vendredi 25 juillet 2008

Si l'on demandait à chacun...



"Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général de l’UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le Parquet a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est Arabe ! Ce n’est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit !"




Cet extrait de chronique de Siné fait donc grand bruit. Siné est viré de Charlie, Askolovitch ayant crié à l'antisémitisme, Val se fait lyncher, Siné poursuit Askolovitch, et BHL se croit investi de la mission d'empêcher l'opinion d'ânonner (ce sont ses termes) et de dispenser les vraies Lumières d'aujourd'hui. Résultat des courses : on risque de perdre Charlie (sans Siné, ce n'est quand même plus la même chose), une crispation supplémentaire sur l'antisémitisme, et probablement un virage réactionnaire (anti-Internet, anti-gauchisme ou plutôt "islamo-gauchisme" comme ils disent, voltairisme aigu faisant silence sur le fait que Voltaire était l'ami des despotes éclairés et pas démocrate pour un sou) sans retour de l'ensemble des "philosophes médiatiques". C'est lourd. Et pourtant, si on demandait à chacun des protagonistes, tous auraient la conviction d'être dans le vrai.



Je comprends Val, profondément marqué par l'Affaire Dreyfus, dans sa vigilance contre l'antisémitisme. Cependant, le risque est d'en faire une fixation et d'en être aveuglé. Il a toutefois raison en cela que la chronique de Siné peut être interprétée comme antisémite, à condition de ne pas comprendre que Siné fustige le cynisme et l'opportunisme de Jean Sarkozy - et c'est une condition bien difficile à remplir. Alors oui, Siné aurait pu clarifier ses propos, et reconnaître qu'ils pouvaient être mal interprétés : il avait accepté. Ce qu'il a refusé, c'est d'être désavoué par l'ensemble de la rédaction ; et les excuses à Jean Sarkozy - quoi de plus normal ? Que Jean Sarkozy ait pu être blessé n'est pas la question, puisque chaque semaine, dans chaque chronique de Siné, quiconque apparaît peut se sentir blessé (quid de la famille d'un chasseur mort lors d'une partie de chasse, ce dont ne manquait de se réjouir Siné, par exemple ?). Je trouve donc bien regrettable qu'on en soit arrivé à de telles extrémités et aussi rapidement. C'était quand même, outre la personnalité de Siné elle-même, un gros point fort de Charlie que de faire cohabiter des chroniques aussi divergentes que celles de Siné et Val pouvaient l'être.



Quant à BHL, peut-on le comprendre ? Sans doute, sans doute. Mais là c'est exaspérant. Probablement de toute bonne foi, il arrive à falsifier les faits et à organiser toutes sortes de confusions et d'anachronismes alors même qu'il prétend mettre les choses au point. Commençant par distinguer la critique des religions (c'est bien) du racisme et de l'antisémitisme (c'est vilain), il est déjà hors-sujet. Siné n'est certes pas le dernier à critiquer les religions, mais ce n'est pas du tout l'objet de la chronique incriminée où il critique une conversion et donc, soit le cliché antisémite "mieux vaut être Juif pour réussir", soit, si on comprend mieux et si on écoute les clarifications apportées par Siné, l'opportunisme de se convertir pour épouser une héritière. Ici, un doute m'habite car peut-être certains esprits éclairés estimeront que le simple mot "héritière" est antisémite (cf. le procès imbécile fait récemment au livre de Bourdieu et Passeron, Les Héritiers).



Mais ce n'est pas tout (loin de là). Notre guide lumineux poursuit en parlant "d'antisémitisme le plus rance". Car voyez-vous, que Siné soit antisémite ou pas n'est pas la question, ce qui compte ce sont les mots. Mettons quand même Siné, Dieudonné, Le Pen dans le même panier antisémite au cas où les mots ne seraient pas la seule chose qui compte. BHL : "une oreille française ne pouvait pas ne pas entendre l'écho de l'antisémitisme le plus rance". Eh bien si, justement. Déjà parce que Siné se moque d'un individu opportuniste, pas du judaïsme ou du Juif en général et qu'il serait fou de faire l'amalgame (lire l'article de Reynaert à ce propos). Ensuite parce que nous sommes en 2008, pas en 1894. L'antisémitisme a une histoire, et lorsqu'il naît à la fin du XIXe, c'est en se cristallisant autour de 3 pôles :


- l'antijudaïsme chrétien
- les théories "scientifiques" racistes de la linguistique ou de l'anthropologie en formation
- l'anticapitalisme se cristallisant sur le mythe de la réussite sociale du Juif


Alors, il permettait aux nationalistes de s'unir contre un ennemi commun à tous, et il mettait parfois la gauche en difficulté quand il s'agissait d'après elle, comme dans le cas de l'Affaire Dreyfus, de problèmes de bourgeois alors que l'urgence était à la lutte des classes (Guesde contre Jaurès, si l'on veut schématiser, ou "crétins" contre "traitres" pour reprendre les termes de Val). Mais la situation n'est plus la même aujourd'hui (méditez là-dessus). Pourquoi faut-il qu'elle soit la même ? Eh bien pour faire de tout antisionniste ou même de tout opposant à la politique israélienne un antisémite, un "fascislamiste" ou son meilleur ami "l'islamo-gauchiste". Délirant. Et comme le rappelle Siné dans sa dernière chronique, non publiée, cela sert à terminer le débat, car en effet, il n'y a pas pire qu'un antisémite depuis la Shoah. Circulez, y a rien à discuter. Ce doit être cela, les "Lumières de notre temps", en effet. Le bon BHL livre la Pensée comme elle doit être, et le peuple composé d'ânes écoute, et approuve ce despote éclairé si généreux, mais ne saurait avoir l'outrecuidance de penser différemment ou d'interpréter les choses dans un autre sens. Ah! la populace ! pénible !





Hélas, Cornélius Castoriadis ou encore Pierre Vidal-Naquet ne sont plus parmi nous pour fustiger l'imposture intellectuelle de cet ex "nouveau philosophe". "Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un « auteur » peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la « critique » le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ?" se demandait Castoriadis... A lire, avec nostalgie peut-être, toute la controverse, édifiante, entre Vidal-Naquet et BHL, commentée ensuite par Castoriadis à l'époque de la sortie du Testament de Dieu.


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