dimanche 28 novembre 2010

Une agriculture saine ?

C. & L. Bourguignon - LAMS
Long est le temps qui nous sépare du dernier article publié ici. Alors je prends mon courage à deux mains, et j'y vais. J'essaye de lire encore un peu, sur les courts moments où je n'ai ni à travailler ni à dormir (zombification... zombification...). Et j'ai attaqué un gros morceau tout en tentant d'en finir un autre. Je termine L'idiot de ce cher Dostoïevski, fabuleux comme il se doit.  Et j'ai commencé, donc, Les grandes transformations du monde et de l'économie, du sieur René Passet. C'est un économiste morinien aurais-je envie de dire. Transdisciplinaire, omnivore culturel, complexe. Il revisite l'histoire économique au prisme des grandes théories explicatives qui fondent chaque époque. C'est un pavé, je ne fais que le débuter, mais c'est fantastique. Une phrase empruntée au physicien Werner Heisenberg (bien connu pour son "Principe d'incertitude" : pour une particule massive donnée, on ne peut pas connaître en même temps sa position et sa vitesse, la précision sur l'une des données va réduire celle sur l'autre) m'a interpellé :
Dsi Gung dit : "Il existe un moyen d'irriguer cent rigoles en un seul jour. Avec peu de peine, on arrive à de grands résultats. Ne veux-tu pas l'utiliser ?" Le jardinier se releva, le regarda et dit : "Et que serait-ce ?" Dsi Gung répondit : "On prend un levier de bois lourd à l'arrière et léger à l'avant. C'est ainsi que l'on peut puiser l'eau à profusion. On appelle cela un puits à la chaîne." La colère monta au visage du vieux qui dit : "J'ai entendu parler mon maître. Celui qui utilise des machines exécute machinalement toutes ses affaires ; celui qui exécute machinalement toutes ses affaires se fait un coeur de machine. Or celui qui porte un coeur de machine dans sa poitrine a perdu sa pure innocence et devient incertain dans les mouvements de son esprit. [...] Ce n'est pas que j'ignore ces choses - j'aurais honte de m'en servir."

Fabuleux ! Ce jardinier fait l'honneur de la Chine millénaire. Il faut bien toute la dégénérescence communisto-capitaliste pour ruiner une telle tradition d'amour de la nature. Bref... Tout ça pour revenir à ce fameux livre :  Le sol, la terre et les champs, sous-titré Pour retrouver une agriculture saine, de Claude & Lydia Bourguignon. Ce livre vraiment exceptionnel s'attaque donc à l'agriculture productiviste, par le versant agrologique. Je reviendrai un autre jour par le versant politique avec la PAC et la construction européenne. Agrologique, parce qu'il y est question d'opposer l'agrologie à l'agronomie des experts plutôt dégénérés. C'est un livre parsemé de poésie, en conclusion de l'ouvrage, en exergue des différents chapitres, par l'hommage rendu à moult bestioles et force variétés de fruits et légumes, par la nostalgie d'un monde perdu qui pointe de-ci de-là, et c'est déjà rafraîchissant. C'est par l'exercice d'une spiritualité qu'on arrive ici à combattre le modernisme soi-disant efficace, rationnel et scientifique. 


Le sol, milieu dynamique

Le sol est aussi fondateur (de humus à homme, humilité) que méconnu et il a fallu attendre le siècle dernier pour atteindre une conception du sol non plus comme couche inerte et à labourer, mais comme milieu complexe ayant une vie et... une mort. 

Contrairement à l'air et à l'eau, purement minéraux, le sol est un milieu organominéral, il faut de la vie, de la matière organique pour qu'il naisse. Du coup, il est très fragile, parce que les liaisons entre les composés minéraux et les composés organiques sont électriques, très faciles à rompre au contraire des liaisons atomiques (azote, oxygène, etc.) des autres milieux. Il faut donc respecter les lois de sa naissance pour ne pas le tuer. Ce qui n'a pas été fait et a détruit 2 milliards d'hectares, d'ores et déjà. 

Je vous passe les détails chimiques de la formation du sol, mais la litière (cadavres d'animaux et de plantes) s'unissent aux argiles issues de l'altération des roches pour former un complexe argilo-humique (ça se passe dans les intestins des vers de terre). Ce qui est impossible dans un désert où, non retenus par la litière, les composés minéraux sont emportés par le vent, ou dans les tourbières en montagne où la litière est trop lentement décomposée. 

Température, pluviométrie, dureté des roches, relief, type de végétation jouent un rôle et expliquent l'extrême diversité des sols. Connaître ces facteurs, et la maturité du sol permettrait de ne pas lui infliger de mauvais traitement susceptibles de le faire mourir. Est donnée l'illustration de fleuves d'Amazonie, certains clairs, certains orange et chargés de terre. Quels sont ceux qui côtoient les zones cultivées ? Ceux orange, vous avez gagné. La nature empêche l'érosion des sols, c'est l'incompétence humaine qui la provoque : l'érosion des sols monte à 40t/ha/an en France. Par le labour, on perturbe le mécanisme de formation du sol ; en cessant d'apporter de la matière organique, on supprime l'alimentation de la faune, le sol s'acidifie, pollue les nappes phréatiques et les rivières, n'absorbe plus l'eau et cela provoque des inondations. 

Le point central est donc le suivant : pour préserver les sols, il faut s'intéresser aux microbes, à la faune, aux plantes, et non pas seulement à une analyse physico-chimiques et des apports d'azote, phosphate et potassium comme le font les agronomes. Ce n'est pas un simple support physico-chimique. La seule efficacité économique a prévalu pour le remembrement, et la séparation de l'élevage et de la culture, et c'est une absurdité. Le labour est destructeur et il est proposé de le remplacer par la technique du semis direct : on laisse les pailles entières et debout, et on sème derrière la moissonneuse-batteuse une culture intercalaire qui étouffera les mauvaises herbes, protègera le sol du soleil, servira d'abri à la faune et préparera le terrain à la culture d'hiver. 


Le sol, milieu vivant

D'une, il y a les végétaux. Les racines des plantes, bien plus volumineuses que leurs parties aériennes. Extrêmement important. Un pied de seigle peut produire jusqu'à 600 km de racines. Merci pour lui. Un chêne s'enracine à 140 m de profondeur. Le chevelu racinaire permet d'absorber les éléments nutritifs, et en échange (c'est très adamsmithien, ce qui se passe dans le sol), il nourrit certains microbes du sol. Tout le monde y gagne. Grâce aux racines, la terre est grumeleuse, légère, aérée, au contraire des grosses boulettes de terre des champs nus, grande catastrophe ne favorisant que l'érosion.

Ensuite, la faune. Ceux visibles, comme les rongeurs qui creusent des galeries (utiles pour faire rentrer l'air et l'eau dans le sol). D'accord, les rongeurs mangent une partie des récoltes. Mais à long terme, ils permettent des gains de productivité par l'aération qu'ils permettent. Étonnant, non ? Quant aux invertébrés, ils broient la litière, qui sera attaquée, alors, par les microbes, pour former l'humus. La faune, en circulant, crée très forte porosité du sol qui contient 80% de vide. C'est pourquoi un sol peut absorber jusqu'à 150 mm/heure. Alors qu'un limon labouré n'absorbe que 1mm/heure ! Voilà comment créer des inondations en période de sécheresse. Cette faune qui décompose, digère, brasse la litière, est détruite par les pesticides. Merci qui ?

Il ne faudrait pas oublier les micro-organismes, algues, champignons, bactéries, qui servent d'interface entre le monde minéral et les êtres vivants.
 Vie = énergie * matière

Exemple : les organismes photosynthétiques sont ceux capables de fusionner l'énergie solaire et la matière minérale atmosphérique (C, O, H). Plantes vertes et bactéries (Photo-organotrophes, chimiolithotrophes, chimio-organotrophes) sont essentielles. Ce sont elles qui font entrer le carbone, l'azote, dans le cycle du vivant. Le phosphore lui vient des champignons. Il est donc extrêmement important de favoriser le cycle microbien plutôt que de n'apporter aux plantes que du N, P, K.

Le sol gagne à être amendé parce que l'homme a détruit les forêts qui tenaient ce rôle. Les pratiques de marnage (apport d'argile calcaire) et de compostage, ainsi que celle du BRF (apport de Bois raméal fragmenté sur quelques centimètres) y pourvoient.


Le sol et les plantes

A chaque climat sa végétation type. Mieux vaut comprendre les modèles naturels durables que d'imposer des plantes qui n'ont pas leur place dans un climat particulier. Donner à une plante son environnement optimum n'est pas facile mais doit être l'objectif. Il faut connaître le sol, le climat, la plante. Ce qui est parfaitement négligé aujourd'hui. Et c'est pourquoi on se dirige vers le hors sol, catastrophique. Les rotations et associations de culture obéissent à des règles largement méconnues. La betterave par exemple est parfaite pour préparer au blé. Mais la rotation a été abandonnée à cause de l'exode rural et de la recherche de productivité. Les auteurs proposent le semis direct sous couvert pour remplacer le labourage.

Les plantes se nourrissent par ailleurs à 95% par les feuilles (l'air), et à 5% seulement par les racines (et les engrais qu'on y envoie). Joli pied-de-nez aux agronomes qui s'acharnent sur 5%. Les haies, les haies rasées, permettaient de ralentir l'air et de favoriser l'absorption par les plantes d'éléments nutritifs. Étonnante perfection, et étonnante imbécillité que cette destruction sans savoir.

La science n'est pas si miraculeuse qu'on le pense. Elle a même détruit la biodiversité. 253 variétés de pommes françaises en 1906. 4 variétés US se partagent aujourd'hui 92% du marché, les 8% restants concernent 10 variétés à peine. Belle réussite.



Agrologie et fertilisation

Il s'agit donc de proposer un nouveau concept de fertilisation, non plus seulement chimique, mais savoir fertiliser le sol, la faune, les microbes, les plantes, par diverses techniques déjà évoquées.


Le sol et les animaux

Une simple citation : "Curieuse civilisation que celle qui brûle ses vaches et ses volailles, qui extermine la faune sauvage et qui cajole à l'excès ses chiens et ses chats. Notre coeur n'est-il donc plus assez vaste pour aimer la nature dans sa plénitude ? Pour nous, habitants des grandes mégapoles, la nature se résume-t-elle donc à un chien castré qui vient pisser chaque matin sur le cèdre bleu au milieu du gazon bien tondu ?"


Le sol et le terroir

Pour un terroir, il faut un climat, une géologie, une topographie, et un sol, et des hommes. Loin du schéma simpliste NPK des 50 dernières années, celles de l'agriculture productiviste. Pilules, vitamines, fast-food, bonjour.


Vous voulez une conclusion, oui je sens que vous voulez une conclusion. En voilà une, je cite, il n'y a rien d'autre à faire, c'est magnifique :

C'est dans la noirceur des marais et dans l'ombre des forêts que se trouvent les réponses aux questions que se pose l'humanité. C'est dans ce que nous rejetons et détruisons depuis des millénaires que se trouvent les fondements de la prochaine civilisation. Accepterons-nous de regarder avec amour et compréhension ce que nous avons toujours fui ? Accepterons-nous de regarder et de respecter le sol comme devra faire l'agriculteur de demain ? Et ces grouillements de vies obscures qui se déroulent sous nos pieds, et les rêves inconnus de nos bêtes, saurons-nous leur donner la place qu'ils méritent dans les fermes du futur ? Il en va pourtant de notre avenir et, ne nous leurrons pas, ce n'est pas de technique dont nous aurons besoin pour bâtir l'agriculture de demain mais de spiritualité pour découvrir le champ du rêve.