jeudi 14 février 2008

L'avocat du diable

C'est fatigant... (ou au contraire enthousiasmant) de devoir défendre une opinion au moment même où elle est le moins défendable. 3 affaires se superposent en ce moment pour l'illustrer : la condamnation de Le Pen, le SMS du Nouvel Obs', la naturalisation d'Ayaan Hirsi Ali.


D'abord Le Pen. On se souvient de sa sortie sur l'occupation allemande qui n'aurait pas été "particulièrement inhumaine, même s'il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 km²" (janvier 2005, Rivarol). Eh bien il vient d'être condamné à 3 mois de prison avec sursis et 10 000 € d'amende pour "complicité d'apologie de crimes de guerre et de contestation de crimes contre l'humanité" en vertu de la loi Gayssot. Si Le Pen a été condamné, ce n'est pas pour la phrase en elle-même, mais pour ce que la connaissance du personnage indique de sous-entendus. Autrement dit, une décision judiciaire a été prise pour des raisons politiques. Cette confusion n'est pas vraiment saine ni digne d'une démocratie. Décrire l'occupation allemande est le travail des historiens, l'Etat n'a pas à en définir le degré d'horreur que chacun se doit d'admettre sous peine d'être condamné. D'une manière générale, l'Etat n'a pas à établir de vérité officielle. La loi Gayssot, comme toutes les lois "mémorielles" suivantes doivent être abrogées. Certains prétendent que la loi Gayssot est spécifique parce que derrière la négation des chambres à gaz se cache l'antisémitisme. C'est vrai. Mais d'une part, s'il est déjà étrange en démocratie de condamner quelqu'un faisant usage de sa liberté d'expression, il l'est encore encore plus de le condamner parce qu'on estime que ses propos en cache d'autres qu'il ne dit pas. D'autre part, cette loi Gayssot intervient au moment même où la partie était gagnée contre les négationnistes, ce qui est quand même paradoxal. Enfin, si la vigilance s'impose évidemment toujours, la voie judiciaire n'est certainement pas la meilleure voie pour lutter : on ferait beaucoup mieux de faire lire Les assassins de la mémoire par exemple, non ? Enfin, l'Etat fixe la vérité, un juge applique la loi, Le Pen est condamné, TF1 en a-t-il parlé ? et le problème est réglé ?


Il ne s'agit ici que de réagir à l'actualité, mais cela nécessiterait une plus ample réflexion sur le thème Histoire et mémoire(s)... En attendant, voici le texte de la pétition signée par 19 historiens demandant l'abrogation des lois mémorielles : Liberté pour l'histoire par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock rejoints ensuite par Esther Benbassa, Jean Baubérot, Elie Barnavi, Marcel Gauchet, Paul Ricoeur, etc.



Le Nouvel Obs', ensuite. Ce grand journal où publiaient les plus grands intellectuels de gauche est en bien mauvaise posture. Déjà la Une avec Simone de Beauvoir nue et un article quasiment people associé m'avait semblé marquer l'apothéose, si je puis dire, d'une grande dégringolade. Voilà qu'ils publient un SMS que le Président aurait envoyé. Que ce SMS existe ou non me laisse complètement de marbre, la vie privée de Sarkozy ne m'intéressant que moyennement... Que le Nouvel Obs' se permette ça, voilà qui est bien plus triste. La séparation de la vie privée et de la vie publique et l'opacité de cette première, voilà quelque chose de constitutif d'une démocratie, et que les philosophes et intellectuels ont maintes fois rappelé dans les colonnes même du Nouvel Obs'. Que ça vole en éclats est un signe très inquiétant. Il est facile de se cacher derrière l'argument selon lequel Sarkozy expose sa vie privée et qu'il n'a que ce qu'il mérite. Au contraire : parce que Sarkozy expose sa vie privée dont on se fout complètement, on attend d'un journal d'opposition qu'il ne tombe surtout pas dans ce travers et qu'il s'attache à la reconstruction de la gauche en renouvelant ses concepts, que les intellectuels meurent d'envie de féconder. L'attitude de Nouvel Obs' est donc tout à fait pitoyable. Et pourtant, Philippe Val le rappelle dans Charlie Hebdo cette semaine, la solidarité s'impose face à la plainte déposée par Sarkozy. Pourquoi ? Sarkozy a en effet droit au respect de sa vie privée. Mais la manière employée est très dangereuse : "Au lieu de la procédure habituelle en matière de presse, il attaque au pénal pour faux, usage de faux et recel, délits passibles de le prison. Les lois de 1881 sur la presse offrent toutes les possibilités à Nicolas Sarkozy de faire condamner lourdement le responsable. Mais dans aucune démocratie moderne on ne menace de prison les journalistes coupables de ce genre de fautes. Il n'y a que Poutine qui attaque sur ce genre de mode." explique P. Val avant de conclure, à propos de Sarkozy : "S'il fallait que nous portions plainte contre lui chaque fois qu'il dit une contrevérité, il passerait son temps au tribunal." Au final, donc, l'attaque contre la presse libre se révèle plus grave encore que la faute du Nouvel Obs'. Décidément, c'est la surenchère dans le démantèlement des "tabous", c'est-à-dire de ce qui sépare la démocratie d'un régime totalitaire. Ce n'est guère réjouissant. Devoir d'un côté défendre Sarkozy contre le Nouvel Obs' et de l'autre le Nouvel Obs' contre Sarkozy, alors que dans les deux cas les défendus ne le méritent pas, c'est dur !



Ayaan Hirsi Ali, enfin. Les intellectuels médiatiques demandent sa naturalisation et, en tant que femme menacée par les islamistes, elle répond à un engagement de Sarkozy durant sa campagne. Soit, je n'ai rien contre une naturalisation d'Ayaan Hirsi Ali, évidemment. Mais ce qui est plus gênant, c'est ce climat qui veut que les intellectuels de gauche, ces néo-républicains, commencent à tourner en rond de manière inquiétante dans une sorte de sacralisation du modèle républicain laïque français. Jean Baubérot avait prédit que cette famille de pensée tournerait au néo-conservatisme. En est-on loin ? Non ! Souvenons-nous de l'affaire Redeker pendant laquelle il était interdit de critiquer les propos de Redeker sous peine d'être accusé de faire le jeu des intégristes. Et de l'affaire des caricatures pendant laquelle Voltaire fut élevé au rang de saint laïque, manifestation paroxystique d'une religion laïque (national-laïque) avec ses intégristes. Il y a beaucoup à dire sur la laïcité "à la française" qui se pense modèle unique et parfait à préserver des attaques venant de l'extérieur. Que d'occultations et de contrevérités proférées alors même que c'est la démarche critique et rationnelle qui est mise en avant ! C'est le même phénomène avec Ayaan Hirsi Ali. La naturaliser, oui, mais en oubliant sa collaboration avec le douteux Théo Van Gogh, en oubliant que c'est un think tank néo-conservateur proche de Bush qui l'emploie désormais ? L'assassinat de Théo Van Gogh est un double scandale (fait de tuer + tuer pour des idées) ; j'estime que si on pouvait éviter un troisième scandale (saborder l'esprit critique au nom d'une lutte pour "les martyrs de l'Islam(isme)"), on ne s'en porterait que mieux. A défaut de projet de société porteur d'avenir, la gauche républicaine se cherche un combat quasi-mystique pour la démocratie et la laïcité à la française, quitte à combler à grande vitesse la mer qui la sépare du camp néo-conservateur du choc des civilisations. Inquiétant. Merci à Esther Benbassa de s'être élevée contre ce phénomène. Et là encore, ça ne me fait pas plaisir de m'en prendre à ceux qui pensent sincèrement combattre l'intégrisme et le totalitarisme... Pour se réconforter, on peut se dire qu'un travail critique et scientifique sur l'Islam a le vent en poupe avec notamment la récente publication du Dictionnaire du Coran sous l'égide de Mohammed-Ali Amir-Moezzi.

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