives humaines pour le recouvrir (religions en tous genres, au sens large). La question est donc : peut-on recouvrir le bruit ? par quelque chose de Beau, de Sublime s’entend. Le dernier film de Béla Tarr (L’homme de Londres, adapté du roman de Simenon) dans son grand et magnifique dénuement stigmatise le bruit, omniprésent, accablant tout au long du film, répétitif comme dictant la destinée à laquelle nul ne saurait échapper ; ce film, donc, répond tragiquement à la question : non, on ne peut pas couvrir le bruit ni s’en débarrasser, et c’est lui qui nous définit.


En revanche, De la guerre de Bertrand Bonello donne une toute autre réponse. 1/ Il faut s’enfuir, échapper au bruit, sortir du monde, s’extraire de la soumission sociale qui fait notre quotidien. 2/ On peut revenir, non sans mal, dans le monde et couvrir le bruit ambiant par du Bob Dylan. Pour accomplir ce chemin, on passe par l’isolement façon Printemps, été, automne, hiver et printemps de Kim Ki-Duk (mais là, on n’en revient pas !) ou Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (mais en une version communautaire chez Bonello, quoique…), le silence (où l’on retrouve toute la filmographie de Kim Ki-Duk quasiment, hanté qu’il est par le mensonge et le bruit que portent les mots dont il est plus qu’économe), la folie façon I’m a cyborg but that’s OK de Park Chan-Wook et façon, diamétralement opposée, Apocalypse now de Francis Ford Coppola. Un petit côté Eyes wide Shut aussi de Stanley Kubrick. Voilà, il faudrait penser tous ces films ensemble. Je vais simplement laisser en l’air ces réflexions. J’ai beaucoup de mal à croire que ce soit possible et considère qu’il faut sortir totalement du monde pour couper le bruit. Mais enfin… La seule chose certaine, c’est que l’ordre social se charge bien de reléguer comme fou, malade, sectaire, illuminé ou je ne sais quoi celui qui se pose la question, sans doute par excès de sensibilité, de la réduction du bruit. Ce sont donc ces fous qui sont intéressants.

Vive la crise !!


Bon, allons-y, quelques petits commentaires sur la crise financière. Il y a en effet quelques points que j’aimerais souligner.



1/ Economie de marché, capitalisme, libéralisme



Ces trois notions sont habituellement allègrement confondues, or elles ne renvoient pas du tout aux mêmes réalités. Ce n’est pas qu’une affaire de mots, alors revenons dessus.

Le libéralisme est un courant de pensée basé sur le droit naturel qui entend donc limiter le pouvoir (étatique ou autre) pour préserver les libertés individuelles. Il implique donc que chaque individu ait les mêmes droits.

Passons à l’économie. L’approche la plus pertinente me semble être celle de Braudel. En effet, les économistes ont cette fâcheuse tendance à voir du marché partout. Braudel parle d’une tripartition, de trois étages. Le premier serait celui de l’autoconsommation, de la valeur d’usage, des échanges « non économiques », le plus conséquent. L’étage au-dessus serait occupé par l’économie (de marché), celui des régularités du jeu de l’offre et de la demande, de la libre concurrence non faussée, qui prend son envol dans les villes-mondes européennes à partir du XVe siècle. Et enfin, profitant des progrès de l’économie de marché, mais aussi de la complicité de la société, et de l’action libératoire d’un marché mondial (commerce au loin, division internationale du travail), le capitalisme. Le capitalisme a besoin de l’économie de marché, d’où la confusion qui est faite, mais en a besoin pour mieux la contourner. Le capitalisme c’est l’art de s’arroger des monopoles, et à ce titre, l’Etat est à la fois un gêneur et un complice. On se demande en effet lequel du capitalisme et de l’Etat est l’idiot utile de l’autre.

Toujours est-il que, me semble-t-il, d’un point de vue libéral, l’économie de marché est évidemment défendable, et souhaitable, compatible (paradigme libéral fondé sur le travail agricole et la propriété foncière au XVIIIe siècle : tous les sujets se valent en droit, toutes les propriétés sont mesurables en valeur), mais le capitalisme certainement pas.



Pour revenir à la crise des subprimes, il me semble, là encore, qu’on en arrive là à cause d’actions anti-économiques menées à la chaîne et en masse, c’est-à-dire pousser les gens à s’endetter pour des crédits dont les taux augmenteront mais voyez-vous ce n’est pas grave parce que le marché de l’immobilier monte aussi. On est loin du jeu de l’offre et de la demande, mais bel et bien dans la spéculation la plus folle. Il était bien évident que le marché n’allait pas monté indéfiniment. Ça n’a pas empêché un ahuri de proposer des « crédits hypothécaires » pendant la campagne de 2007 sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de propriétaires dans ce pays. Ça n’avait manifestement pas affolé ses électeurs. D’ailleurs, au Etats-Unis également, la responsabilité des pouvoirs politiques est bien établie. Bref, étatisme et capitalisme ont encore une fois marché, si j’ose dire, main dans la main, pour le plus grand malheur de l’ensemble des citoyens. La question de la dérégulation soi-disant néo-libérale est donc assez hors de propos. Ce à quoi il faut s’attaquer, c’est au capitalisme, ou, comme dit Daniel Cohen, le jeu qui consiste à lancer une pièce, et dire : « pile je gagne, face vous perdez » - autrement dit la privatisation des profits et la socialisation des pertes.



2/ Le centre du monde va changer



Ce n’est pas vraiment une conséquence, encore que les crises doivent bien accélérer les choses. Mais les richesses sont largement en train, depuis un moment déjà, de se transférer de l’Amérique vers l’Asie. Déjà, on sait que les Chinois sont blindés de bons du Trésor US. Et les 1400 milliards du plan Paulson (700 + 300 qui avaient déjà été avancés, + ce qui va venir, inévitablement) seront financés par la dette publique, donc ira en Chine, encore une fois. C’est peut-être la dernière crise de domination de l’Empire US. Peut-être que la prochaine crise partira d’Asie et signifiera que le centre économique mondial a vraiment changé, comme la crise de 29 partie de New York signifiait le triomphe de cette dernière sur Londres. Surtout que, contrairement à 29 où la solution était somme toute assez simple (faire remonter les prix, inflation, croissance, dépenses publiques), la situation est bien plus complexe aujourd’hui, et seules les exportations pourront sauver les USA, autant dire les pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie. Emmanuel Todd devrait voir les ventes de ses bouquins remonter encore.



3/ Autonomie et action politique



C’est avec stupéfaction que certains ont vu des sommes mirobolantes débloquées soudainement pour palier à cette crise bancaire alors qu’on nous bassine régulièrement comme quoi on ne peut rien faire, il n’y a pas de marges de manœuvre, j’en passe et des meilleures. Merci à la crise, donc, de faire remarquer à tout le monde que si, on a des marges de manœuvre. La condition de maintien d’un pouvoir, quel qu’il soit, est de faire croire au peuple qu’il dirige que celui-ci ne peut pas changer sa situation et sa réalité. Si, justement, on peut la changer. Rien n’oblige à ce que le monde soit celui qu’il est aujourd’hui, et d’ailleurs il n’était pas le même hier et ne sera pas le même demain. Alors il ne manque que la volonté de se saisir de la question politique, de comprendre que nous, ici et maintenant, décidons de quel monde nous voulons habiter. So what ?

mercredi 24 septembre 2008

Castoriadis dans le Labyrinthe 2/2 - Marx, Aristote et nous

Voilà, la politique et l'économique, autre thème central des Carrefours du Labyrinthe de Cornélius Castoriadis. Le troisième (et central) concerne notamment l'histoire des sciences, ce n'est pas moins intéressant mais moins nouveau pour moi puisque cela a fait l'objet de plusieurs volumes de La méthode d'Edgar Morin notamment, dont la réflexion est très proche de celle de Castoriadis. Toujours la même idée : celle que la pensée héritée recouvre et nie la société comme création d'elle-même avec pour conséquence l'impossibilité de penser un projet politique révolutionnaire cohérent. Castoriadis part donc de l'échec de Marx, doit remonter jusqu'aux racines aristotéliciennes de la pensée occidentale, en démontrer la Sagesse initiale (qui n'est pas la marque de fabrique de ses lointains successeurs) et les apories insurmontées (l'incapacité de penser l'institution imaginaire de la société dans le cadre de la logique aristotélicienne). Ce travail permet d'ouvrir le champ des possibles tout en en rendant plus difficile l'accès, car c'est aux racines (radix) qu'il faut s'attaquer, faute de quoi l'ordre que l'on prétend bousculer ne fera que se reproduire : c'est là le signe de la radicalité de la pensée de Castoriadis.

Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous

Ici, Castoriadis reprend la recherche par Marx du « secret » de l’expression de la valeur, qui pense l’avoir trouvé « en vérité » alors qu’Aristote aurait « hésité et renoncé », empêché selon Marx par une « borne historique ». Marx a-t-il raison et a-t-il réussi ? Pour Aristote, l’échange implique l’égalité, qui elle-même implique la commensurabilité. Or, selon lui, il est « impossible en vérité » que des choses dissemblables (une maison et cinq lits) soient commensurables. Marx, en revanche, estime qu’il y a une substance commune qui est le travail humain et qui fonde le rapport d’égalité « en vérité ». Ce serait donc que la société grecque – le travail des esclaves (la borne historique) – empêchait Aristote de voir ce rapport.
Mais, montre Castoriadis, Marx, s’il en donne une version plus élaborée, reproduit le raisonnement de l’économie classique et n’en surmonte pas les apories. Il ramène lui aussi l’altérité des hommes à une simple différence quantitative par le biais d’une substance : le Travail Simple, Abstrait et Socialement Nécessaire. Marx n’étant pas un auteur plat, mais un grand auteur, une antinomie profonde se laisse percer dans sa pensée. En effet, aucune signification de « socialement nécessaire » n’est tenable ; on ne saurait non plus distinguer le travail simple du travail complexe ; ni même réduire le travail effectif à du travail abstrait (que signifierait l’expression : les nerfs et les muscles sont la forme d’apparition du social ?). Ainsi, ce Travail supposé chez Marx tout modifier et se modifier lui-même constamment (moteur de l’Histoire) est pourtant pensé comme Substance/Essence (mots qui font sens dans la philosophie allemande), donc inaltérable. Pris dans cette antinomie, Marx oscille :
- Le capitalisme transforme effectivement les hommes et leurs travaux, hétérogènes, en du Même homogène et mesurable. C’est lui qui fait être pour la première fois le Travail Simple Abstrait
- Il fait enfin apparaître ce qui était là depuis toujours mais caché
- Il donne l’apparence du Même à ce qui est essentiellement hétérogène

Marx en arrive à la conclusion que dans le futur « royaume de la liberté », il y aura un « royaume de la nécessité » qui lui servira de fondement et qui sera la détermination de la valeur. Castoriadis renvoie alors le « reproche » adressé par Marx à Aristote : si Aristote n’a rien vu, c’est parce qu’il n’y avait rien à voir puisque c’est le capitalisme qui institue une (pseudo) homogénéité des individus et de leurs travaux. C’est donc Marx qui est « enchaîné à « l’état particulier » de la société où il vit. »

Castoriadis revient donc à Aristote qui estime que les individus et leurs travaux sont « tout autres et inégaux ». Ils doivent donc être « égalisés » pour qu’il y ait échange et par là société. Cette égalisation est donc l’œuvre de la loi, de l’arbitraire du nomos mais ne saurait rendre « en vérité » les individus égaux : ils le sont « suffisamment quant à l’usage/besoin. » Et cette expression, pour Castoriadis, symbolise la Sagesse d’Aristote, celle qui manquera à Hegel (à Marx).

Aristote « découvre » l’économie sans pourtant s’y intéresser : son propos est la politique et la visée de celle-ci est « ce qui est Beau/bien et juste » mais « à l’égard de la loi seulement, et non à l’égard de la nature. » C’est l’opposition fondamentale nomos/physis. Tous les penseurs radicaux mettent en avant l’arbitraire du nomos contre la physis, ce que l’on retrouve depuis Démocrite dans un courant qu’une philosophie mutilante (dernier exemple : Heidegger) a voulu voir liquidé par Platon et Aristote. Mais justement, loin de la liquider, Aristote reprend cette question : le bien humain suprême est-il nomô ou physei ? Il n’y répond pas, c’est vrai, mais parce qu’il se rend compte de l’aporie à laquelle elle mène.

Il tente néanmoins de penser la politique, la justice : le juste est le légal, dit-il. Alors, la justice est « vertu parfaite » mais la vertu est déterminée par la loi de la cité. Y aurait-il une cité qui serait la meilleure par nature ? « Oui » semble répondre Aristote, bien gêné cependant pour la décrire. Quid de l’égalité ? Elle est « partie » de la justice : une justice partielle traite de l’égal, et par l’égal. Aristote doit alors distinguer justice distributive et justice corrective.

La distributive règle le partage (donner en excluant) qui s’oppose au participable (donner sans exclure). C’est la justice totale qui assure l’accès de chacun au participable (la langue, etc.) et sépare partageable et participable en les instituant : c’est là l’institution première de la société. La justice totale est la politique. Mais ensuite, comment partager le partageable ? Cette attribution est arbitraire, quelconque et on peut la discuter : le nier, c’est nier l’existence de la société et de la politique explique Castoriadis. La question est donc : « quoi à qui selon quels critères ? » Saint-Simon repris par Marx : « à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Qu’est-ce qui est préférable, ou plus juste ? C’est là l’enjeu de la discussion de la répartition initiale. Peut-il y avoir rationalité, logos de cette question ? Avec Héraclite, on peut voir le logos comme l’égalité : logos commun, appartenant à tous. Mais cette égalité n’est pas arithmétique, elle est géométrique : proportionnalité de deux rapports. Marx le répètera : l’égalité arithmétique est inégalité comme cela se comprend facilement (il n’est pas égal de donner autant de nourriture à un enfant et à un adulte). Ce faisant, on en revient à la question de la justification de la base de proportionnalité, donc de la mesure des individus et des objets. Marx dit : c’est le Travail. Mais il faudrait déjà, alors, qu’il y ait eu répartition (« celle qui conduit à l’échange de produits de travaux indépendants »). Point aveugle chez Marx.

Aristote explique qu’il faut au préalable la fixation d’une axia (Proto-valeur chez Castoriadis) : pourquoi telle valeur est-elle valeur ? Il y a bel et bien besoin d’un critère auquel se référer pour partager, critère qui établit le juste et l’injuste dans le nomos. Une société commence donc toujours par poser une Proto-valeur à partir de laquelle la paideia (dressage social des individus) agit. Mais Aristote estime qu’il n’y a pas de réponse à la question de la justification de l’axia, qu’il la définisse successivement comme chreia (besoin/usage/utilité) et comme vertu.

Quant à la justice corrective, elle traite des transactions volontaires (contrats) ou non (délits). Ici, l’égalité est arithmétique, sauf pour la première transaction (« l’échange comme constitutif de la société »). Elle traite en effet dans l’universel abstrait : le vol, l’adultère… Cependant, la loi doit s’adapter « aux choses agies », ce qui signifie qu’elle est toujours défaillante, arithmétiquement égale donc inégale (Platon, Marx) et c’est le juge qui doit accomplir la visée du législateur. Aristote appelle cela l’équité, « la justice la meilleure ». Or, cela renverse ce qu’il dit de la justice corrective, nous explique Castoriadis, et alors se dévoile sa radicalité : les transactions au sens usuel sont simplement des modes de la transaction (allagé) constitutive de la société. Castoriadis : « la société présuppose la commensurabilité mais [celle-ci] n’est pas et ne peut pas être « naturelle », elle n’est pas donnée physei. » Elle est donc convention arbitraire du nomos. La société est création d’elle-même. Certes Aristote ne dit pas cela, mais au moins dit-il que la société implique l’altérité des individus. Dès lors, l’échange présuppose la proportionnalité :

maçon / cordonnier ?= maison / x chaussures

Comment comparer ? Avec les coûts de production, d’après l’économie politique moderne. Mais eux-mêmes sont « assemblages hétéroclites d’objets hétérogènes » donc non comparables. Se souvenir d’Aristote : on peut comparer « suffisamment quant au besoin », cela par la monnaie (nomisma… de nomos), sans pour autant qu’on égalise « en vérité » (ce que pense, à tort, Marx). Toutefois, Aristote et Marx, « devant le fait naturel et social de la non-égalité, se sentent saisis par l’exigence de la dépasser, en posant l’égalité, l’un, comme fin de la justice, l’autre, comme fin de la (pré- ?)histoire. »

Dans sa recherche de solution, Marx ne peut rien faire du caractère historique (qu’il n’ignore pas) des besoins humains (la paideia, la justice totale), et le voilà conduit vers une fiction incohérente plutôt qu’un projet politique historique. Pour Aristote, et la pensée grecque, et la pensée occidentale, la limite est cette impossibilité de dire : « soit que tout nomos est physei, soit qu’il n’y a pas de physis du nomos. » Afin de comprendre le social-historique, il y a donc besoin d’une autre logique pour affronter la division ultime physis/nomos.

En effet, l’axia ne peut être antérieure à la constitution de la société qu’elle fonde pourtant : c’est donc qu’elle ne la fonde pas « en vérité », mais qu’elle fonde par la paideia… Cette aporie se retrouve dans Le Capital. La question de l’institution dépasse donc la « théorie » et marque la limite de la pensée héritée.

« Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons libres et égaux dans une société juste et autonome. » alors même qu’on ne pourrait définir ces termes. Rien n’empêche donc de vouloir autre chose, d’instituer la société sur d’autres valeurs. C’est en ce sens, et non à cause d’une prétendue égalité naturelle des hommes, ni de raisonnements théoriques, que Castoriadis soutient l’égalité de revenus pour tous comme institution d’une société autonome, pour détruire la motivation économique, la hiérarchie qu’aucun raisonnement théorique ne saurait justifier.

lundi 22 septembre 2008

Faut-il encore s'intéresser ?

Moi je n'y arrive pas. Le cirque médiatico-politique est trop usant. Prenons le PS par exemple. Quelqu'un comprend-il ce qui différencie Royal de Delanoë et d'Aubry ? On voyait bien ce qui séparait Fabius de Strauss-Kahn, mais là je serais bien incapable d'y voir des différences idéologiques : le seul sujet de discussion est donc de savoir qui sera calife à la place du non-calife... très intéressant. Mais ce n'est pas grave, ce n'est pas comme s'il y avait des raisons de s'opposer au pouvoir en place, qui est si gentil et qui fait si bien son travail. En effet, Sarkozy a vaincu les pirates ! Et on se bouscule pour tenir la couronne de lauriers au-dessus de sa tête lors de son triomphe, où il serait de mauvais goût de rappeler certaines affaires. Tapie reçu à l'Elysée ? Chut. France 24 décimée (mélange des genres Kouchner - Ockrent) ? Chut. La crise financière ? plus tard, plus tard. Les prisons ? Ah non alors, vous voulez quand même pas mettre les détenus à l'hôtel ? Bon... Alors on ne dit rien.
On peut quand même s'amuser de la cacophonie gouvernementale. C'était drôle la taxe pique-nique. Mais c'est fini. Bon c'était peut-être la plus justifiée des innombrables nouvelles taxes décidées par ce gouvernement dont le chef avait promis pendant la campagne qu'il allait baisser de 4 points les prélèvements obligatoires ; et qu'il irait chercher la croissance "avec les dents". De fait, tout le monde, jusques et y compris le leader révolutionnaire Pierre Méhaignerie, savait parfaitement que c'était intenable, mais il l'avait promis. Au lieu de cela, il prend la menace de récession "dans les dents" et multiplie les nouvelles taxes que seuls les plus riches, Dieu soit loué, n'auront pas à subir grâce au bouclier fiscal. Merci au Président qui fait ce qu'il dit et dit ce qu'il fait. En vérité, on sature. Sarko parvient à faire de certains des révolutionnaires, c'est amusant. Quant à moi, j'ai clairement plus envie de réfléchir aux apports de penseurs d'une gauche radicale disparue ou presque que de commenter le petit jeu démocratique qu'on nous donne en représentation depuis un peu plus d'un an... C'est peut-être laisser le champ libre à Sarko et aux clowns du PS malheureusement. Mais ces gens-là sont trop forts pour nous.

La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution Française - Michel VOVELLE

Allez, je livre ici une revue de lecture d'un livre déjà quelque peu daté mais pionnier sur la Révolution Française, parce qu'il s'intéresse à la perception et à la réception de cet événement, comment il a été vécu, subi, accepté, refusé... Il montre bien que tout mouvement social, aussi révolutionnaire fut-il, n'est pas univoque. Quelle part prennent conservation, évolution, révolution ? Comment l'idéologie dominante manoeuvre et avec quelle efficacité ? Tout le monde en 89 ne prend pas son destin en mains... mais la société française n'en est pas moins bouleversée...

Michel Vovelle est un historien français spécialiste du XVIIIè siècle. Il est né en 1933, et obtient son agrégation d’histoire en 1956. A partir de 1976, il enseigne l’histoire moderne à l’Université d’Aix en Provence, puis, à partir de 1984, il est titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Il a beaucoup travaillé sur la Révolution française, publiant par exemple des textes choisis de Marat en 1975, ou des ouvrages tels que Religion et Révolution. La déchristianisation de l’an II en 1976, La Révolution française en 2003, etc. Il s’est principalement penché sur les mentalités, la culture, les idées, les mots que recouvrent cette période, et ce avec une approche d’histoire marxiste ou plus globalement sociale, très largement influencée par Ernest Labrousse dont il vante l’approche quantitative et l’histoire sociale précise et scientifique. Il redonne alors du poids à l’acteur individuel, notamment avec ses publications des années 1990, qui n’est plus englué dans des contraintes économiques et sociales trop fortes. De ses nombreuses publications et de son statut de professeur émérite, il a obtenu la direction de l’Institut de la Révolution Française pendant dix ans et a présidé la commission de recherche scientifique pour la célébration du bicentenaire dela Révolution.


Nous retrouvons ces grandes lignes dans son ouvrage publié en 1985 : La mentalité révolutionnaire. En 1985, l’histoire des mentalités est une nouveauté historiographique. Cela ne fait en effet qu’une vingtaine d’années que les historiens s’y intéressent vraiment. Par certains côtés toutefois, des prémisses se font remarquer, dès l’histoire romantique de Michelet par exemple. En réalité, c’est peut-être une histoire conservatrice productive de mythes et justifiant des manipulations qui a détourné les historiens de cette approche par les mentalités. L’objet de cet ouvrage, nous le devinons fort bien, sera alors de se réapproprier une approche de la Révolution par les mentalités qui doit permettre d’en expliquer à la fois changements brutaux, qu’ils soient provoqués, acceptés, subis ou refusés, et les héritages et résistances que l’on peut remarquer. Bien sûr, une nouvelle orientation scientifique comme celle-ci ne peut qu’exiger de s’attaquer à de nouvelles problématiques, de nouvelles sources d’investigation. Si bien que cet ouvrage ne se révèlera être qu’un travail de défrichage, posant les bases de travaux à mener ultérieurement. Michel Vovelle est ici porteur de l’ambition « [d’]ouvrir la voie ».


Cet ouvrage s’articule alors en six grandes parties pour une réflexion en trois temps : les origines et le fait révolutionnaires, les acteurs de la Révolution, la Révolution subie ou refusée.

C’est donc fort logiquement que Michel Vovelle s’attache d’abord à étudier les prémisses de la Révolution. Il montre tout d’abord la Révolution comme un héritage des mentalités populaires dans les formes de comportements et dans les rêves. Mais si un changement s’opère dans les mentalités entre 1750 et 1789, la Révolution est un changement radical, brut et irréversible, Saint Just ne parle-t-il pas d’une « idée nouvelle » ? Donc plus qu’un héritage des Lumières et/ou de comportement populaires changés, la Révolution est jugée comme une création de l’instant reposant sur un sentiment d’invincibilité. D’ailleurs, la Révolution amène à autre chose que ce qu’avaient prévu les Lumières.
Pas vraiment un héritage donc, mais le rôle d’une mentalité pré-révolutionnaire apparaît indiscutable. En effet, c’est donc dans le second XVIIIè que l’on constate un décollage culturel d’une part, mais aussi des évolutions d’attitudes collectives d’autre part. La famille est repensée, rétrécie, l’enfant y occupe une place plus grande et L’Emile marque un point d’orgue de cette évolution. Les femmes effectuent un certain rattrapage également. Le rapport à la mort se désocialise de manière importante. En filigrane apparaît donc une certaine déchristianisation d’après Michel Vovelle. L’inquiétude, la méchanceté, ces notions se développent aussi dans le second XVIIIè. Manifestement, une sensibilité nouvelle, avec ses affectivités, inquiétudes et tensions, apparaît avant la Révolution, et ce alors que les Lumières ont une diffusion limitée.
Les origines établies, il s’agit désormais de montrer que la Révolution va s’inscrire en rupture avec elles, c’est justement le fait révolutionnaire basé sur les rapports ambivalents entre peur et espérance. La peur tout d’abord est un élément central de la sensibilité révolutionnaire, même si ce n’est évidemment pas une idée neuve. Par exemple, la Grande Peur consécutive à la prise de la Bastille se répand en 15 jours seulement sur ¾ du territoire. La peur se constate après Varennes, puis les massacres de septembre 92 dans le contexte de la chute de la royauté et de l’invasion marque une nouvelle étape avec la violence. La peur semble ensuite disparaître… pour être remplacée par la Terreur ? Il s’agit plus vraisemblablement d’un transfert culturel : maturation politique et responsabilisation individuelle qui empêchent les paniques d’ancien temps. Mais la peur reste omniprésente, on le repère aux craintes de complots par exemple.
La peur se manifeste par les foules révolutionnaires qu’il faut distinguer en foules parisiennes et foules provinciales. A Paris, le recrutement est populaire, jeune et les femmes participent, les anciennes émotions de la misère sont essentielles. La spontanéité est caractéristique, avant d’observer une organisation et une maturation progressive de foules qui vont démontrer leur force, sans forcément de volonté insurrectionnelle. Il ne s’agit pas des mêmes foules, à partir de 1791 que de celles de 1789. En province, les notables sont plus présents, la misère et les revendications paysannes sont plus prises en compte, la violence semble plus fréquente. Clairement, la misère n’explique pas tout. L’automne 92 est le point culminant des foules : frustration par la suite ? contentement au contraire ? départ des jacobins militants aux frontières ?
La violence est donc ultra présente, qu’elle soit subversive ou répressive. Marat la théorise pour sauver la Révolution. En 93, on passe de la violence à la Terreur mais la violence persiste (Machecoul…). Par contre, les Thermidoriens veulent une paix civile, ils ne sont pas suivis et l’insécurité et la violence cachée apparaissent. Sous le Directoire, on passe d’une violence politique à du brigandage. Cependant, l’impression de violence incontrôlée est trompeuse, car la nécessité de faire table rase était bien présente. La peur, la foule, la violence, la table rase et le rêve d’un nouveau monde nivelé : il y a une logique, il y a du sens.

C’est donc ici que la peur rejoint l’espérance. Le peuple, l’égalité, le bonheur sont des idées nouvelles. L’idée de peuple évolue de l’unanimisme à un élargissement (citoyen passif à citoyen tout court) et un rétrécissement (citoyen à sans-culotte engagé). Le tournant est Thermidor puis le Directoire où on fait appel au peuple contre les sans-culottes. Mais ce retour n’est qu’illusion et « rien ne sera jamais plus comme avant ». De l’image du sans-culotte peut se dégager l’impression surprenante d’une révolution des pères de famille. En tout cas, ce groupe est socialement composite et il semble donc qu’un syncrétisme éphémère entre les Lumières et un mouvement populaire se soit opéré.
Du militant, Michel Vovelle s’intéresse ensuite à l’héroïsation. Les héros sont détruits… pour en faire apparaître de nouveaux types : héros collectifs anonymes, héros populaires, héros fondateurs. En revanche ; le césarisme est violemment rejeté malgré un culte de la personnalité pour l’Incorruptible. Thermidor sera la rupture, celle où les Lumières et le peuple vont se séparer et une méfiance à l’égard du grand homme dictateur s’instituer. Cet esprit ne durera pas longtemps… héros militaires, les jacobins clandestins héroïseront Caïus Gracchus.
La Révolution arrive-t-elle à une cité idéale ? Y a-t-il déjà de nouvelles sociabilités ? Déjà les confréries étaient sur le déclin, de nouveaux lieux de rencontres laïcisés s’instituaient. Le club des Jacobins et son immense réseau de correspondances est essentiel. Modéré au départ, il va glisser à gauche, puis jouer un rôle dans la victoire de la Montagne sur la Gironde, avant de connaître son apogée jusqu’à la chute de Robespierre. Le club sera alors fermé. Son recrutement est plus écrémé que celui des sans-culottes. Le club des Cordeliers, est lui l’écho des faubourgs, et invente une sociabilité politique populaire mal comprise. Malgré leur échec, ces sociabilités ont un devenir, difficile à cerner : conspiration de Babeuf ? restauration des confréries ? L’image du Jacobin est durable en tout cas.
Quelle place pour la fête ? Primordiale dans les sociabilités, et l’influence de Rousseau se fait sentir : on veut la fête partout et nulle part. La Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 est essentielle. En 91, la cassure est nette entre fête et anti-fête, la fête se cherche alors une nouvelle expression, que lui donnera le 20 prairial an II avec la fête de l’Etre Suprême, grand succès. La Réveillère-Lépeaux, lui, imposera plus d’organisation, un conditionnement collectif pédagogique. L’idée rousseauiste est battue en brèche : la fête reste un spectacle.
Une nouvelle religion s’installe-t-elle ? Il semblerait en l’an II, et le Directoire va poursuivre. D’ailleurs, la révolte face à la déchristianisation est violente, montrant que le mouvement avait été reçu. Des images maternelles s’imposent, les cultes des martyrs de la liberté ont été reçus, un transfert de sacralité s’opère donc, la Révolution est une « bonne nouvelle ». Certes il n’y a pas la connotation millénariste des niveleurs ou diggeurs mais un mouvement irréversible vers une religion civique s’installe.

Mais la Révolution est autant agie que subie. Au quotidien, c’est surtout la vie chère. On subi aussi beaucoup le changement de temps et d’espace, même si le calendrier révolutionnaire n’a jamais vraiment été reçu. Finalement, pour ceux qui n’agissent pas sous la Révolution, qu’est-ce qui change ? Les attitudes certainement. Car la Révolution fait appel à la fraternité, l’amour des autres, la vie brève est pensée, la mort semble proche, il faut alors vivre intensément. Mais le changement dans les mœurs ne sera pas brutal. Mais la laïcisation partielle opère : plus de mariages, de divorces (et pour cause), moins de naissances.
La Révolution produit sa société rêvée. L’amour évolue, on s’interroge sur le statut de la femme, on passe de l’amour de soi à l’amour des autres. Oui mais cela n’abouti pas et le renouvellement de l’héritage chrétien n’est pas complet. Peut-on dire pour autant que le monde n’a pas changé ? Certainement pas. En particulier, la sensibilité de la mort évolue. La Terreur joue un rôle puisque la mort devient un moyen de Salut de la Patrie. La guillotine est censée abréger les souffrances. La mort par guillotine est le revers de la mort héroïque. Robespierre défendait l’abolition de la peine de mort puis a été le champion de la Terreur. Surtout, il semble que Enfer et Paradis apparaissent désormais comme étant ici-bas. Robespierre oppose à cela le culte de l’Etre Suprême, on crée le Panthéon. Tout va se désorganiser sous le Directoire mais on reviendra aux idées des Lumières : la mort doit servir à l’éducation des vivants. Puis une fuite en avant romantique se fait jour : on héroïse à l’antique. Mort-sommeil, mort héroïque, mémoire collective, mort familiale : l’impact se fera ressentir lors du XIXè.
Mais la Révolution n’est pas que subie, elle est aussi parfois refusée. Même, elle peut apparaître comme phénomène minoritaire. Certes l’engagement sera croissant avant de diminuer. Les contrastes sociaux et géographiques de réception de la Révolution sont frappants. Les refus sont importants, la vie en marge de la Révolution encore plus. Il y a toute une sensibilité du refus avec les émigrés de l’extérieur et ceux de l’intérieur qui vivent dans l’autre camp. La constitution civile du Clergé et le schisme constitutionnel sont des césures fondamentales. Là encore, Thermidor sera un tournant, on assistera à la revanche des « jeunes gens ». Et puis, les émigrés de l’extérieur vont vivre la solitude, le contact à d’autres cultures et en dégageront une sensibilité nouvelle à l’œuvre au XIXè. Cependant, la grande faiblesse de la contre-Révolution était de ne pas avoir de projet commun mobilisateur, au contraire des Révolutionnaires. Il y a aura des régressions partielles ou momentanées après la Révolution, mais nombreuses sont les nouveautés indéracinables provoquées par la Révolution dans les mentalités.
Si la méthode employée par Michel Vovelle semble très intéressante, les résultats, bien que très encourageants, nous laissent sur notre faim, comme d’ailleurs Michel Vovelle l’avait prédit puisque ce travail est en quelque sorte pionnier. Il est aussi prisonnier, semble-t-il, d’une connaissance moins grande de la deuxième révolution, après la chute de Robespierre. En effet, les informations sur la Convention Thermidorienne et le Directoire sont très peu nombreuses en comparaison de ce que nous offre cet ouvrage sur la période allant de 1789 à Thermidor. Une voie donc à explorer, puisque loin de tomber dans des travers qui traiteraient une Révolution par ses « héros » ou au contraire par des déterminismes sociaux-économiques uniquement. Des allers-retours ou plutôt une approche problématique synthétique des conceptions « par le haut » et « par le bas » me paraissent très pertinents, et c’est ce à quoi s’est adonné Michel Vovelle.