dimanche 29 novembre 2009

Langage & Politique



La vérité est toujours belle même si elle est horrible.

Marc-Edouard Nabe

La liberté des uns commence là où commence celle des autres.
Cornélius Castoriadis

« Je suis ! tu es ! nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes ! » Jamais on dira ces choses-là. Jamais ! Jamais ! Pourtant la vraie Révolution ça serait bien celle des Aveux, la grande purification !
Louis-Ferdinand Céline

Je voudrais avoir un moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour dire aux hommes : « Attention ! Prenez garde ! la liberté est là, sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête. »
Georges Bernanos




La liberté d’expression et ses tartufes


Le paradoxe est le suivant : c’est assurément mon Rossinante de bataille favori ; mais, je n’ai jamais rien lu sur cette question, du moins aucun livre en traitant frontalement. J’en restais, quand il me semblait qu’elle était bafouée ou négligée, à l’affirmation de principes, sans tenter d’ordonner un argumentaire. C’est donc ce que je comptais faire en préambule au cas Céline. J’y viens maintenant ; et, comme je suis tombé nez-à-nez avec Rien n’est sacré, tout peut se dire de Raoul Vaneigem, je l’ai lu (et je vous le conseille) et je vais suivre son raisonnement, au moins au début.

Il commence par rappeler le principe de liberté d’expression de la Constitution américaine (« la liberté de la presse est l’un des plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques »), comme exemple le plus avancé. Et d’asséner un double constat : c’est une arme formidable contre la tyrannie mais, cette arme a été dénaturée par la démocratie elle-même et non pas par des « gouvernements despotiques ».

« Issue du libre-échange et de la libre circulation des biens et des personnes, la liberté d’expression est aujourd’hui menacée par cet esprit marchand qui avait présidé à sa naissance. »


Il touche ici du doigt quelque chose d’essentiel, que Fernand Braudel nous avait enseigné. La tolérance (confondons ce mot avec « liberté d’expression », pour le moment, parce que c’est le vocabulaire de Braudel) est, dans certaines conditions géopolitiques, obligatoire. Elle n’est pas une valeur propre à l’Occident ; mais, si c’est dans les villes européennes qu’elle a émergé, c’est parce que leur position de centre de l’économie-monde y attirait toutes sortes de marchands et prolétaires, et que la diversité (de nationalité, de religion, d’opinion) impose la tolérance, ou alors ce serait la guerre et les affaires se feraient ailleurs…

Autre point essentiel : le libéralisme est d’abord celui de la circulation des travailleurs, c’est ainsi que le voyait en tout cas Adam Smith qui s’opposait à la libre circulation des capitaux. Aujourd’hui, les néo-libéraux prônent donc le contraire de ce que préconisait Adam Smith, mais s’en réclament pourtant. Eh bien ! justement… c’est le néo-libéralisme qui appauvrit la liberté d’expression sans qu’aucun despote (sinon l’argent, et le fétichisme qu’il encourage) n’opère.

« Il est indigne que les citoyens se laissent traiter à la façon des écoliers voués à ingurgiter passivement des connaissances mortes au lieu d’être nourris d’un savoir guidé par le souci de mieux vivre. »


Le spectacle – je rappelle que Vaneigem est l’autre figure du situationnisme – assomme le citoyen d’un flot d’informations dont le tri demande d’immenses efforts et de longs apprentissages, pour se défaire de l’emprise de la propagande, de l’émotionnel, de l’insignifiant, de l’obscurantisme, du futile…

La liberté d’expression se gagne… mais n’est certainement pas un principe qu’on décrète une fois pour toute… c’est un combat quotidien, d’une part pour déconstruire la propagande du système de domination, et d’autre part pour créer, et, selon le vocable de Vaneigem, « vivre mieux ». Si, pour le premier temps, les intellectuels sont bien armés, pour ce qui est de la création, les écrivains seuls me semblent dignes d’intérêt.

La liberté d’expression présuppose, écrit Vaneigem, qu’il « n’existe ni droit ni liberté de tuer, de tourmenter, de maltraiter, d’opprimer, de contraindre, d’affamer, d’exploiter ». A partir de quoi, il ne saurait y avoir de limite à son usage, bien au contraire. Il aligne ensuite les arguments :
- la censure s’alimente elle-même ;
- on n’interdit pas l’absurdité ;
- la pensée ignoble est un symptôme d’un malaise, et ce qu’il faut condamner, c’est notre passivité à trouver un remède ;
- les pensées les plus dérangeantes empêchent d’ériger les vérités du jour en Vérité absolue ;
- l’autocritique amène à l’indifférence à l’égard des opinions des autres ;
- la haine périt d’elle-même et « l’offenseur s’expose au pilori de ses propres sarcasmes » ;
- etc.

Là où la prise de parole relève d’une instance judiciaire, c’est quand une menace est accompagnée de moyens de la réaliser… et pour ce qui concerne la protection de l’enfance. Au-delà, tout peut donc se dire, et c’est le moyen pour le citoyen « [d’]identifier ses désirs, de les exprimer, de les communiquer, de les accomplir ». C’est la condition de transformation sociale.

« La liberté d’expression est le langage restitué au vivant. »

Bien entendu, les fans de TINA (There is no alternative, je sais que vous êtes déçus), étant ceux-là mêmes qui ne veulent pas entendre parler de transformation sociale (au mépris, je le répète, des libéraux classiques dont ils disent s’inspirer), ils s’autoproclament défenseurs de la liberté d’expression pour mieux en limiter l’usage. C’est ainsi que l’on comprend que l’idéologie néo-libérale occidentaliste, qui n’a de cesse de se chanter tolérante et démocrate, est responsable du viol de ce que les Lumières estimaient menacé uniquement par le despotisme (nous dirions fascisme). C’est le grand malentendu. Prenez la défense de la liberté d’expression, et votre adversaire finira inévitablement par vous rétorquer que vous assimilez la démocratie au fascisme…

Or, ce n’est pas le fascisme qui menace aujourd’hui, c’est la démocratie. Noam Chomsky, dans son récent livre d’entretiens avec Jean Bricmont (Raison contre pouvoir – Le pari de Pascal) l’explique très clairement. Invoquant Hume – autre figure invoquée, à tort et à travers cette fois, par les néo-libéraux, il raconte : plus certains droits sont acquis par des luttes populaires, plus le pouvoir doit utiliser une propagande sophistiquée… c’est donc dans les sociétés les plus libres que les techniques de contrôle de la population se développent… Alors, « l’infotainment » est la continuation off job du taylorisme = transformation du travailleur en robot inconscient et obéissant, orienté vers (« temps de cerveau disponible ») la superficialité, le divertissement, la consommation, la mode, la futilité… Pourtant !… ce sont les élites les plus soumises à la propagande ! certainement pas le peuple. Et en effet ! c’est « en haut » que tout le monde pense la même chose, et « en bas » que les opinions foisonnent. Le système favorise en effet les « imbéciles » de Bernanos (les intellectuels), pour mieux les exploiter. Et cette coupure est de plus en plus prononcée… pour parler de l’exemple français, du référendum de 2005 sur la constitution européenne au triptyque Polanski-Mitterrand-Jean Sarkozy, l’affaire est en passe de devenir un lieu commun. Internet est potentiellement le lieu de débordement du pouvoir en place depuis le début des années 80, celui que Jean Bricmont appelle la gauche morale.

Ce pouvoir dont les sentinelles sont passées grandes spécialistes dans l’application aux autres d’une arme – la limitation de la liberté d’expression – qu’elles ne s’appliqueront jamais à elles-mêmes et à l’idéologie qu’elles défendent. L’apologie du massacre d’Irakiens ne sera pas interdite de sitôt…

Résumons-nous : le néo-libéralisme prive le pouvoir de prise économique, qui doit donc se justifier en faisant respecter l’ordre moral, question sur laquelle la gauche a voulu se différencier de la droite (comme dit Bricmont, il y avait les bons chrétiens, il y a les bons démocrates). Alors, au nom de cet ordre moral, on a limité, par antiracisme, par appel à la tolérance, la liberté d’expression et privé le peuple de la possibilité d’appeler de ses vœux des transformations sociales. On voit que tout se tient pour perpétuer l’impérialisme occidental : puisqu’il y a besoin de dominer le Moyen-Orient, tout peut se dire pour diaboliser l’islam, les défenseurs médiatiques de la liberté d’expression seront toujours au créneau. On soutient Redeker « quels que soient ses propos »… chiche ? voilà qui devrait valoir pour tout le monde… au hasard… Dieudonné ?… mais non… ils ne sont pas là… ou plutôt si… mais dans le costume de Grands Inquisiteurs… d’Alain Soral à Edgar Morin, on se retrouve avec un méli-mélo pour le moins incongru de dangereux « fascistes » à faire taire, quand on écoute les nouveaux philosophes – appelons-les ainsi même s’ils ne sont plus très nouveaux et n’ont jamais été philosophes, mais bien davantage les tartufes démocrates et tolérants – ils se tolèrent eux-mêmes, ce qui n’est certes pas un mince exploit – de la religion impérialiste. Comme le chante encore Bernanos (La France contre les robots), « Lorsqu’un homme crie : « Vive la Liberté ! » il pense évidemment à la sienne. Mais il est extrêmement important de savoir s’il pense à celle des autres. » Bernanos illustre son propos par l’attitude des USA lors de la seconde guerre mondiale. La légende veut qu’ils soient intervenus au nom de la Liberté, alors qu’ils étaient au départ isolationnistes, et qu’ils se seraient volontiers contentés d’être la seule démocratie du monde : leur souci était de préserver ce qui restait de leur liberté, évidemment… La même légende se perpétue aujourd’hui pour massacrer Afghans, Irakiens et bientôt Iraniens, par exemple.

Si bien qu’aujourd’hui, la condition première pour prétendre bouleverser les structures sociales est de reprendre la parole, de réinvestir le langage. Mais quel langage ? dans quel état est-il ?

« L’anarchisme, au moins tel que je le comprends, est une tendance de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à les appeler à se justifier, et dès qu’elles s’en montrent incapables, à travailler à les surmonter. Loin d’avoir « échoué », il se porte très bien. »
Noam Chomsky




Le langage – violence versus neutralité


Il y a donc un manque de mots… mais, de quels mots ? Chomsky n’aime pas les mots « polysyllabiques » (qui en est un lui-même) en cela qu’ils servent à masquer une réalité simple sous un langage abscons. Bernard Stiegler prétend, en apparence, le contraire : l’utilisation de mots compliqués enrichit le vocabulaire donc la pensée, car penser est nécessairement penser par soi-même. En apparence parce que l’essentiel est de défendre le vocabulaire contre la propagande. Les mots peuvent être compliqués ou simples, ce n’est pas la question, il faut qu’ils soient signifiants parce que la propagande nous abreuve d’insignifiance. Stiegler mentionne Edward Bernays, neveu de Freud, qui « met en place une méthode basée sur les livres de son oncle en assurant qu’il ne faut pas s’adresser à la conscience de la population mais à son inconscient. » (Siné Hebdo n°64). 1917, la psychanalyse est récupérée par le système, et l’on retrouve ce que j’ai cité plus haut du temps de cerveau disponible.

La langage est aujourd’hui porteur de cette insignifiance contre la montée de laquelle a écrit Cornélius Castoriadis. Mais, rien que son nom est « polysyllabique ». Alors, je me limiterai à parler d’un film, La question humaine, de Nicolas Klotz. Les gros balourds reprochent au film, comme par hasard, d’assimiler l’entreprise au nazisme. Ces gens-là n’ont pas l’intuition généalogique, ils pourraient l’acquérir chez Nietzsche. Le film fait en effet l’inverse : il dénonce le paradigme industriel, la société des machines, la civilisation du marketing et du coaching, et entend montrer que le nazisme s’est servi de ces armes-là, à disposition dans l’imaginaire de la modernité occidentale, pour accomplir son horreur criminelle. Dans ce film, Simon, psychologue pour le compte d’une filiale d’une multinationale, est poussé à une profonde remise en cause de son travail, et de sa société, lorsqu’il découvre des similitudes de langage entre une note technique nazie, un article traitant de rafles de clandestins et un manuel de psychologie du travail – sa bible. Arie Neumann, un ancien cadre de l’entreprise et fils de victimes du nazisme, est celui qui, anonymement, a mis Simon devant cet état de fait. Anonymement parce que c’est signé le Système. Et la fin du film est un monologue d’Arie Neumann qui se justifie. Il raconte l’horreur du nazisme, qu’il a vécu comme un enfant qui ne comprenait pas. Il raconte ensuite une sorte de « banalité du Mal »… comment une telle horreur a été possible : la question a été segmentée en une multitude de problèmes, chacun traité indépendamment des autres, par des experts ou techniciens spécialisés dont aucun ne se posait la question du sens de l’ensemble. Personne n’est mis devant l’horreur, non… chacun remplit la tâche qu’on lui a assigné, en elle-même insignifiante… chacun persuadé avoir fait son travail… Mais cette organisation n’est pas propre aux techniciens de l’Holocauste !... elle est au contraire le fondement de la modernité occidentale.

Corps et esprit, science et humanités sont séparées, et chaque science se sépare des autres, jusqu’à l’hyperspécialisation que nous connaissons aujourd’hui. Les humanités elles-mêmes, vaincues, ont pensé surnager en adoptant les méthodes et les langages scientifiques. Edgar Morin a souvent appelé à la reliance. Parce que, aujourd’hui, le langage ne veut plus rien dire, est parfaitement neutralisé, aseptisé, technicisé. J’ai parlé de « rafles de clandestins » ; mais, de gauche on me rétorquerait « sans-papiers », de droite « reconduites à la frontière ». Nous pouvons être ravis de ne pas être « en guerre », actuellement, c’est « la paix » que nous faisons en Afghanistan, bien entendu. Les « frappes chirurgicales », les « dommages collatéraux » sont des exemples bien connus de glissement neutralisant du langage, mais sans que cela ne semble porter à conséquence !... Jacques Rancière dénonce aussi les "souffrances au travail" en rappelant qu'avant, "on appelait ça la lutte des classes"... ce qui dénote une sortie de l'idéologie et des luttes politiques pour entrer dans un rapport du malade au médecin...

C’est que, s’il existe toujours des intellectuels plus subversifs que la moyenne, très doués pour déconstruire la propagande quotidienne, colossale, ubiquitaire… ils sont en revanche moins percutants pour y substituer du Verbe ! Chomsky, Debord, Baudrillard, etc., d’accord ?... mais ?… quelle force de proposition ? Les écrivains sont souvent au moins aussi bons d’ailleurs pour démystifier le discours dominant. Bernanos, par exemple, pointe avec la même acuité les mots dangereusement vidés de leur substance – Démocratie, révolution – ou antithésés, si je peux me permettre – progrès, utilisé alors même que le système est plus clos que jamais et que le seul progrès est celui de la technique qui réduit l’homme en asservissement. Mais Bernanos va plus loin, lui, en écrivain : il parle de vie intérieure, d’âme, il utilise et fait vibrer les mots.

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n'est pourtant qu'en vous, imbéciles ! »


Son écriture est une vie intérieure, et le lire est une vie intérieure. L’invective, la violence de sa littérature est un usage de la Liberté, et en user est la façon de ne pas l’user. Il y a une quête de sens, une Quête d’Absolu pour reprendre le titre d’un classique de Djalâl-od-dîn Rûmî, absolu dont un Léon Bloy se réclamait en fringale. Léon Bloy particulièrement vindicatif, lui aussi, et dont Le sang du pauvre est aujourd’hui jugé comme précurseur de l’altermondialisme, du moins par l’éditeur. Or, il me serait très étonnant de trouver un seul altermondialiste dont la grandeur d’âme arrive à la cheville du géant d’exigence qu’est Léon Bloy. Mais passons… Bernanos aussi est vu, à rebours, comme un prophète, pour ce genre de phrases : « Un jour, on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu’à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne. » Parfois, donc, le besoin est ressenti de littérature, de mots, pour dire le monde et faire aller l’imagination, espérer des transformations. Mais, c’est avec cinquante, cent ans de retard, une fois que les messages sont passés à la moulinette de la dilution. Non ! c’est ici et maintenant qu’il faut se saisir du langage ! C’est bien gentil d’honorer ces auteurs pour leur Verbe, mais si c’est pour piétiner les créateurs contemporains dans le même temps, quel intérêt ? L’essentiel : les mots d’aujourd’hui ! Place à la création !

Au lieu de cela, nous sommes, alors qu’on devrait « entrer dans un auteur comme dans une cathédrale » (Nabe), englués dans le consumérisme, et l’idéologie du divertissement, des goûts… Ce qui devrait être superficiel, anecdotique, occupe l’essentiel pour ne pas dire la totalité de la vie culturelle contemporaine.

« Les hommes, par peur de révérer les idoles avec la même force ahurie que les grands nègres, se réconfortent en ayant des goûts. Ils peuvent aimer les courgettes, le bleu ciel et Shakespeare sans dommage. Moi, je suis meurtri depuis des années par Lautréamont. »
Marc-Edouard Nabe


Il y a en effet tout une culture dominante qui semble faite uniquement pour divertir. Le divertissement, c’est très bien, mais il n’y a plus que ça ! Divertir, autant dire faire diversion… le spectacle et la consommation sont les moyens faciles de s’évader d’une vie de con sans avoir à subir le coût d’une remise en question de cette vie de con. Évidemment, ce ne sont pas des choses que l’on dit souvent, mais elles se révèlent en creux : « la vacance des grandes valeurs fait la valeur des grandes vacances » dit Edgar Morin avec humour. Le résultat est le suivant : de cette consommation culturelle massive, il ne ressort aucun mot, aucun vocabulaire, aucune psychologie, aucune philosophie, aucune révolte, aucune volonté de transformation, de création. C’est fait pour.

Par voie de conséquence, on ne rencontre le langage que dans le monde politique, le monde médiatique, le monde professionnel, tous inféodés à la logique affairiste. Le langage est donc utilisé uniquement là où on cherche à le vider de son sens.

« Depuis la Renaissance l'on tend à travailler plus passionnément pour l'avènement du Royaume des Sciences et du Robot social. Le plus dépouillé... Le plus objectif des langages c'est le parfait journalistique objectif langage Robot... Nous y sommes... Plus besoin d'avoir une âme en face des trous pour s'exprimer humainement... Que des volumes ! Des arêtes ! Des pans ! Et de la publicité !... Et n'importe quelle baliverne robotique triomphe ! Nous y sommes... »
Louis-Ferdinand Céline


Il y a aujourd’hui, évidemment, des créateurs improductifs, des « hommes qui ne font pas comme tout le monde », des « hommes qui ont du temps à perdre » (Bernanos), qui ne cherchent pas à aller plus vite sur « l’autoroute de l’information », mais veulent emprunter le « chemin boueux vers le cœur » (Nabe). Il y a du bon sens, qui entend démasquer le réalisme, combattre le lieu commun. Nietzsche ne mourra jamais, entre autres parce qu’il a dit : « Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. »

Il faut assumer cette violence verbale, que je retrouve, pour ma part, chez Beethoven, dans le jazz, parce que cette violence est créatrice. Il n’y a nul besoin d’Inquisiteurs pour nous protéger, il faut et il suffit d’être « les plus forts ».

J’ai beaucoup parlé des médias, mais quelques mots maintenant sur le système scolaire, qu’il ne faudrait pas exonérer… Longtemps, il fut basé sur les humanités, et notamment parce que l’Ecole consistait à fabriquer de parfaits citoyens français : il fallait donc savoir lire, écrire, et connaître l’histoire et la géographie. Après la guerre, de Gaulle estima qu’il fallait reconstruire le pays (sans blague ?) et qu’il y avait donc besoin d’ingénieurs. Les mathématiques ont remplacé le latin comme critère d’excellence. Premier point essentiel.

Deuxième point : j’ai mentionné la volonté des « humanités » de se rapprocher des méthodes et langages scientifiques. L’économie en est un bel exemple, la sociologie est tombée dans des excès quantitatifs, etc. Et il me semble que le structuralisme a fait un certain nombre de ravages, ce qui explique d’ailleurs les lacunes en linguistique de cet article traitant du langage, puisque je me méfie beaucoup de ce que je trouve être un repaire à structuralistes (plus de précisions ici). Du reste, même Derrida et Barthes y vont de leurs critiques contre le structuralisme auquel ils prennent part. Barthes dénonce l’écriture blanche, neutre de Camus, victoire sur la littérature (Le degré zéro de l’écriture) et ce faisant, appelle à la cohabitation en littérature de la Nécessité qui « atteste le déchirement des langages » et de la Liberté qui « est la conscience de ce déchirement et l’effort même qui veut la dépasser ». Ce n’est quand même pas tout à fait la mort de l’auteur, ne lui en déplaise… Quant à Derrida (L’écriture et la différence), il piège le structuralisme justement sur cette question de la création, de l’inaugural, de l’angoissant, de la liberté, de l’origine. Il voit face à cela une attitude nostalgique rousseauiste, structuraliste avec Lévi-Strauss ; et, une attitude affirmative nietzschéenne, portée sur le devenir.

Vous aurez noté ma préférence pour l’attitude nietzschéenne. Or, un enseignement « scientifique », en tout cas structuraliste, de la littérature me semble particulièrement nocif. C’est là !... là que l’enfant, l’adolescent, au lieu d’être soumis à un rébarbatif travail d’analyse dont la rigueur excessive aura tôt fait soit de le ramener dans les sentiers battus, soit de le décourager à jamais de mettre un premier pied en dehors, devrait voir encouragés l’enthousiasme, la curiosité, la création, l’imagination. Et je laisse à Céline le mot de la fin, à ce sujet :

« D'où lui vient ce goût-catastrophe ? Avant tout, surtout de l'école, de l'éducation première, du sabotage de l'enthousiasme, des joies primitives créatrices, par l'empesé déclamatoire, la cartonnerie moralistique. »





Puis-je conclure ? Il n’y a, à mon sens, rien à espérer tant que cette question n’aura pas été prise d’assaut. Aucun frémissement en cette direction n’est à constater. Bricmont parle de déclin de l’Empire Romain, où il n’y a plus qu’à se divertir en attendant la Chute. Il y a un peu de ça. Husserl parlait de la lassitude comme plus grave menace pouvant s’abattre sur une civilisation. Le moins que l’on puisse dire est que la situation s’est aggravée, de ce point de vue. De deux choses l’une : ou bien l’Occident renaîtra une fois encore de ses cendres, comme l’espérait Husserl ; ou bien, c’en est fini, à plus ou moins brève échéance. Je crois la deuxième hypothèse plus vraisemblable, le XXe siècle ayant vu les mouvements anti-impérialistes remporter d’importantes victoires qui, certainement, en appellent d’autres… Le théorème fondamental de Paul Valéry va bien finir par se vérifier : l’Europe ayant uni le plus fort pouvoir émissif au plus fort pouvoir absorbant, les conditions de sa suprématie sont aussi celles de sa chute.

Il y a autre chose à attendre que du pain et du cirque... de la liberté, c'est-à-dire, certes, de l'erreur, de la violence, de l'angoisse... mais aussi de quoi y remédier : des mots.

6 commentaires:

  1. Pour "la liberté d'expression et ses tartuffes" : Ca va être court, parce qu'il faut que je te retrouve un bouquin qui parle de ça, mais j'ai lu, et je pense que ça t'intéresserait, que la liberté d'expression n'était paradoxalement qu'un instrument pour affirmer le pouvoir en place, qu'on a l'impression d'être libre parce qu'on a le langage pour formuler cette liberté, mais qu'on n'épouse de ce fait pas pleinement le concept. Je te retrouve ça, promis!

    Sinon, pour la référence historique aux Usa : la fin de l'isolationnisme ne remonte pas à Pearl Harbor, dès 41 (si je ne m'abuse, à moins que ce soit fin 40) les USA aidaient matériellement les anglais. Donc bon, même si tout n'est pas idéologique, il y a aussi une part d'idéologique tout de même...

    Je lis de ce pas la seconde partie, je ne sais pas si j'aurais quelque chose à dire!
    Suspense!

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  2. Il ne s'agit pas de dire : "les yankees sont que des vilains égoïstes qui ne pensent qu'à leurs intérêts". Si j'écris pour la liberté d'expression et contre les jugements moraux, ce n'est pas pour accabler d'autres. Alors oui, il y a une part, toujours, de bonnes intentions. Mais il y a toujours, aussi, autre chose. Et ce que je dis n'est pas une attaque contre les USA, c'est un appel à démonter les légendes. Or, et cela je l'ai dit en citant Chomsky, les premières victimes des légendes propagandistes, ce sont ceux qui les tiennent et y croient dur comme fer. De la même manière que les Républicains français étaient persuadés d'agir pour la libération des sauvages en les colonisant. Il y a de l'hypocrisie qui vient pour l'essentiel de la self-deception... C'est d'ailleurs à ce titre que Edgar Morin parle d'une éthique de la compréhension, on pourrait parler du gandhisme aussi. Bref, aucun jugement à porter, mais un discours à déconstruire.

    Et pour revenir à aujourd'hui. BHL est persuadé qu'une guerre contre l'Iran se ferait au nom de la Liberté. Mais c'est de l'hypocrisie évidemment parce qu'on va dire Ahmadinedjad vole son élection etc. on va donc libérer le peuple iranien. Mais, que dire de Karzaï en Afghanistan ? Que dire de tous ces dictateurs africains que personne ne songe à renverser, sauf pour les remplacer par un autre ?

    Il est évident que nous n'en avons, au fond, rien à foutre que les gens vivent sous une dictature, tant que cela ne remet pas en cause notre "liberté" et nos 0,3% de croissance pour lesquels on a bien besoin de pétrole et autres... Qu'il y en ait pour croire à l'opération cosmétique, c'est une chose... Mais...

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  3. Je suis bien d'accord avec ce que tu dis, il n'y pas de véritable empathie pour les gens qui vivent loin. Mais tout de même, parler de BHL et des Etats-Unis, c'est comme parler de Christopop et de l'OM : c'est vache!

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  4. Oui mais, c'est vraiment le type d'objection que je ne comprends absolument pas. BHL c'est trois lettres pour dire "idéologie de l'ingérence". Les USA, ce n'est pas mon sujet. Mon sujet, c'est la citation de Chomsky que relie les deux parties de mon article. Mon sujet c'est : tous les offensés, humiliés, massacrés, exploités du monde... et donc l'idéologie qui justifie cet état de fait 1/ avec une grande hypocrisie et 2/ au nom de valeurs qui ne sont pas les miennes.

    Ce qui est insupportable, c'est l'envoi de 30 000 soldats de plus en Afghanistan. Que ce soit le fait des USA, de la Chine, ou de l'armée plutonienne, je m'en fous. Donc, je n'ai pas à être vache ou pas vache avec les USA, les USA ne m'intéressent pas.

    Mais quand bien même... Ça ne me dérange pas de passer pour "vache" ou même anti-américain, c'est pour le moins dérisoire en regard des crimes invraisemblables qui sont commis.

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  5. Je sais bien ce que tu veux dire, j'ai juste voulu relever cette citation sur la seconde guerre mondiale, parce que c'est un classique!
    Pour la guerre en afganhistan, on est d'accords, c'est certain.

    Pour l'histoire de BHL et de l'om, c'était de l'humour, je voulais pas que tu le prennes mal, désolé! Je suis juste un farouche anti BHL sans être anti-américain...

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  6. C'est pas demain la veille que je vais prendre quelque chose mal (hélas !). J'ai bien vu que c'était de l'humour en plus, mais j'ai décidé de le prendre au sérieux parce que l'argument est récurrent et justement, il en dit long. Massacrer des bougnoules par centaines de milliers, c'est pas grave, mais être anti-américain, oh ! mon Dieu non, je n'en dormirais pas... Tout ça est indécent.

    Je formule les critiques que j'ai à formuler. Ça peut être de l'anti-américanisme, mais alors ça veut dire que les américains en général (plus ou moins) se reconnaissent dans... et justifient la politique que je dénonce, et c'est leur problème, pas le mien. C'est l'histoire de l'incroyant qui insulte le croyant en pensant l'offenser mais qui ne fait que se voir dans le miroir.

    Je fais abstraction des personnes. BHL est peut-être nul, Bush très méchant et débile, etc. et d'autres très gentils et très intelligents... je m'en fous tant qu'ils défendent la même chose. Ce qui est le cas. Et pour cause puisque les peuples dont ils sont issus tiennent à leur modèle de croissance !...

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