vendredi 15 février 2008

No limit à la commémorativite

Alors même que je voulais écrire sur « Histoire et mémoire(s) », Sarkozy a lancé une nouvelle lubie : que les enfants de CM2 parrainent la mémoire d’un enfant français (le terme adéquat aurait été "de France") victime de la Shoah. Alors je reporte un article sur la mondialisation pour celui-ci


Histoire et mémoire(s)




Histoire et mémoire(s) : complémentaires, antagonistes, concurrentes

Histoire et mémoire sont souvent confondues tant leur complémentarité saute aux yeux. Mais justement, il faut aller au-delà des évidences, des idées reçues, adopter une démarche critique de connaissance et de questionnement. C’est alors que se sont constituées les disciplines scientifiques. L’histoire, bien qu’elle rencontre des difficultés à s’affirmer en tant que science, n’échappe pas à ce phénomène au XIXè siècle et ce n’est qu’alors qu’elle prend le dessus, si l’on peut dire, sur la mémoire. Jusque-là, la conception était plus proche de celle de la Grèce antique ou Mnémosyne est une déesse épouse de Zeus et Clio n’est qu’une des 7 Muses : la mémoire prévaut sur l’histoire. Au XIXè donc, l’école « méthodique » met en question la mémoire qui peut alors devenir un objet d’histoire. La prise de distance est claire (du moins en théorie) : la mémoire est subjective, affective, sacralisante alors que l’histoire est objective, distanciée, méthodique. Si mémoire et histoire sont bien deux représentations du passé, si une liaison indissociable les relie, elles ne peuvent se situer au même niveau et leurs démarches sont différentes. On s’en convaincra si besoin est avec l’utilisation des témoignages qui sont porteurs de mythes, qui déforment la réalité ou tout simplement ne peuvent voir que de leur point de vue.


Le tournant des années 80 : le retour mémoriel

Henry Rousso, dans La hantise du passé, a analysé ces processus de refoulements collectifs et de mémoire obsessionnelle après la 2ème guerre mondiale :
- années 45-50 : épurations, persistance rationnement, amnistie (oubli imposé et nécessaire, mais pas pardon, simplement pour aller de l’avant)
- années 50-60 : refoulement de la vérité historique. On ne parle pas de la collaboration d’Etat, résistancialisme pour reconstruire moralement notamment
- 1971 – 90’s : retour du refoulé. Marcel Ophuls en 1971, Le chagrin et la pitié, est interdit jusqu’en 1981 ! 1973 : Robert Paxton, La France de Vichy. Remise en cause radicale. Mémoire de la Shoah. Dans Nuit et brouillard, Jean Ferrat ne distingue pas les Juifs des autres. Procès Eichmann. Guerre des 6 jours en 1967… Feuilleton en 1979 : Holocauste. 1985 : Shoah de Claude Lanzmann. Série de procès en France (Barbie, Touvier, Papon)

Pierre Nora évoque et provoque (malgré lui) ce tournant mémoriel dans Les lieux de mémoire (1984). Alors qu’il veut historiciser la mémoire (nationale) et par là sanctionner la rupture entre mémoire et histoire, c’est le contraire qui se produit. Voilà ce qu’il dit lors de la deuxième édition en 1992 : « la boulimie commémorative a absorbé la tentative destinée à maîtriser le phénomène ». Concrètement ? Les mémoires se concurrencent. On ne sait pas, en 1989, si on doit célébrer juste 1789 ou comme le disait Clemenceau, la Révolution comme un bloc, donc comprenant 93-94… C’est François Furet qui l’emporte sur Michel Vovelle : la Révolution comme bloc. Changeons d’échelle et le problème n’apparaîtra que plus important. La commémoration de la guerre d’indépendance algérienne : le 19 mars (1962 : application des accords d’Evian) eut été logique… mais les Pieds Noirs ont fait pression et c’est le 5 décembre qui a été retenu (insignifiant). Chaque groupe communautaire est ainsi porteur d’une mémoire concurrente de celles des autres. Le risque évident est de voir une inflation victimaire, identitaire, un enfermement communautaire. Pierre Nora disait que la mémoire divise alors que l’histoire rassemble… cette phrase sonne comme venant d’un historien faisant la promotion de sa discipline, mais a une incontestable part de vérité.


Les impensés de ce « n’importe quoi mémoriel » (J.-P. Rioux)

Aujourd’hui, toujours selon Rousso, nous sommes dans une phase de « mémoire obsessionnelle ». Jean-Pierre Rioux (La France perd la mémoire) fustige les programmes scolaires qu’il a pourtant contribué à établir et qui, selon lui, participent du « n’importe quoi mémoriel ». Antoine Prost (Douze leçons sur l’histoire) parle lui de « commémorativite ». Tzvetan Todorov, Annette Wieviorka, et finalement les historiens dans leur ensemble s’inquiètent de ce phénomène. Et c’est lié à ces questions, la pétition « Liberté pour l’histoire » s’en prend aux lois mémorielles depuis la loi Gayssot.
Une fois le diagnostic admis, encore faut-il analyser les causes de ce qui tourne au « marketing mémoriel » désormais selon Henry Rousso (Sarkozy et Guy Môquet, puis les enfants « français » [en fait « de France »] victimes de la Shoah). Ce sont les sociétés les moins sûres d’elles-mêmes, celles qui sont en crise plus ou moins profonde, celles qui fuient le présent, ont peur de l’avenir, qui sont en proie au vide idéologique, qui doivent légitimer une politique qui ne passe pas qui font le plus appel à la mémoire. Ou alors, les sociétés totalitaires. Et de fait, la France au tournant des 30 Glorieuses s’enfonce dans la crise de société : crise économique bien sûr, mais aussi fin d’une époque (tradition rurale du pays), disparition de piliers industriels, crise de l’Etat-nation (mondialisation, Europe, régionalismes). Qu’est-ce qu’un Français ? La Marche des Beurs en 1983. La question se pose. On élargit la notion de patrimoine (Jack Lang), des musées se créent sur les vestiges industriels (musée de la mine à St Etienne), on reconstitue des fermes traditionnelles dans les campagnes. Bref, à défaut de vivre le présent et de penser l’avenir, on se cristallise sur le passé, les racines, la mémoire.


Du « devoir de mémoire » au « travail de mémoire »

L’historien a-t-il un rôle dans cette histoire, si je puis dire ? Ne peut-il pas transformer cette demande mémorielle en histoire pour fonder un projet de société ? C’est ce que propose Antoine Prost. Ce n’est pas autre chose que ce que dit Friedrich Hayek au sortir (pas tout à fait même) de la guerre : « C’est parce que – qu’il le veuille ou non – l’historien forme les idéaux politiques de l’avenir qu’il doit être guidé par les idéaux les plus élevés et se tenir à l’écart des débats politiques du jour. Plus élevés seront les idéaux qui le guident, plus il pourra rester indépendant des mouvements politiques qui poursuivent des buts proches, plus il pourra espérer rendre possible, à long terme, bien des choses pour lesquelles le monde n’est pas encore prêt ». (Essais de science politique, de philosophie et d’économie).

« Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire. Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le - mauvais - exemple est donné au plus haut niveau, que la «mémoire» et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle. » (Henry Rousso, « Un marketing mémoriel », Libération, 15/02/08)

Pour sortir de là, hormis la réinvention d’un projet politique digne de ce nom, certains pensent pouvoir puiser dans la psychanalyse. C’est le concept de perlaboration c’est-à-dire d’un travail de mémoire qui permet de se remémorer au lieu de répéter, d’utiliser le langage pour éviter la compulsion de répétition. Oublier (c’est le cas de le dire) le « devoir de mémoire », lui substituer un « travail de mémoire ». La résilience de Boris Cyrulnik ne traîne pas très loin. Se libérer d’un passé enfoui dans l’inconscient mais (et) subsistant à l’état de latence. Le travail de deuil de Freud. C’est le philosophe Paul Ricoeur qui a le plus écrit sur ces questions (La mémoire, l’histoire, l’oubli [noter la place centrale de l’histoire, moyen de sortir du couple mémoire/oubli]). Cependant, transposer ces concepts de l’individu à la société n’est pas sans poser des difficultés : il faut admettre le concept de « conscience collective » (Halbwachs). Expédions ici ce débat pour admettre que la société peut accepter ou enfouir et refouler son passé. Ricoeur met en avant la distance critique pour réconcilier et éviter l’écueil énoncé par Primo Lévy : « Toute société qui oublie son passé est condamné à le revivre. » C’est dire si l’inflation mémorielle rend d’autant plus fort le rôle de l’historien dans la société : toujours rester dans la complexité, dans la construction sur des bases scientifiques de la mémoire, être au-dessus des passions, faire confiance à sa méthode entre négationnisme et relativisme (François Hartog). En somme, le « devoir de mémoire » implique le « devoir d’histoire » (P. Jutard, A. Prost).

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